Côte d’Ivoire – Alassane Ouattara et son rapport à la démocratie

Par Fat Téré Koula

C’est au milieu des années 80, que confronté à une grande fronde sociale, Félix Houphouët-Boigny (FHB) organise un grand Conseil National du parti unique de l’époque, qu’est le PDCI. Beaucoup de nos aînés en gardent encore un grand souvenir. Le Conseil National était cette sorte de grand forum où viennent s’exprimer toutes les couches socioprofessionnelles sur une ou plusieurs questions touchant à la vie sociopolitique de l’heure. Cet historique Conseil National fut d’ailleurs le dernier sinon l’un des derniers de la riche carrière politique du grand Féfé (diminutif affectueux de FHB). Sur plusieurs jours, des syndicalistes, des hommes politiques, des opérateurs économiques, des représentants des grands corps d’état, etc. vont se succéder à la tribune de la Grande Salle du Palais de la Présidence pour analyser la situation créée par les « activistes » de ce qui deviendra par la suite la Gauche Démocratique.

Sur les campus et dans les bureaux, dans les lycées et collèges, dans les quartiers populaires, les tracts pleuvent. Yopougon est déjà aux avant-postes. Les syndicalistes, amenés par le Synares (Syndicat National de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) de Marcel Etté défient l’UGTCI et son « syndicalisme de participation ». Les futurs leaders de cette Gauche Démocratique, sous l’impulsion de Laurent Gbagbo et de ses compagnons de lutte, troublent le sommeil du grand « Nanan » que le ministre Balla Kéita tente d’imposer aux jeunes lycéens que nous étions.

Après plusieurs jours d’interventions des uns et des autres, le président Félix Houphouët-Boigny (FHB) prend la parole et se livre à un long plaidoyer de sa politique et de son bilan à la tête du pays. Il cède à la colère et dans une diatribe s’exprime sur ses biens personnels tout en tenant des propos discourtois à l’endroit de certains de ses compatriotes. Le lendemain, à la reprise des travaux, dans un sincère soupir il lâche: « Hier, j’ai parlé. J’ai même trop parlé ». Dès lors, tout le monde aura compris que cette crise a ébranlé le « Vieux » Crocodile qui naguère ne dormait que d’un seul œil. Mais elle aura aussi révélé l’humilité d’un homme et son respect du prochain. En effet, très jeune militant du MEECI (Mouvement des Elèves et Etudiants de Côte d’Ivoire), « sous-section particulière du PDCI » (sic), le président Félix Houphouët-Boigny nous confiait qu’il ne faut jamais achever un adversaire.

Mais que font aujourd’hui les « héritiers » d’un tel homme? Alassane Ouattara aura-t-il la force de reconnaître un jour qu’il a parfois trop parlé? Aura-t-il un rapport qui ne fait pas de ceux qui le contredisent des ennemis mais bien au contraire des intellectuels qui jouent leur rôle d’opposition, l’aidant ainsi à une meilleure gouvernance? Saura-t-il un jour qu’on n’achève pas un adversaire politique, au risque de tirer sur un corbillard? Et que l’on ne peut être vainqueur partout et toujours?

C’est la déclaration du chef de l’état au sortir du 18ème sommet de l’Union Africaine (UA) qui nous a suggéré ces interrogations. En effet, face au camouflet diplomatique de la Côte d’Ivoire dont le candidat, Jean Ping, a subi une défaite, dans des conditions qui prêtent à l’humiliation, Alassane Ouattara, à son départ d’Addis-Abeba, se justifie en ces termes, tels que rapportés par le quotidien ivoirien l’Expression dans son édition du 31 janvier.

