Pourquoi l’anniversaire du massacre de Duékoué ne fait pas la Une

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Retour sur le massacre de Duékoué commis par les forces d’Allassane Ouattara en Côte d’Ivoire un an aprés et le rôle controversé de la communauté internationale dans le conflit.

Prés d’un an aprés le massacre de Duékoué au cours duquel de 152 à 1800 personnes ont été tués par les forces d’Allassane Ouattara, les enquêteurs de la cours pénale internationale (CPI) se sont rendu sur place avec un drone et des sondes archéologique pour tenter de retrouver les corps des victimes. Après avoir mis en oeuvre leur matériel sophistiqué en présence des médias, leur porte parole a déclaré lors d’une conférence de presse le 14 Mars 2012 : « Nous avons trouvé trois aires géographiques localisées dans le ‘’quartier carrefour’’ où on pourrait avoir des charniers possibles, des charniers probables et des charniers quasi-certains ». Pourtant, ces charniers potentiels étaient parfaitement identifiés par les organisations internationales puisque l’inhumation des corps y a été effectuée par le bataillon marocain des forces de l’ONU avec la Croix-rouge locale : « Ces corps ont été enterrés dans trois fosses communes localisées au quartier Carrefour et à Guémond. » (rapport ONU du 10 mai 2011).

Cette opération de la CPI n’avait donc pas pour but de redécouvrir des charniers connus, mais plutôt de montrer à la presse que les investigations avaient commencé avant la date anniversaire du massacre (29 mars) de la saisine de la CPI (13 avril 2011) ou de la comparution (18 juin 2012) du président vaincu, Laurent Gbagbo.

L’impunité à géométrie variable

Aucun des suspects incriminés pour ce massacre ne semble avoir été désarmé, interrogé ou inquiété. Amnesty International s’en étonne avec beaucoup de naïveté. Amadé Ouéremi, ressortissant du Burkina faso a été accusé par l’ONU (rapport du 10 mai 2011) d’être le chef des dozos qui auraient commis le massacre du quartier Carrefour. Il commande toujours ses dozos. Les autres chefs des forces Ouattaristes qui ont pris Duékoué, Losseni Fofana et Eddy Medy (rapport HRW), ont été promus dans l’armée et continuent de faire régner la terreur parmi les populations autochtones d’ethnie Wé, appelées aussi guéré depuis la colonisation française.

Maho Glofei s’était autoproclamé chef suprême des Wé. Il est surtout connu comme celui qui a fondé les milices Wé aprés l’invasion de 2002. Ses milices ont commis de nombreux crimes, et beaucoup lui prédisait une place de choix devant la cour pénale internationale. Dés le début du conflit électoral de 2010, il a disparu de la scène politico-militaire avant de refaire brièvement surface fin 2011 pour soutenir la campagne électorale d’un allié de Ouattara. Rallié au nouveau régime, le personnage était donc susceptible de jouer un rôle intéressant devant la commission « Vérité et Réconciliation » mise en place par le Président Ouattara. Il a été passé à tabac puis incarcéré à Abidjan et serait mort sous la torture selon certaines sources.

Photo : Partisans de gbagbo capturés en 2011

Des milliers de partisans de pro-Gbagbo, vrai ou supposés, ont été capturés par les forces de Ouattara. Plusieurs d’entre eux seraient encore vivants et détenus par la justice ivoirienne. Aucun procès ne semble en vue. Quand à la commission « Vérité et Réconciliation », son rôle semble être d’organiser des cérémonies d’allégeance au nouveau régime de la « Démocratie consensuelle » (sic).

