Les Invisibles d’Abobo
En Côte d’Ivoire, l’insurrection avance masquée pour taire l’identité de ses véritables chefs. Ce » commando invisible » est en train de faire basculer le rapport de force au profit des partisans d’Alassane Ouattara.
Comme une apparition, la machine à tuer roulante surgit sur l' » autoroute « , l’avenue centrale d’Abobo, enfonçant les barrages sans ralentir. Des blindés suivis de camions de transports de troupes où s’entassent des soldats en uniforme. Tous ouvrent le feu de toutes leurs armes et de toute leur âme, emportés à la vitesse maximale dont sont capables les vieux moteurs qui fument désespérément.
Il y a encore quelques semaines, ces soldats de Laurent Gbagbo auraient semé la terreur à Abobo, immense quartier du nord d’Abidjan, bastion de l’opposition au président sortant. Aujourd’hui, la peur a changé de camp. Le cortège n’est que la version minimale et inefficace d’un porte-avions de pauvres qui aurait entrepris de faire une guerre de quartier contre un ennemi invisible, dans un océan urbain en train d’échapper à son contrôle.
Sur le passage du convoi, samedi 12 mars, d’autres coups de feu claquent. Les soldats installés sur les banquettes de bois savent qu’au moindre ralentissement, certains d’entre eux tomberont. Tout le long de l’avenue, dissimulés entre les échoppes pillées, les éléments du commando invisible attendent pour tirer, au coup par coup, sur le cortège. Derrière les camions suit une ambulance, pour ramasser les corps et maquiller les pertes. Dans une situation où la faiblesse caractérise les acteurs, la dissimulation s’impose dans chaque camp.
Voilà à quoi a finalement mené le différend électoral qui paralyse la Côte d’Ivoire depuis novembre 2010. Laurent Gbagbo, malgré la certification par les Nations unies de la victoire de son adversaire, Alassane Ouattara, a promis qu’il ne quitterait pas le pouvoir, et il a tenu parole. Ses troupes ont brisé toute tentative de manifestation dans les quartiers favorables à Alassane Ouattara, à commencer par Abobo. Près de quatre cents morts en Côte d’Ivoire depuis novembre 2010. A présent, une insurrection, qui avance masquée sous le nom de commando invisible pour taire l’identité de ses véritables chefs, est en train de faire basculer le rapport de force en chassant par les armes d’une large bande couvrant tout le nord d’Abidjan les partisans armés de Laurent Gbagbo, civils et militaires. Les maquisards urbains, pro-Ouattara, avaient commencé par des escarmouches, des embuscades, des coups de main. Dans le camp de Laurent Gbagbo, a-t-on apprécié la menace ? Contre les insurgés bientôt qualifiés de » terroristes » ont été appliquées, en les intensifiant, les méthodes utilisées depuis le second tour contre la population. Le piège était tentant, les Forces de défense et de sécurité (FDS) s’y sont rué pour se faire tuer à Abobo.
Au fil des jours, les troupes de Laurent Gbagbo ont commencé à perdre de plus en plus d’hommes et de matériel, au fur et à mesure que le commando invisible voyait ses effectifs et son organisation se renforcer. Un exemple presque parfait de guerre asymétrique forcément favorable à des insurgés mobiles opposés à une force lourde, accordant trop de confiance à sa puissance de feu.
Plus les choses vont mal, plus le camp en difficulté peine à changer de cap. En bonne logique, les forces de Laurent Gbagbo ont donc lancé, samedi 12 mars, une offensive sur Abobo, avec attaque simultanée en plusieurs points de colonnes blindées, représentant plusieurs centaines d’hommes, tirs au canon de DCA à l’aveuglette, et même appui de deux hélicoptères qui, selon les témoins, » jettent des grenades « .
Le lendemain, on comptait une douzaine de morts dans Abobo, la plupart de simples habitants tombés sous des balles perdues, et aucun terrain n’avait été regagné. Les colonnes blindées avaient rebroussé chemin, évacuant même en partie leur dernière base dans ce secteur, le Camp commando. Les invisibles, eux, ne tiennent aucune ligne, mais réapparaissent en petits groupes sur l’autoroute, dans la fumée des ordures qui se consument.
Il y a trois semaines, ils se glissaient en civil dans la foule, grenade en poche, enterraient leurs armes la journée pour ne les ressortir qu’à la nuit tombée. A présent, ils sont partout, depuis l’entrée d’Abobo jusque dans la banlieue d’Anyama, porte d’Abidjan vers les régions voisines.