‟Le sommet n’est pas terminé. Nous avons voté à plusieurs occasions. Le Dr Jean Ping était en tête aux trois premiers scrutins. Donc, au plan démocratique, il a été élu à trois reprises mais apparemment dans les textes de l’Union Africaine, il y a une disposition qui stipule que le candidat unique, après que les autres se soient retirés, va se présenter pour un quatrième scrutin où il devrait avoir les 2/3 des pays pour qu’il soit proclamé comme président de la commission. Dr Jean Ping a eu quasi les 2/3 mais à une ou deux unités près. Pour ma part, j’ai indiqué à mes homologues, au sommet, que cela n’est pas démocratique. On ne peut pas dire que quelqu’un qui a gagné quatre scrutins de suite ne puisse pas exercer la présidence de la Commission. Les discussions sont en cours. Nous souhaitons que la démocratie soit réelle. Et que les institutions ne soient pas orchestrées par certains pour bloquer le fonctionnement de l’Union Africaine. Il faut faire évoluer l’Union Africaine. Les pays évoluent dans la démocratie. L’Union Africaine doit en faire autant. Je souhaite que cette décision soit prise pour que Dr Ping, élu à quatre reprises avec la majorité, puisse exercer sa fonction de président de la Commission”.

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Ainsi, parce que son candidat n’a pas été élu, le sommet ne serait pas terminé pour Alassane Ouattara? Alors que ce sommet est bel et bien terminé avec l’élection du président béninois Yayi Boni à la tête de l’UA. Le prochain sommet qui aura lieu dans 6 mois est statutaire.

L’usage du terme « apparemment » pour parler des textes de l’Union Africaine qui conditionnent l’élection de tout candidat à la présidence de la Commission de l’UA par l’obtention des 2/3 de la majorité qualifiée, prête à confusion. Car, ce n’est pas « apparemment » mais cela relève des dispositions statutaires de l’UA, depuis ses pères fondateurs. Ce n’est donc pas que le candidat, même unique, « devrait avoir les 2/3 des pays pour qu’il soit proclamé comme président de la Commission » mais il doit avoir ces 2/3. Cela est d’autant plus important que c’est une fonction au service d’états qui ne perdent pas leur souveraineté du fait de leur adhésion à l’UA. Il importe donc que le Président de la Commission de l’UA puisse justifier de la confiance d’une majorité qualifiée d’états, au risque de n’avoir aucune autorité pour conduire une politique de défis, comme l’Afrique en a besoin. Jean Ping l’a d’ailleurs si bien compris qu’il hésite à accepter une présidence intérimaire. C’est aussi cela la légitimité qui ne saurait être mécanique. Entre deux AG des chefs d’état, c’est la Commission qui anime le continent et règle les problèmes auxquels il pourrait être confronté.

Même dans les entreprises privées, la minorité de blocage existe bel et bien. Il n’est donc pas juste de dire que « que cela n’est pas démocratique ». En Côte d’Ivoire, si les lois organiques n’ont pas pu être prises c’est bien parce que Laurent Gbagbo ne disposait pas de la majorité qualifiée des 3/4 nécessaires à la mise en place, par exemple, des institutions judiciaires. Peut-on considérer Laurent Gbagbo comme « mal élu » parce qu’il n’a eu les 3/4 à l’Assemblée Nationale, et vouloir imposer Jean Ping avec moins de 2/3?

Dans le cas d’espèce, Jean Ping n’était guère à « une ou deux unités près » des 2/3 comme le prétend Alassane Ouattara. Il lui a manqué pas moins de quatre bonne voix pour atteindre ces 2/3. Comme à son habitude, Alassane Ouattara manipule les chiffres alors que pour Jean Ping sortant, élu au 1er tour en 2008, l’intransigeance de 24 pays sonne comme un cinglant désaveu de son bilan. Son intervention à Malabo, sur le comportement de la CPI, n’aura été, pour certains africains, d’un passage digne d’un grand cirque.

En outre, en ne concédant à Jean Ping que 3 voix d’écart au 1er tour (28 contre 25 soit 52,8% contre 47,2%) et une seule voix d’écart au second tour (27 contre 26 ou 50,9% contre 49,1%), les états africains se sont démocratiquement exprimés et la tribune de l’UA ne doit pas devenir la Côte d’Ivoire où l’on peut changer les règles constitutionnelles par rébellion. A moins de faire appel à Choi pour une certification ou bombarder chacun des 24 palais pour lui arracher son vote! Difficile pour la certification quand on sait que Choi n’aime pas recompter. Quant au bombardement, il peut prendre des formes moins visibles.

Le Nouveau Courrier

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