Un bilan controversé

Pendant les massacres du printemps 2011, des dizaines de villages et de quartiers Wé ont été pillés et incendiés, leurs habitants massacrés et pourchassé en brousse ou beaucoup ont péri. Le bilan de ces massacres est très variable selon la source :
• Gouvernement d’Allassane Ouattara : 152 morts (Sidiki Konaté, porte-parole de Guillaume Soro, Premier ministre de M. Ouattara. AFP 4 avril 2011)
• ONU : 944 morts dans l’ensemble du pays wé dont 341 wés, 505 morts à Duékoué dont plus d’une centaine tués par les forces pro-gbagbo.
• Croix-rouge : 867 corps enterrés par la croix-rouge à Duékoué
• Caritas (ONG catholique) : « un millier de tués à Duékoué »
• Nouvel observateur (mai 2011) : 1000 à 2000 morts à Duékoué
• Notre Voie (journal anti-Ouattara) :1800 tués à Duékoué, 2700 tués dans l’ouest ivoirien

Un climat de terreur persistant

Lors de l’attaque des forces ouattaristes, les Wé avaient fuis au Libéria (160.000 réfugiés), s’étaient rassemblé autour des missions catholique et protestantes de Duékoué (30.000 à 40.000 personnes) en avril 2011, ou avaient gagné d’autres régions de Cote d’ivoire. Selon une enquête d’Amnesty International, (rapport de septembre 2011), 60 à 75 % des Wé n’étaient pas rentré chez eux au mois de juin 2011. L’ONU, qui ne s’est préoccupé que des réfugiés pro Allassane Ouattara pendant la durée de la guerre ivoirienne (2002-2011), se soucie toujours très peu de compter ceux qui ont fuit les sbires du nouveau président. L’organisation internationale s’efforce surtout de diminuer leur nombre en les encourageant à rentrer dans les ruines de leurs maisons tout en diminuant les allocations de nourriture des récalcitrants. De leur côté les forces de Ouattara menacent régulièrement de fermer les camps.

A en croire la presse pro-Gbagbo, ceux qui rentrent sont confrontés, à des colons étrangers qui leur interdise l’accès à leur plantation et refuse d’acquitter le loyer des terres qui leur avaient été louées avant guerre. Parler de cette épuration ethnique peut valoir une suspension de publication pour les journaux ivoiriens au nom de la lutte contre la xénophobie et l’incitation à la haine. De nombreux crimes sont commis par les différentes forces armées ouattaristes, dozos, FRCI, « faux-FRCI » et « forces d’autodéfense » suscitant un climat d’insécurité généralisé. Parfois, ils s’en prennent au membre de leur propre groupe ethnique, suscitant alors la désapprobation du Président.

L’aboutissement d’une longue suite de crimes impunis

Cette situation est l’aboutissement d’une longue série de massacre et de déplacement de population qui a commencé en novembre 2002 lorsque le camp Ouattara a suscité deux mouvements rebelles dans l’ouest ivoirien, le MPIGO et le MJP, composés principalement de combattants libériens fournis par Charles Taylor, de bandits et de chasseurs traditionnels dozos affilié au premier mouvement rebelle MPCI. Ces hommes ont mis en fuite l’armée ivoirienne, assassiné des centaines ou des milliers de personnes principalement Wé, peut être 5000, brûlés des villages, violé et torturé, avant d’être arrêté à Duékoué par l’armée française au cours d’affrontement qui ont fait des dizaines de morts.

Par la suite, les forces ouattaristes ont « fait le ménage dans leurs rangs » en assassinant les chefs les plus compromis comme Félix Doh ou Sam Bokari « Mosquito ». La presse francaise, toujours très favorable au forces de Ouattara, n’a évoqué ces horreurs que lors du massacre de Bangolo au cours duquel des mercenaires libériens pro-Gbagbo ont tué une soixantaine de civils dioulas.

Avec le retour de la paix à la mi-2003, des forces de l’ONU avaient été positionnées dans plusieurs villes de l’ouest ivoirien mais elles ont été chassé de Guiglo et Toulepleu en 2006 par les partisans de Gbagbo qui les accusaient de collusion avec les ouattaristes. Plusieurs manifestants anti-ONU ont été abattus par les casques bleus dans des conditions jamais élucidées puisque le rapport d’enquête de l’ONU promis n’a jamais été publié.

