Le syndrome de manlius…en Côte-d’Ivoire ou “la propension maladive du héros national”

A tous les “Robin des Bois” tropicaux et autres “Saint-Just” des temps actuels, je dédie cette réflexion rapide sur ce que j’appelle le “syndrome de Manlius”. A tous ceux qui considèrent qu’avoir un jour “sauvé” la patrie et le peuple leur confère le droit absolu d’en user comme bon leur semble, je veux dire comment, par une ambition mal contenue, un manque de discernement et/ou de patience, le glorieux parcours destinal d’un astre peut s’achever en dés-astre !

Nous sommes en l’an 390 avant J.-C. Les Gaulois décident d’envahir Rome. Pris de panique, les Romains se réfugient dans la citadelle du Capitole. Les assaillants concoctent un plan pour prendre ce lieu sacré de nuit. Mais c’est sans compter avec le stratège romain Marcus Manlius dont la vigilance et le cran permettent de faire échouer l’attaque. Pour avoir sauvé le Capitole, cet homme reçoit une petite mesure de farine de la part de ceux qui y étaient enfermés. Cette récompense représente un geste considérable et un honneur inestimable pour son époque. Ce geste de reconnaissance fait donc de Marcus Manlius un héros national et le symbole même du dévouement à la Patrie. Mais, au lieu de se retirer sagement en quelque endroit discret pour jouir de cet honneur et de ce prestige, Marcus Manlius, subitement pris d’un vertige lié à son nouveau statut astral, entreprend, contre toute attente, de soulever le peuple et de susciter une sédition à Rome en vue de prendre le pouvoir. Ce défaut de lucidité va le perdre. Manlius est démasqué et, sans égards pour ses loyaux et patriotiques services, est accusé de haute trahison puis condamné à être précipité du haut de ce même Capitole qu’il avait libéré avec tant de gloire et de bravoure. Ainsi périt l’Astre Manlius dans un dés-astre provoqué par lui-même ! Comme si un malin génie, tapi dans je ne sais quelle partie sombre de son être où la rationalité ne pénètre pas, lui avait susurré de déclencher un mécanisme pervers d’auto-destruction.

Je voudrais, à ce niveau de mon parler, implorer l’indulgence plénière de mon lectorat et l’inviter à un moment de méditation : comment comprendre qu’après avoir sauvé leur pays du chaos et leur peuple de la tyrannie, après avoir donné leur vie pour que leur patrie survive et que la démocratie demeure, de valeureux citoyens, adoubés comme de véritables libérateurs par leurs concitoyens, se transforment soudainement en de sinistres bourreaux de ce même peuple, leur faisant subir pressions et oppressions, toquades et foucades ? Comment expliquer que le Sauveur d’hier devienne le Tourmenteur d’aujourd’hui et le Persécuteur de demain ? Comment admettre que des citoyens qui, hier seulement, prirent des armes contre le pouvoir établi pour que force soit et reste à la loi, pour que règnent la justice pour tous et l’égalité entre tous, une fois au pouvoir, agissent aujourd’hui comme s’ils étaient eux-mêmes au-dessus de la loi, comme si la justice ne pouvait s’appliquer à eux, comme si nous, pour qui ils disaient sacrifier leur vie, ne méritions pas d’être leurs égaux ? Leur statut de “héros national” les place-t-il, ipso facto, au-dessus ou en dehors des lois de leur pays ?

Quel est cet Etat où des “super-citoyens”, qui pour avoir héroïquement livré bataille pour le bien et la sauvegarde de la Cité, ne peuvent nullement être inquiétés par la Justice et, de ce fait, entretiennent avec la République une relation sinusoïdale et zigzagante ? Leurs mérites d’hier, aussi homériques soient-ils, annulent-ils automatiquement leurs crimes d’aujourd’hui et de demain ? Peuvent-ils combattre pour désinstaller un programme politique jugé injuste et tyrannique afin de le réinstaller sous des dehors et un habillage trompeurs, avec une nocivité plus pernicieuse ? Ignorent-ils que l’impunité est la principale cause de la corruption et de la chute des Etats ? Qu’ils lisent donc l’histoire (« lire, dit Alain, c’est relire ») ceux qui aspirent à diriger les nations, et ils sauront que « les peuples qui ont recouvré leur liberté mordent plus férocement que ceux qui ne l’ont jamais perdue » (Machiavel, Discorsi, L I, 28). Mais encore, dans un Etat régi par de bonnes lois, les plus grands mérites n’absolvent pas celui dont la culpabilité est établie. Je crois que c’est ce que n’a pas compris Marcus Manlius et tous ceux qui, après avoir été honorés et ennoblis par leurs concitoyens, se retrouvent presqu’aussitôt empêtrés dans les mailles du filet républicain qu’ils ont eux-mêmes tissé et consolidé avec leurs coups d’Etat, leurs rebellions et autres menées de portée putativement “patriotique et salutaire”.

