Soro – Comment faire une Nation avec des peuples tous étrangers au territoire ivoirien ?

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Discours introductif au débat général,
par le Président de l’Assemblée Nationale de Côte d’Ivoire

Excellence Monsieur le Président de l’Assemblée Parlementaire de la Francophonie
Messieurs les présidents des parlements francophones ici présents
Mesdames et Messieurs les Honorables Députés
Mesdames et Messieurs les invités, en vos grades et qualités,

Le thème qui nous réunit ce jour, à savoir

«Le rôle des parlements dans la construction de la nation»

est hautement problématique.

Sur la définition même de la nation, les spécialistes sont loin de s’accorder. Pour les uns, dans la tradition naturaliste, la nation, du verbe latin nascere qui signifie naître, rassemble dans un territoire plus ou moins intégré une communauté de personnes, une communauté de citoyens liés par le sang, la langue, la culture, les institutions, et un destin collectif qui les séparent des autres nations. Ernest Renan, dans la tradition politique française, a fortement pensé cette vision.

Pour les autres, dans la tradition républicaine, la nation est plutôt la construction idéale d’une communauté de citoyens liés par des droits et devoirs communs, un territoire commun, une vision commune de l’humain, avec pour idéal la civilisation universelle des droits de l’Homme. C’est donc ici, la res publica (chose publique), la vision de l’intérêt général, qui fait la nation et non les liens du sang ou simplement du sol. C’est la vision des penseurs des Lumières, tels Rousseau ou Montesquieu, qui inspireront la révolution française.

De fait, on doit se demander : dans un pays comme la Côte d’Ivoire, constitué de migrations diverses et successives depuis l’ère précoloniale jusqu’à la politique agricole d’immigration des années 40 à 70, dans un pays, dis-je, constitué par les Mandé venus du Mali, les Akan venus du Ghana, les Voltaïques venus de l’Empire Mossi, ou les Krou venus des territoires du Libéria, comment la nation s’est-elle construite et comment peut-elle se faire ? Sont-ce les liens de sang et du sol qui font l’identité de la nation ivoirienne ou sont-ce plutôt les lois républicaines en ce qu’elles ont d’universel qui constituent le ciment de la nation ?

Voyez-vous, le débat entre les visions naturalistes et républicaines de la nation, est loin d’être clos. La vérité ne semble-t-elle pas se situer au croisement de ces deux argumentations ?
On définit le parlement comme l’un des trois pouvoirs de l’Etat démocratique moderne. Constitué de porte-parole du peuple, élus provisoirement pour défendre les intérêts de la nation en tenant compte de la réalité du vécu des citoyens, le parlement, issu de la grande tradition moderne britannique, exprime le désir ardent des peuples d’être le plus près possible, impliqués dans la gestion de leur destin, à travers la proposition de lois justes, le contrôle de l’action gouvernementale et la diplomatie parlementaire. Mais comment le parlement peut-il construire la nation qui l’a mandaté pour parler en son nom ?

Nous voici conviés par le thème de nos travaux à revisiter la question de l’ordre de préséance entre l’œuf et la poule : sont-ce les nations qui produisent les parlements ou sont-ce les parlements qui produisent les nations ? Posée de la sorte, la question peut paraître hautement rhétorique. Elle porte pourtant en creux, à mon sens, l’essentiel du débat général qui nous réunit en cette demi-journée. On me pardonnera encore ici, sans m’étendre de trop, de proposer une dissertation sur notre thème : « Les parlements au cœur de la construction de la Nation ». Si nous disons que ce sont les nations qui bâtissent les parlements, comment oublier, comme l’exemple ivoirien nous le rappelle si bien, que ce sont des minorités décidées, organisées et intrépides qui ouvrent, de tout temps, le bal de l’Histoire ? Si nous disons plutôt que ce sont les nations qui bâtissent les parlements, comment tenir compte, dans une telle approche, de la sacro-sainte séparation des pouvoirs en démocratie, et mieux, des fonctions régaliennes et même prééminentes de l’exécutif dans des pays à constitution présidentialiste comme le nôtre ? Si par-delà les deux premières hypothèses, nous posons le postulat que
Les parlements ne construisent pas les nations, et que les nations ne construisent jamais les parlements, comment confier l’histoire politique des peuples au pur et simple hasard ? Devant ces questions ardues et essentielles, il me semble que l’assemblée parlementaire de la francophonie doit s’efforcer de trouver une voie qui ne tombe ni dans le nationalisme aveugle qui a saigné tant de peuples africains, ni dans un parlementarisme atomisé qui risquerait très vite, en Afrique, de dériver en sectarisme, voire en ethnicisme ; ni dans une logique de l’indifférence qui ferait le lit aux pires dérives génocidaires et despotiques du monde.