A Duékoué, les forces de l’ONU sont restées. Elle n’ont pas empêché le massacre de Guitrozon en 2005, au cours duquel 107 villageois wé de deux villages voisins de Duékoué ont été assassinés pendant leur sommeil. Après avoir déclaré que ce massacre avait été commis par des Ivoiriens, l’ONU a accusé les mercenaires libériens de Gbagbo, avant de reconnaître que cette hypothèse n’était qu’un scénario parmi d’autres, jamais évoqués, puis d’affirmer qu’ils s’agissait d’un crime interethnique dont les coupables étaient connus et seraient punis un jour. Finalement, la justice ivoirienne a condamné des colons agricoles burkinabés et d’autres venus du nord et du centre de la Côte d’ivoire sans que l’ONU ne s’exprime sur ce jugement. Ils sont certainement libres aujourd’hui puisque les forces ouattaristes ont ouvert les portes des prisons en 2011.

Les forces de l’ONU n’ont également joué aucun rôle lorsque les forces ouattaristes ont brûlé le quartier Wé « Guéré » de Duékoué, tuant une trentaine de personnes en janvier 2011 et provoquant la fuite de 20000 Wé vers la mission catholique de la ville. Déjà à cette époque, les milices autochtones pro-Gbagbo avaient été battues par les milices dioulas de Ouattara et c’est l’intervention de l’armée ivoirienne qui a mis fin aux affrontements.

Protection défaillante des populations

Dans le contexte du conflit post électoral ivoirien, il était évident que la mission de protection des civils des casques bleus allait devoir s’exercer à Duékoué où les tensions interethniques étaient à leur paroxysme en mars 2011. Mais lorsque les forces ouattaristes ont pris la ville, les centaines de soldats de l’ONU présent sont restés dans leur caserne et l’organisation internationale s’est contenté d’observer les exécutions avec un hélicoptère sans même signaler quoi que se soit aux médias. Il a fallu que la Croix-Rouge se départisse de sa réserve habituelle pour que le massacre soit connu du grand public. Mieux encore, l’ONU a tenté d’en minimiser l’ampleur en annonçant un nombre de tués inférieur au nombre de corps enterré conjointement par ses hommes et la Croix-Rouge, avant de réviser ce chiffre à la hausse quand le coup de feu médiatique a cessé.

Alain Juppé, qui fut ministre des affaires étrangères au moment du génocide Rwandais était revenu à ce poste lors du massacre de Duékoué. Il prétend avoir été traumatisé par le massacre de Srebrenica en Yougoslavie « Je me suis aperçu que la mission de la Forpronu (Force de protection des Nations unies), qui consistait à regarder les gens se faire massacrer, était insupportable. » Ce événement l’aurait incité à prendre part aux « guerres justes » de Nicolas Sarkozy, en Libye et en Côte d’Ivoire. Mais alors pourquoi a-t-il laissé faire le crime de Duékoué alors que l’armée française était partie prenante à la guerre, au côté des forces de Ouattara, avec un mandat de l’ONU autorisant l’utilisation de la force pour protéger les populations civiles ?

La partialité de l’ONU

Les rapports de l’ONU font la part belle aux crimes commis par les partisans de Gbagbo qui sont qualifiés de miliciens et mercenaires. L’organigramme, l’armement et le financement des milices pro-Gbagbo sont copieusement détaillés par des rapports successifs depuis une décennie, ce qui prouve que des investigations ont été menées. Au contraire, les crimes des hommes de Ouattara, sont généralement commis par des éléments inconnus et incontrôlés, « dozos », « faux FRCI », « commando invisible » et « groupes d’autodéfenses » dont il n’a jamais été possible « déterminer avec précision la relation » avec le parti de Ouattara. Leurs forfaits sont toujours commis « par instinct de survie » ou en « signe de représailles » des « exactions des miliciens guerés et des mercenaires libériens. »

Leur armement reste d’origine d’autant plus mystérieuse que la seule enquête sur le sujet signale que les matricules de leurs armes ont été consciencieusement limées.

