Côte d’Ivoire – Du “poison de Daoukro” !

Diarra

Par Dr. Diarra Cheickh Oumar Analyste politique
diarra.skououmar262@gmail.com

Aristote, philosophe grec et figure iconique de la période antique de l’histoire de la philosophie faisait remarquer que tout être vivant renferme en lui, virtuellement, le principe du changement, c’est-à-dire du progrès comme marche en avant. Dans le même sens, Héraclite d’Éphèse, également philosophe grec, présocratique, chronologiquement parlant, avait déjà fait comprendre que dans l’existence la plus banale, tout baigne dans une instabilité chronique à travers cette formule souvent citée « panta rhei » (tout s’écoule) : « Nous nous baignons et nous ne nous baignons pas dans le même fleuve. Et les âmes s’exhalent de l’humide. » (Cf. Fragments). C’est dire que rien n’est statique. Tout bouge, tout avance, tout arpente mutatis mutandis, les déclivités du développement, de la croissance, passant ainsi du pôle négatif au pôle positif. Ce processus d’enrichissement, de perfectionnement continu de l’être le pousse inévitablement vers cet état appelé entéléchie par Aristote, état de perfection, de plein accomplissement de l’être. L’Homme-Africain n’est pas en marge de ce cours universel car naguère, jugé politiquement immature ou dans une phase considérée comme prélogique, il fait signe aujourd’hui de plus en plus vers un stade d’analyse critique, d’abstraction enviable s’exprimant dans divers domaines. Cela est nettement perceptible à travers cette incoercible soif d’une véritable démocratisation du jeu politique exprimée tous azimuts sur le continent, dans son entièreté, manifestée au moyen de rébellions armées, de coups de force, d’insurrections populaires dans le noble dessein de faire des régimes autocratiques et fascisants, des reliques dignes de musée.

Être un bon politique, exige qu’on sache décrypter ces signes du temps, qu’on prenne la pleine mesure de ce changement de mentalité qui va nécessairement avec cet impératif à ne pas s’écarter des finalités réelles de la politique comme science du Bien et visant à rendre les hommes éthiquement meilleurs, comme le dispose son verdict grec. Cela revient à dire qu’il faut restituer à la politique, cette base morale qu’on n’aurait jamais dû lui enlever en s’illustrant par des actes rappelant l’aube de l’humanité. Il faut donc éthiciser la politique en redonnant au peuple ces droits fondant sa souveraineté : « Toute démocratie a pour fondement l’intérêt du peuple : l’éducation égale pour tous, l’instauration de la liberté, de la paix et du bon vivre. Dans une démocratie, c’est donc l’homme qui est visé. L’Homme est désormais, placé au centre du monde, au centre de l’éthique et au centre de la réflexion. En tant que sujet de l’éthos, il devient en même temps son objet », note fort justement le professeur Diakité Samba (Cf. Politiques Africaines et Identités : des liaisons dangereuses, Édition Différance Pérenne, Québec, 2014, p. 122).
L’expérience démontre éloquemment qu’un peuple respecté par ses dirigeants, dont la souveraineté est magnifiée par un recours systématique à la Loi fondamentale qui est son vœu, comme boussole en toute circonstance, est le peuple le plus facile à conduire et dans le même temps, le gage d’une nation forte et solidaire. Je crois bien que c’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’appel du président Américain Barack Obama à la mise en place d’institutions fortes et non à rechercher des hommes forts qui sont de véritables dangers pour la cohésion sociale. C’est pourquoi, dès le lancement de l’appel de Daoukro, j’ai tout de suite été envahi par ce doute méthodique qui confine imparablement à ce retournement acrobatique sur soi-même, à cette ré-flexion avec son corollaire de questionnements infinis sur l’opportunité d’une telle exhortation. Dans les principes, une coalition de partis politiques que je considère comme une volonté de fusion dialectique circonstanciée pour un objectif contextuel, temporaire et clairement ciblé, n’est nullement problématique. Cette nouvelle donne à intégrer dans les stratégies et mécanismes de conquête du pouvoir est imposée par la complexification de plus en plus accrue, les entrelacs du jeu politique qui font plus de la quête du sceptre, une affaire collégiale qu’individuelle. Dire autrement, vu la configuration de l’architectonique politique, il est difficile à une formation politique, dans un élan individuel, de s’arroger le diadème suprême sans recourir au soutien de forces politiques connexes, additives. En France, c’est à la faveur d’une coalition conglomérant le Rassemblement pour la République (RPR), Démocratie libérale et d’Écologie bleue, le Forum des Républicains sociaux (FRS), le Centre national des indépendants et paysans (CNIP), le parti radical, l’Union pour la démocratie française (UDF) que Nicolas Sarkozy arrive à remporter l’élection présidentielle de 2007 avec 53.06% des suffrages exprimés au second tour, face à la candidate socialiste Ségolène Royal. Dans la même logique, c’est également avec le soutien d’autres formations politiques que François Hollande (il a notamment bénéficié des appels à voter au second tour de l’écologiste Éva Joly, du candidat du front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, ou encore de Jacques Cheminade, de François Bayrou …) sort vainqueur de la présidentielle le 6 mai 2012, au second tour face au président sortant Nicolas Sarkozy avec 51.64% des suffrages exprimés.

