Côte d’Ivoire: Nouvelles technologies et foncier rural, un duo fécond

Dans son dernier rapport sur la Côte d’Ivoire, la Banque mondiale relève les insuffisances du pays quant à l’utilisation des nouvelles technologies. Cet article vise à monter l’intérêt que peuvent avoir les nouvelles technologies dans la résolution de la problématique foncière. Alors que 96% des terres rurales ne sont pas encore certifiées en Côte d’Ivoire, la connaissance des terres, reposant uniquement sur les vieux sachants des villages est en train de s’épuiser et de se perdre. C’est un bien gros risque alors que les nouvelles technologies pourraient permettre d’enregistrer cette connaissance stratégique.

Par Gisèle DUTHEUIL, Directrice de Audace Institut Afrique

Nouvelles technologies et foncier rural, un duo fécond en Côte d’Ivoire:

La problématique foncière reste prégnante en Côte d’Ivoire où 96% des terres rurales ne bénéficient pas encore de certificats fonciers. Cet immense espace est géré par le droit coutumier qui repose sur les connaissances traditionnelles des chefs de terre, chefs de village et divers sachants dans les villages. Véritables « cadastres vivants », eux seuls peuvent éclairer et démêler la problématique foncière. Alors que la Banque Mondiale, dans son dernier rapport « Aux portes du paradis »[1], pointe du doigt la faible utilisation des nouvelles technologies en Côte d’Ivoire, n’y aurait-il pas des solutions technologiques au service de la sécurisation foncière ?

Un savoir en danger

Force est de constater que malgré tous les efforts consentis par l’Etat ivoirien, la sécurisation des terres rurales stagne. Le processus est coûteux[2] au point que ni l’Etat, ni les propriétaires coutumiers ne sont en mesure d’en supporter les coûts. Quelques programmes de certification menés par des bailleurs internationaux dessinent quelques maigres ilots de terres certifiées sur la grande carte du pays mais il n’en demeure pas moins que c’est par le droit coutumier que le territoire rural est régi et géré au quotidien. Cette situation ne serait pas inquiétante si les sachants des villages n’étaient pas vieillissants et si la jeunesse continuait à s’intéresser à la connaissance des terres. Mais cet immense savoir n’est-il pas en train de disparaître à petit feu ? On imagine facilement le chaos conflictuel qui s’abattrait sur le pays si c’était le cas ! Avant d’arriver à ce scénario catastrophe, d’autres voies sont possibles grâce aux nouvelles technologies.

Comment sauvegarder les données traditionnelles ?

L’exemple a été donné par notre think tank, Audace Institut Afrique qui avec le soutien de la fondation Friedrich Naumann, dans 4 villages pilotes de Côte d’Ivoire, a aidé les communautés à enregistrer leur connaissance traditionnelle des terres à l’aide d’outils simples et relativement peu coûteux[3]. Un GPS et une tablette ou un ordinateur sont des outils suffisants. Il ne s’agit pas de révolutionner la gestion du foncier dans les villages mais simplement d’enregistrer la tradition, de la sauvegarder et de clarifier les droits de chacun. Chacun connaît ainsi sa place dans la communauté : les propriétaires coutumiers, les exploitants et leurs tuteurs, celui qui a un droit d’accueil, celui qui a un devoir de gratitude, etc. Ces nouvelles technologies alliées à une bonne méthodologie, à un dialogue communautaire participatif et inclusif mené par des sociologues, permettent de créer des cartes des villages informatisées avec des archives physiques des données. Ajoutons à cela un apprentissage des Comités villageois de gestion foncière rurale (organes créés par un décret d’application de la loi foncière 98-750 du 23 décembre1998) à l’archivage des données et l’inquiétude diminue. Tout le savoir traditionnel n’est pas inexorablement voué à l’oubli avec le temps. Il est encore mais juste temps de sauvegarder ces données stratégiques grâce aux nouvelles technologies tout en plaçant au centre du processus la sécurisation des données.