parlement

Honorables Députés
Mesdames et Messieurs,
Examinons donc ces trois voies sans issue.

La voie du nationalisme nous a montré ses limites en près d’un siècle d’expériences africaines. Certes, dans la lutte contre le colonialisme, il était inévitable que le sentiment national des opprimés naisse de la résistance commune. Mais, il convient de remarquer qu’une fois indépendants, des pays délivrés de la colonisation ont continué allègrement à se nourrir d’une rhétorique anticolonialiste qui, malheureusement, a servi de masque au refus de la démocratie et de ferment aux dérives de l’irresponsabilité, de la corruption, de l’ethnicisme et même du totalitarisme des tropiques.

La voie du parlementarisme africain, quant à elle, n’a certes pas encore été suffisamment explorée. Mais la tendance fâcheuse des citoyens africains à se définir d’abord comme des membres d’une ethnie, avant de se percevoir comme membres d’une nation, a fortement biaisé les modes de délégation de pouvoir. Pourquoi ? Le vote villagiste, l’enfermement des citoyens dans des parcs communautaristes ou religieux, les logiques de bétail électoral, les réflexes particularistes de toutes sortes, ont transformé la concurrence démocratique, dans bien des cas, en rivalités ethniques durables et ravageuses. Le vote démocratique est parfois devenu le voile de la lutte pour le contrôle de la mangeoire étatique, au détriment de la bonne gouvernance, du développement durable et de l’émancipation de millions d’âmes de la pauvreté, de la misère et de l’ignorance crasses.

Une troisième possibilité a été tentée, celle que je nommerai la voie de l’indifférence des parlements envers les questions nationales. Elle a consisté, dans de nombreux Etats africains, à faire de la question de la construction nationale, l’apanage du seul pouvoir exécutif, avec des chefs d’Etat entourés d’idéologues audiovisuels supposés définir la nation pour tous et servir la conscience nationale au peuple comme un digestif d’après-repas. Dessaisis de la possibilité de contribuer à la réflexion et à la production de la conscience nationale dans leurs pays, bien des parlements africains se sont alors contentés du rôle de caisses de résonance du pouvoir exécutif, les sessions plénières n’étant que le remake aveugle de décisions prises et dictées d’emblée par l’homme fort du pays. Qui ne voit pas le gâchis que l’indifférence parlementaire aura semé à travers le monde ?

D’où la thèse que nous défendons, pour finir.
Il semble donc que le rôle des parlements dans la construction de nos nations doive être repensé, au regard de ces trois voies disqualifiées par l’Histoire et par l’examen de la raison critique. Ce n’est ni dans l’incantation nationaliste, ni dans le particularisme parlementariste, encore moins dans l’irresponsabilité coupable des élus envers leurs peuples, que se joue l’avenir positif de nos peuples. Les parlements, résolument, doivent être des lieux de proposition, d’examen critique, d’expertise, de débats sans complexes, de législation durable et de renouvellement des sociétés démocratiques. L’expérience ivoirienne, celle de la longue crise identitaire que nous avons connue, en particulier depuis le décès du président Félix-Houphouët-Boigny, nous a au moins appris les fondamentaux que voici :

Premièrement,
Les parlements peuvent et doivent participer à la construction de la nation en rapprochant le système démocratique des citoyens qui y délèguent leurs pouvoirs aux élus. La parole parlementaire est une médiation entre le particulier et l’universel. Le député, dans un pays comme le nôtre où l’espoir a failli disparaître, est une courroie de transmission entre le local et le national, mais aussi le national et le global. Il fait voir l’intérêt général aux populations locales comme il fait voir l’intérêt particulier des citoyens aux décideurs nationaux. Il contribue, qui plus est, par la diplomatie parlementaire, à construire cette amitié des peuples qui passe par la collégialité internationale des élus, donnant un ancrage profond aux relations internationales entre les Etats.