Ce n’est donc pas autour de l’idée de coalition qui pourrait, dans un certain sens, se révéler salvatrice que se structure ma suspicion. Ma méfiance tire sa substance de la nature martiale qu’on s’escrime à donner à cet appel, cette invite et du fait de son caractère arbitraire puisqu’émanant de la volonté d’un seul individu qui, piétinant ouvertement les recommandations du dernier congrès organisé par le parti dont il est le président, le PDCI, prend la décision illégitime et unilatérale d’imposer, envers et contre tous, une candidature unique pour le compte du RHDP à la présidentielle à venir. Ce qui m’inquiète outre mesure, c’est que toutes les voix discordantes sont ostracisées, traitées de félons et par conséquent méritant de passer sous les fourches caudines de limogeages, d’humiliations, de brimades, dans certains cas extrêmes. Pourquoi donc toute cette débauche d’énergie qu’on pourrait utilement consacrer à d’autres causes beaucoup plus nobles, pour un simple appel, qui plus est, venant d’un simple citoyen ? L’appel de Daoukro aurait-il pris les dimensions de l’Évangile ? Rationnellement, y a-t-il encore des motifs à s’arc-bouter sur une invite qui ne cesse de dresser les militants de ce parti frère qu’est le PDCI, les uns contre les autres, allant quelquefois au-delà des simples joutes verbales pour s’ériger en gladiateurs ?

Avec le flux du temps, cet appel se révèle plus comme un poison dont la nocivité n’est plus à démontrer que comme un facteur de paix, d’unité et de rapprochement, infirmant du coup les projections faites. Depuis son émission, le PDCI est en proie à une grave crise interne avec de forts risques d’une atomisation. Les clans, virtuels dès le départ, se précisent de plus en plus sans omettre les velléités de départs purs et simples. Voulant absolument voir cet appel aboutir, certains caciques du régime au pouvoir s’autorisent de graves ingérences complexifiant davantage une situation sérieusement délétère.

Du côté du parti au pouvoir, le RDR, nombreux sont les militants ayant reçu cette exhortation de Daoukro comme une insulte à leur intelligence, y voyant un subtil moyen de les mépriser, de contourner les votes-sanctions susceptibles d’émaner d’eux. Beaucoup n’osent pas donner de la voix par duplicité, mais ruminent secrètement leur courroux. Le forceps avec lequel le RDR a arraché cet appel des entrailles du président Bédié, frise, à la limite, l’humiliation. En mon sens, on s’allie à quelqu’un parce qu’on reconnaît le bien-fondé de son œuvre, parce qu’on voit en lui une bête de travail dont les réalisations pourraient profiter à la nation entière, non sur la base d’intérêts liés à sa seule personne et son clan. Le lieu d’où l’appel a été lancé et les faits qui l’ont précédé, ne font que confirmer mes soupçons. La frilosité qui s’empare des instances dirigeantes du RDR, chaque fois qu’une poche de résistance à l’exhortation de Daoukro s’affiche au sein de l’allié, dénote clairement un manque de confiance en soi. À la limite, se profile sous nos yeux ébahis, une aliénation qu’on se refuse d’assumer. Tout semble se passer comme si le RDR a conscience qu’il ne résisterait pas à une confrontation directe avec le PDCI qui ne fera de lui, qu’une bouchée, lors des consultations électorales. Oui, osons le mot, il y a bel et bien ici aliénation. En philosophie, l’aliénation est l’état de toute personne ou entité devenue étrangère à elle-même en ce sens que ses actes et ses décisions ne lui sont pas consubstantiels (ne lui appartiennent plus), mais accidentels et ne reflètent son esprit ni son être véritable. Au niveau de l’appareil de l’État et même de la direction du RDR, tout est mis en œuvre pour ne pas fâcher l’allié, le faiseur de roi qui, conscient de la fébrilité du coéquipier, donne sans retenue, dans la surenchère. Cet accord, à la lumière de la dissection, ressemble plus à un accord de dupe que de raison où chacun pourrait éventuellement jouir d’avantages certains. Il pèse plus par projections que par contenus réels.