Certaines expressions employées dans plusieurs de ces documents sont plus proches de l’argot journalistique ivoirien que du jargon ONG-ONU si bien qu’on peut se demander qui les a réellement écrit. Par exemple, les dozos sont « indexés » pour des crimes au lieu d’en être « accusés ». Ils disposent de « pouvoirs mystiques » alors qu’il vaudrait mieux parler de « superstitions leur prêtant de prétendus pouvoirs magiques ». Ils ont chassé les pro-Gbagbo par leur « travail », expression typiquement ivoirienne pour « rituel magique ». Le plus ahurissant est de lire que les soldats de Ouattara pratiquent parfois « le droit de cuissage sur toutes les femmes autochtones ». Pour d’autres pays, les éléments de langage onusiens pour ce genre de cas sont plutôt « violences sexuelles faites aux femmes » ou « le viol comme arme de répression politique ». Loin d’être neutre la dérive sémantique des rapporteurs de l’ONU tends à amoindrir les crimes des Ouattaristes à qui il arrive de  » régler leurs comptes aux autochtones guérés » tandis que les « autochtones guérés, soutenus par des miliciens et renforcés par des mercenaires libériens bien armés, ont décidé à leur tour d’en découdre avec les allogènes au motif que les étrangers voudraient s’imposer dans leur milieu. Ils ont alors tiré sur les populations faisant plusieurs morts et des blessés ».

Le conflit foncier comme moteur des massacres

Dans la littérature onusienne, les Wé sont accusés collectivement de soutenir Gbagbo pour s’emparer des terres des « allochtones », ce qui est loin de correspondre à la réalité de ce peuple profondément individualiste et par conséquent politiquement divisé. Le conflit foncier entre les Wé et les colons venus d’autres régions de Cote d’ivoire ou d’autres pays africains serait du selon l’organisation internationale aux  » propriétaires terriens guérés qui avaient vendu des terres et forêts aux allogènes depuis des générations se retrouvent dans une logique de lutte pour leur récupération. ».

Pourtant, tous les ethnologues qui ont étudié la question savent que cette question est beaucoup plus complexe dans la mesure ou aucun peuple de Cote d’ivoire, y compris au Nord, n’accepte que la terre ancestrale soit vendu à des non autochtones. Il s’agit toujours de contrat de location de terres passé avec les autorités coutumières autochtones. Ces baux sont restés longtemps symbolique. Dans les années 60-70, il était encore possible d’obtenir une terre contre une bouteille de Gin et un casier de bière pour le chef. A la suite de la colonisation du pays Wé par des paysans « allochtones », les forets disponibles ont disparues au cours des années 80, les baux sont devenus progressivement de plus en plus coûteux, de plus en plus conflictuels et dépendants des rapports de forces politiques. Ils ont été annulés par la force militaire à partir de la guerre de 2002.

L’ONU prend donc clairement parti dans la résolution du conflit foncier de l’ouest ivoirien causé par l’obsolescence du droit coutumier : L’organisation internationale transforme donc les baux de location des « allochtones » en titre de propriété définifs. Ainsi s’accomplit le rêve de l’éditorialiste Alexandre Adler  » Le Sahel desséché et surpeuplé ne peut pas s’en sortir sans une respiration migratoire vers le sud. Cela demande certes du courage et de la maturité politique : mais les peuples africains n’en ont-ils pas davantage que leurs dirigeants (…). A cette maturité africaine il faudrait que corresponde un jour un meilleur engagement européen. » Les morts de Duékoué ont peut être été victimes d’un excès de « maturité africaine » ou d’un « meilleur engagement » onusien.

Le syndrome rwandais dans la crise ivoirienne

Il faut bien reconnaitre que le peuple Wé n’est qu’une victime collatéralle du conflit entre les factions ethnico-politico-maffieuses de la classe politique ivoirienne. Utilisés comme chair à canon et victimes emblématiques par l’ex-Président Gbagbo, les Wé ont payé un lourd tribut à la victoire de ses rivaux Allassane Ouattara et Henry Konan Bédié.

Mais pourquoi la quasi totalité des médias occidentaux, des ONG et des organisations internationales ont-ils passé sous silence le calvaire de ce petit peuple africain ?