Deuxièmement,
Les parlements peuvent et doivent participer à la construction de la nation en étant force de propositions, dans la vision de l’avenir de leurs peuples. A l’ère des caisses de résonnance qui ont laissé dire et faire tout et n’importe quoi à la gloire des grands timoniers de la Nation, doit résolument succéder l’ère des lieux de délibération critique qui dotent chaque pays d’un cerveau collectif suffisamment productif pour penser et anticiper l’avenir avec lucidité et créativité. L’ère de la castration parlementaire est finie. Désormais, comptent l’innovation, la liberté d’examen, le droit à l’objection de conscience, le droit d’opposition constructive et surtout, la préservation du pluralisme raisonnable comme âme de la démocratie globale.

Troisièmement,
Les parlements ne peuvent contribuer à la construction des nations que s’ils sont réellement représentatifs de la diversité sociologique, culturelle, économique et politique des citoyens. Cette représentativité doit être régulièrement contrôlée par des sondages permettant d’affiner sans cesse le jugement des élus et de clarifier leurs décisions et votes.

Quatrièmement,
La construction des nations par les parlements, ne peut se faire sans des mécanismes d’inclusion des minorités. Ici, il faut mobiliser toute la panoplie des techniques de représentation pour donner une chance à toutes les minorités de la nation de pouvoir s’exprimer dans le débat parlementaire.

Cinquièmement
La construction nationale, pour les parlements, passe par la clarification du statut de la citoyenneté comme une appartenance à l’Etat de droit qui ne nie pas la diversité culturelle. Il y a un lien entre nation et nationalité, à condition de passer par la citoyenneté. Etre ivoirien, c’est donc d’abord être un citoyen lié par des droits et devoirs qui constituent le socle de sa nationalité.

Sixièmement
La collégialité parlementaire est un avantage et un symbole fort de l’égalité entre les citoyens. Le fait qu’un député en vaille un autre, le fait que les sujets d’intérêt national soient débattus de façon contradictoire et libre, l’horizontalité du discours parlementaire est un vrai facteur de construction nationale.

Septièmement
Dans la sphère propre de la francophonie, les Assises que nous tenons en ces lieux témoignent de notre commun engagement à partager des valeurs morales, politiques, voire culturelles dont l’universalité est la base de notre droit de regard mutuel sur la marche de nos nations. Loin d’être simplement ingérence, la prévention des crises, dans le cadre des organisations de la Francophonie, me semble tenir à la nécessité d’empêcher le triomphe de la violence, de la misère et de l’ignorance. Mieux encore, l’engagement des Etats francophones à avoir un droit de regard sur leurs évolutions nationales respectives est la forme tangible d’une solidarité morale et d’une politique de civilisation qui rendront possible demain, un monde globalement meilleur que celui d’aujourd’hui.

Sans s’arroger le privilège de l’intelligence citoyenne ou de l’initiative politique, le parlement ne peut construire la nation qu’à condition qu’il parle, qu’il parlemente, et qu’il légifère réellement avec la conscience profonde de l’intérêt général et de la prégnance de notre responsabilité irréductible pour les générations futures. Le problème de la poule et de l’œuf, que je posais au début de mon allocution, me semble ainsi résolu : ce n’est pas simplement le parlement qui construit la nation, ou la nation qui construit le parlement. Il faudrait plutôt envisager le problème de façon dialectique. Il y a co-construction, rétroaction si je puis dire, entre ces deux entités. La nation se donne un parlement qui en retour, dans un contexte démocratique notamment, peut contribuer à se donner une nation, dans un va-et-vient indéfini. Les lois qui consolident une nation sont d’abord des promesses d’avenir. Elles ouvrent sans cesse de nouveaux sillons pour l’aventure démocratique. Voilà aussi pourquoi, chers collègues, je suis heureux d’être député de Côte d’Ivoire. Pour contribuer, au cœur de mon peuple, à donner un sens au mot « avenir ».

Je vous remercie.

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