À la vérité, lors de la présidentielle, le président Ouattara ne bénéficiera des voix que d’un fragment très réduit du parti démocratique de Côte d’Ivoire et cela ne fera que compliquer les choses, vu la coalition qui se laisse subodorer en face. Une alliance entre dissidents du PDCI, candidats indépendants, est presqu’une certitude. Il y a déjà des velléités dans ce sens. Une coalition Essy-Banny-KKB-Koulibaly sans exclure l’appui sans faille du FPI, parti du président Laurent Gbagbo, dans une posture de tout sauf Ouattara, est à prévoir. C’est pourquoi, tout en ne crachant pas sur cette exhortation de Daoukro mais, surtout, en mettant un bémol à cette fétichisation en cours faisant perdre de vue l’essence à donner au combat, je conseille vivement au président de la République, d’axer l’essentiel de sa stratégie de lutte sur ses propres assises, sa formation politique, le RDR en tentant de reconquérir ses militants, déçus pour la plupart à cause du manque d’attention dont ils ont été l’objet, même si je dois reconnaître que la tâche risque d’être herculéenne : « Ce n’est pas le jour de la battue qu’il faut dresser son chien de chasse », déclame le sage de Marcory, Amadou Hampaté Bâ. Dans ce sens, l’augmentation des appointements mensuels des fonctionnaires en perspective, est une mesure de nature à gommer quelques difficultés ambiantes même si beaucoup reste encore à faire. D’autres mesures, plus consolantes et salvatrices doivent être prises pour briser définitivement ce mur d’incompréhension et de méfiance qui s’est installé entre la direction du parti, les cadres et la base. Le RDR, réconcilié avec ses militants, reste une force politique indéniable capable d’en imposer à n’importe quelle formation politique, fut-il le PDCI. Mais cela passe fatalement par des actions hardies visant à redonner confiance aux grenadiers voltigeurs désabusés par l’égoïsme et l’orgueil servis au sommet du parti, même de l’État.

Être dans le cadre d’une alliance, ne signifie pas qu’il faille copier servilement certaines attitudes caractéristiques de l’allié, chez qui la contradiction peine vraiment à exister. Ne l’oublions pas, même si aujourd’hui, c’est la parfaite idylle, c’est cette dérive despotique au sein du PDCI qui a conduit feu Djéni Kobina Georges et un certain nombre de militants frustrés, à penser les premiers jets ayant conduit à la formation du Rassemblement des Républicains. Ces maux dont l’intolérance politique, l’exclusion, la négation de la liberté d’expression … sont en train d’être, devant nos regards complices, reactionnés. Et pourtant, les dangers que ces fléaux représentent pour la cohésion sociale, sont sus de tous. Quand on a soi-même souffert de l’exclusion, il faut veiller à ce que ces manquements aux droits imprescriptibles du citoyen soient définitivement de l’ordre du passé. J’ai encore en mémoire cette pauvre octogénaire sous le feu des questions d’officiers de police usant de moyens innommables pour la contraindre à dire que son fils n’est pas son fils, ces brillants cadres iniquement évincés de leurs postes pour cause de militantisme au RDR, des militants battus à sang et jetés en prison pour leur opinion politique. La suite, on la connaît : ce coup d’État en 1999 qui ouvrit la boîte de pandore et ce fut le basculement de ce pays, naguère havre de paix envié du monde entier, dans la violence et la barbarie les plus immondes. Il importe donc de mettre fin à cette traque des intellectuels et de tous ceux qui osent s’attaquer à l’appel de Daoukro. Ce sont des dérives de nature à écorner définitivement l’image d’un régime. On ne combat pas un intellectuel avec un décret présidentiel, un arrêté ministériel, encore moins avec un gourdin ou une arme à feu. C’est peine perdue ! Un intellectuel se combat avec des idées, la force de l’argument et non via l’argument de la force. Ce ne sont pas des intellectuels qui manquent au RHDP pour conduire des débats d’idées d’où, on sort toujours fort lorsqu’on a su argumenter ses vues, justifier ses préférences idéologiques et doctrinales. Pour tout dire, il convient de ramener cette exhortation de Daoukro, qui n’est que l’appel d’un citoyen à l’endroit d’autres citoyens, malgré les excroissances qu’on s’emploie à lui donner, à sa juste dimension, qui ressemble plus à un poison incrustant dans le corps social les germes de la division, de l’intolérance sous toutes ses formes qu’à un vecteur de stabilité, de paix, de cohésion. Que Dieu veille sur la Côte d’Ivoire et ses enfants !

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