L’incitation de la Banque Mondiale à l’utilisation des nouvelles technologies, dans son dernier rapport sur la situation économique de la Côte d’Ivoire, vient donc à point nommé. Cela ouvrera-t-il « les portes du paradis » comme le rapport le laisse entendre avec une certaine note d’humour ? Ce qui est certain, c’est que cela pourrait fermer les portes de l’enfer, car l’enfer serait la perte irrémédiable du riche savoir sur les terres, détenu par les « cadastres vivants ». Le véritable danger serait de voir une terre sacrée, une terre nourricière se transformer en douloureux espace conflictuel. Ajoutons à cela que la connaissance des terres est l’un des attributs de la souveraineté d’un pays, qu’il faudra bien un jour enregistrer dans un cadastre national.

Pas simple, mais possible

Certains ont tendance à sourire lorsque l’on parle de nouvelles technologies dans les zones rurales. Durant notre expérimentation nous avons en effet souri à certains moments, notamment lorsque nous avons vu quatre jeunes dans chacun des villages pilotes réalisant eux-mêmes des délimitations, en totale autonomie avec un GPS. Nous avons souri lorsque nous avons vu les archives de l’histoire du village sauvegardées et archivées par des comités villageois en action. Nous avons souri lorsqu’un chef de village nous a déclaré devant une carte fraichement imprimée de son village : « Ça m’oxygène le cerveau !». Certes, quelquefois nous avons perdu le sourire lorsque des problèmes complexes de délimitations entre propriétaires se sont posés, lorsque les limites entre villages étaient profondément conflictuelles. Mais le dialogue entre sachants a permis de trouver des limites consensuelles qui ont été enregistrées. Le processus n’est donc pas insurmontable et cette base de connaissances crédibles permettra à l’Etat d’avancer plus rapidement vers la certification des terres rurales et donc vers l’objectif du cadastre national. Une chose est sure, le savoir ne pourra plus s’envoler en fumée, doublement sauvegardé sur des supports papier et numérique. L’apport des nouvelles technologies permet donc réellement de créer un cercle vertueux entre l’Etat et les villages. La volonté de massifier la certification passe par cet enregistrement des connaissances traditionnelles.

Une richesse bafouée à valoriser

A l’heure où l’internet permet de brasser des volumes gigantesques de données, de nombreux intellectuels[4] réfléchissent à la valeur de nos données personnelles qui enrichissent des géants tels que Google ou Facebook. Ils réfléchissent à une meilleure protection de ces données qui de facto deviennent des objets de commerce au point de représenter 8% du PIB européen. On parle déjà de créer de nouveaux droits de propriété pour rendre aux citoyens une partie de leur création de valeur.

Ramenons notre sujet à des données aussi stratégiques et sensibles que la propriété et l’exploitation des terres rurales d’un pays, et l’on imagine la valeur patrimoniale et financière de cette connaissance détenue par les autorités traditionnelles des villages. Sans être incluse dans le PIB, elle est une matière première plus stratégique que l’or contenu dans le sous-sol du pays. Les nouvelles technologies offrent la possibilité de bénéficier de cette manne. C’est déterminant pour l’élaboration d’un cadastre national, pour toute planification nationale, pour tout investissement agricole.

Certes, une telle ambition nationale a un coût, mais quand on réfléchit à son impact durable, comme on dit, « il n’y a pas photo ». Il faut investir pour récolter l’or, il faut investir pour récolter la connaissance traditionnelle des terres. Foncier rural et nouvelles technologies sont non seulement un duo fécond, mais l’un des piliers les plus solides d’une émergence véritablement inclusive. C’est aussi une voie qui permet d’avancer, de se moderniser, sans pour autant se renier mais au contraire en conservant le fondement culturel et traditionnel du pays.

[1] Sixième édition du rapport sur la situation économique de la Côte d’Ivoire, de janvier 2018, « Aux portes du paradis. Comment la Côte d’Ivoire peut rattraper son retard technologique ? ».

[2] En moyenne le revenu annuel d’un foyer en zone rurale.

[3] Prix variant selon la qualité du matériel mais oscillant entre 300 000 fcfa et 500 000 Fcfa par village (soit entre 457 € et 762 €).

[4] En tête de file, Gaspard Koenig, philosophe, président du think tank Génération libre.

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