Depuis le début du conflit ivoirien, les accusations de déstabilisation par des mercenaires étrangers, massacre ethnique et complot politique lancées par le gouvernement de Laurent GBAGBO ont été accueillies avec un scepticisme total par la presse occidentale. Inversemment, chaque argument ou crime dénoncé par le groupe de Ouattara a trouvé un échos favorable à l’étranger même lorsqu’il s’agissait de mensonge ou d’éxagérations manifeste. Qu’est ce qui a fait endosser à Gbagbo le rôle du méchant ultime qui a toujours tort et au peuple Wé celui de complice du monstre ?

Lors du déclenchement du conflit ivoirien beaucoup font un parallèle avec le Rwanda et invoquent un risque de génocide des immigrants burkinabés par les partisans de Gbagbo en se fondant sur une abondante littérature académique ou en provenance des ONG. L’un des leitmotivs des articles abordant la crise ivoirienne est que le parti de Gbagbo aurait manipulé le dangereux concept d’Ivoirité pour pousser la population à la xénophobie. Cependant, l’Ivoirité n’a jamais été invoquée par Gbagbo ou ses partisans sinon pour la ridiculiser. Le père de l’Ivoirité est l’ancien Président Bédié, l’un des hommes qui finira par venir à bout du régime de Gbagbo en 2011 avec l’aide du Président Sarkozy. De plus, le fameux concept d’Ivoirité de Henri Konan Bédié n’est pas autre chose que l’Identité Nationale de Nicolas Sarkozy, qui n’a jamais été considérée comme une idéologie génocidaire.

« De deux choses l’une, ou bien on est ivoirien, on se sent ivoirien, et on estime que les ivoiriens sont l’expression d’un ensemble d’attitudes, de comportements ou d’opinions qui leur ressemblent et les rassemblent et qu’ainsi ils ont en commun un héritage et des valeurs, une culture nationale à partager et faire fructifier pour en assurer l’universalité (…) ou bien on est étranger à cette réalité, à cette communauté (…) et dans cas on n’est pas concerné par le concept d’ivoirité, mais on peut vivre sa nationalité, sa citoyenneté pleinement dans la paix ; l’ivoirité, quelle que soit notre ethnie, notre religion, notre région, notre race est promise à tous, même aux étrangers pour autant qu’ils embrassent la culture ivoirienne. » Henri Konan Bédié, 10 ème congrès du PDCI.

« La France est un pays ouvert, mais ceux que nous accueillons doivent prendre en compte nos valeurs. (…) « L’immigration, c’est la France dans trente ans. Si on n’explique pas aux futurs Français ce que c’est que l’identité française, il ne faut pas s’étonner que l’intégration ne marche pas. » Nicolas Sarkozy . meeting à Caen, le 10 mars 2007.

D’une certaine manière, la Côte d’ivoire est le miroir de nos propres peurs face aux problèmes posés par l’émigration et par les réactions de rejet qu’elles inspirent. Quelques mois avant le début de la crise ivoirienne, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle française a certainement focalisé les esprits sur la tentation populiste xénophobe. Enfin, le génocide rwandais venait de montrer que les conflits ethniques pouvaient dégénérer de façon dramatique en Afrique. Pendant plusieurs décennies, les milieux politico-médiatiques français ont soutenu le régime rwandais qui a commis le génocide en 1994. Ils ont même parfois soutenu la thèse du complot anglo-saxon pour éliminer la présence française en Afrique en s’appuyant les tutsis. En 2002, politiciens et journalistes avaient mauvaise conscience et ont projeté le drame rwandais sur la crise ivoirienne.

Si pendant dix ans, chercheurs et journalistes avaient réfléchi à ce qu’avait été l’attitude des différents acteurs de la communauté internationale face au génocide rwandais, ils n’ont pas été capable de verbaliser leur malaise. En effet, lorsqu’un massacre se produit à l’ombre des médias ou dans la lumière trompeuse de la propagande, il est vain d’attendre une analyse publique des erreurs et des dérapages. Le rétablissement des faits réels est déjà très déstabilisant pour les « spécialistes » qui ont trompé l’opinion de façon souvent involontaire.