Quels sont donc ces héros qui peuvent donner leur vie pour sauver la citadelle du Capitole (l’Etat) et qui ne sont pas capables de protéger chaque citadelle sacrée que représente la vie de chacun de leurs concitoyens ? Quels sont, dis-je, ces héros qui peuvent affronter les plus grands dangers pour restaurer l’ordre de la loi et qui, après coup, refusent de se soumettre à cet ordre qu’ils ont défendu ou rétabli au péril de leur vie ? Je ne vois pas une autre explication que le “syndrome de Manlius”, ce trouble curieux qui pousse le héros-patriote à se mettre à dos son pays et son peuple, par manque de lucidité.

Je parle de cette lucidité qui a manqué à Haya Sanogo au Mali et à Daddis Camara en Guinée, ces “Sauveurs” d’un jour qui, après avoir été célébrés et honorés par le peuple, n’ont pas su s’arrêter au bon moment (loi d’opportunité) et s’en sont pris violemment et injustement à ce même peuple qui n’a pas hésité à les jeter du haut du Capitole.

Je parle de cette clairvoyance qui a cruellement fait défaut à notre frère Robert Guéi, le “Père Noël en treillis”, nimbé de gloire humaine après son coup de décembre 1999 et qui, étonnamment, a voulu garder dans ses mains trop agitées ce qui ne devait que transiter par ses soins, pour faire son chemin naturel avant, peut-être, de revenir un jour tranquillement à lui…

Oui, je parle de cette prudence qui fait défaut à tous nos “Robins des Bois” et “Saint Just” africains qui ne savent pas apprécier dans l’histoire la différence entre une escale et un terminus, qui ne savent pas estimer la place que l’Histoire leur a réservée dans la constellation des héros de l’Humanité, qui ne savent pas qu’on ne se donne pas une autre mission que celle que l’Histoire a voulu nous confier, un autre parcours que celui que le Destin nous a préparé.
Tel est le “syndrome de Manlius”, cette absence de discernement dont les deux signes indiciels sont : une ambition mal évaluée et une impatience mal apprivoisée. En effet, là où pousse l’Ambition, naissent l’Orgueil et l’Arrogance qui rendent sourds aux appels de la Raison. Dès que les hommes gagnent un peu de gloire et sont hissés au pinacle par le bruit des you-you et des hourras, ils s’imaginent un destin national, convaincus qu’ils sont Napoléon, de Gaulle ou Houphouët, bref, de grands hommes au sens hégélien du terme, c’est-à-dire portés par l’Esprit universel, et que rien ni personne, pas même les dieux, ne pourraient s’opposer à leur inévitable ascension. Au point où, dans leur empressement d’atteindre l’Olympe hic et nunc, ici et maintenant, ils oublient l’essentiel : il n’est pas toujours bon de forcer le destin. Parfois, la Nature (ou Dieu) se sert de nous pour remettre à l’endroit ce qui est à l’envers, pour remettre de l’ordre dans ce qui commence à prendre le virage et le visage du désordre. On ne se presse pas avec l’Histoire, et on ne la presse pas, ainsi que nous l’enseignent les Toucouleurs : « Celui qui est impatient d’avoir un enfant épouse une femme enceinte ».

Signe de notre incapacité à articuler notre ambition lancinante à une patience mesurée, le “syndrome de Manlius” est ce trouble pathologique caractérisé par la propension maladive du “héros national”, rongé par une ambition dominatrice, obsessionnelle, cancéreuse, à se transformer inéluctablement en “désastre national”. Ce syndrome qui rôde dans la cité est programmé pour ôter, même aux plus brillants et aux plus “précoces” d’entre nous, toute capacité de faire l’expérience de cette valeur inestimable : la patience, que les sages d’Afrique considèrent comme la meilleure “amulette pour la vie”. Plus efficace que les gris-gris et talismans de tous les marabouts de la terre !

Simplice Yodé DION
Maître de Conférences de Philosophie
Université FHB Abidjan-Cocody
simplicediony@yahoo.fr
PS : Cette contribution est inspirée d’un texte publié en 2013 dans la rubrique “La Matinale” du quotidien Fraternité Matin sous le titre “Du haut du Capitole”.

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1 réflexion au sujet de « Le syndrome de manlius…en Côte-d’Ivoire ou “la propension maladive du héros national” »

  1. Je ne vois qu’UN seul destinataire de ce texte. Un seul Ivoirien sur 24 millions. Un SEUL. J’ai nommé SoCron. Nous le disions à l’instant, forcer la main du destin peut amener ce même destin à se rebeller contre ceux à qui il souriait en d’autres temps.

    Nous, on observe so-le-ment !!!

    Comprenne qui pourra !

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