Ainsi, nul n’a jamais évoqué les mensonges honteux qui ont entouré la fin du génocide khmer rouge, en 1979 : A cette époque, la plupart des commentateurs accusaient les vietnamiens, qui venaient de mettre fin au règne des khmers rouges, d’exterminer les cambodgiens en les affamant dans le but de repeupler le pays avec leurs concitoyens. Ce discours visait à justifier le soutien occidental et chinois à la résistance cambodgienne, c’est à dire essentiellement aux khmers rouges, contre le Vietnam. De même, le génocide du peuple de Timor a eu lieu dans l’indifférence générale pendant 20 ans alors que les faits étaient parfaitement connus depuis les premiers mois du massacre.

Dans le cas du génocide rwandais, quelques militants ont dénoncé l’attitude du gouvernement français et le traitement de cet holocauste dans les médias. A peu près ignorées du public, leurs analyses sont bien connues des “négrologues” de tout poil. Ainsi, un journaliste du journal “Le Monde”, Stephen Smith, a appuyé son analyse de la crise ivoirienne en soulignant qu’elle était partagée même par l’association SURVIE alors que celle-ci a toujours mis en cause son travail de journaliste sur le Rwanda.

Ce syndrome rwandais a incité la presse internationale à fantasmer un scénario où le régime Gbagbo utiliserait l’implication du Burkina Faso, du Libéria et d’Allassane Ouattara au côté de la rébellion ivoirienne comme prétexte pour exterminer 3 millions de personnes. La pièce majeure de l’acte d’accusation en génocide était le charnier de Youpougon, où ont été enseveli une cinquantaine de manifestants tués par la police lors d’une des tentatives de renversement du régime de Gbagbo. Il existe de nombreux exemples récents ou des crimes de bien plus grande ampleur ont été commis par des régimes fidèles au bloc américano-occidental. La découverte d’une fosse commune contenant les corps des milliers de civils exécutés secrètement par la police colombienne en est un exemple. Mais ce genre de crimes peu ne pas « faire sens » pour les journalistes, c’est pourquoi ils sont remisé au rang du douteux ou de l’horrible anecdotique et immédiatement oubliés. Mais dans le cas du « charnier de Youpougon », le sens a été fait « génocide en préparation ».

Pourtant, cette crainte du « génocide ivoirien » paraît infondée au regard des faits proprement ivoiriens. Il est indéniable que le parti de Gbagbo, comme avant lui le parti de Bédié et celui de Guei, a utilisé l’exaspération de beaucoup d’Ivoiriens vis-à-vis de l’immigration massive (30 % de la population ivoirienne) pour tenter d’élargir son soutien populaire et empêcher Allassane Ouattara de participer aux élections. Mais il n’a jamais rien entrepris de concret pour la restreindre ou pour brimer les immigrants. Malgré la guerre civile et la stagnation économique, des centaines de milliers de nouveaux immigrants ont rejoint la Côte d’ivoire pendant les 10 ans de présidence Gbagbo. Seraient-ils venus s’ils avaient cru à ce génocide ivoirien fantasmé par la presse internationale ? Le contexte multiethnique et multipartite de la Côte d’Ivoire était radicalement différent de celui, binaire, des pays qui ont sombré dans le génocide : Cow boys/Indiens, Turcs/Arméniens, Allemands Chrétiens/Juifs, Khmers rouges/Khmers urbains, Hutus/Tutsis. Le jeu mouvant des alliances ethno-politiques s’est emballé à partir de 1999 en Côte d’Ivoire, multipliant des changements d’alliances et de régimes qui entraînaient des dizaines de morts, mais avec une recomposition permanente des pôles antagonistes.

Aprés la crise ivoirienne, diplomates et journalistes se félicitent d’avoir évité un génocide en Côte d’ivoire. Mais comme le massacre de Duékoué a été commis par les « gentils » devant le nez des forces internationales impassibles, il n’a pas sa place dans le tableau. Ainsi s’écrit l’histoire.

par Serge LAURENT
mardi 3 avril 2012 – 2 réactions

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