Plus ils sont visibles, plus le mystère tombe. Les combattants ont l’air typique des rebelles originaires du nord du pays, de ce nord qui soutient Alassane Ouattara. Ils ont des grigris, des talismans, des protections » mystiques » de toutes sortes, ne détestent pas se masquer le visage, arborent aussi des armes blanches de chasse traditionnelles. Les nouvelles recrues sont initiées dans un poro (société secrète) pour pouvoir bénéficier de protections magiques, puis partent assaillir les colonnes infernales de Laurent Gbagbo. Chaque jour qui passe voit se préciser la menace d’une poussée du commando au-delà de la frontière symbolique d’Abobo, pour faire sortir l’insurrection de la périphérie, en direction du quartier de Cocody, par exemple, où se trouvent la présidence et la télévision ivoirienne, la RTI.
Rien n’est joué. Laurent Gbagbo n’a pas encore mobilisé les foules de civils de la galaxie des patriotes. La Côte d’Ivoire, à ce stade, n’est pas entrée dans une guerre civile dans laquelle les populations armées s’en prendraient les unes aux autres. Mais l’accélération des événements donne le vertige. Le commando invisible a déjà transformé, à Abobo, le sous-quartier PK 18 en quartier général. Dans une minuscule clinique, on tente d’y soigner les blessés et de mettre sur pied une administration. Passe une énorme dépanneuse, dont le pare-brise porte fièrement l’inscription » Le retard n’empêchepas le bonheur « . Le véhicule a pour mission d’entasser et de construire avec sa grue des barrages de fer avec des carcasses de voitures et les épaves calcinées des véhicules des FDS tombés dans les embuscades. C’est devant ces masses qui contraignent les blindés à ralentir que les FDS subissent leurs plus lourdes pertes.
Le noyau de départ des invisibles a été constitué de membres de l’ex-rébellion, les Forces nouvelles, qui avaient échoué à prendre le pouvoir en 2002, avec l’appui du Burkina Faso, et tenu depuis la moitié nord du pays, en dépit d’accords faisant de leur chef, Guillaume Soro, le premier ministre de Laurent Gbagbo. Depuis la présidentielle, cet accord a volé en éclat. Guillaume Soro est devenu premier ministre d’Alassane Ouattara. Officiellement, aucun des deux hommes n’a de lien avec le commando invisible. » On ne peut pas parler, c’est secret mais vous verrez bientôt qui sont nos chefs « , assure un commandant de secteur.
Sous le commandement de » Diable noir « , voici deux jeunes garçons à peine sortis de l’adolescence qui montent au front. » Au début, on avait juste nos machettes. Eux, ils avaient les armes. Nous, on avait le courage. On a vu que la « protection » – magique – était bonne, alors on a rejoint le commando, on a égorgé proprement les FDS et on a récupéré leur matériel, c’est tout « , dit l’un d’eux. Au jugé, la rébellion doit à présent aligner quelques centaines de combattants, dont les chefs circulent dans des convois de pick-up, faisant le coup de feu de jour comme de nuit. » Cela fait trois mois qu’on se préparait « , explique l’un de ces chefs, qui vient de descendre de son pick-up avec ses éléments, nerveux et mobiles, prêts aux mauvaises surprises de la guerre de rue.
Le commandant se fait appeler » général « . Il ne s’agit pas d’un grade, mais d’un souvenir politique, celui de son passage dans les rangs de la Fesci, le syndicat étudiant désormais militarisé qui a été l’un des piliers de Laurent Gbagbo. Les chefs de la Fesci irriguent toute la vie politique de Côte d’Ivoire, dans tous les camps : Guillaume Soro en avait été le chef, avant Charles Blé Goudé, le » général de la jeunesse « , chargé de mobiliser les patriotes pro-Gbagbo. Le commandant d’Abobo, demain, se retrouvera peut-être en train de combattre d’anciens frères du militantisme musclé.
Pendant ce temps, dans un petit appartement proche de la grande mosquée, une famille est assise dans la pénombre. Le père compte ses jours de chômage, la maman s’interroge sur ce que ses enfants mangeront ce soir et demain, le fils fait passer des messages : » Quand les chars quittent le camp d’Agban – camp FDS, à une dizaine de kilomètres – , quelqu’un m’appelle. Moi, je donne l’information au commandant et les éléments se préparent. »
Plus au nord, à Anyama, les convois du commando invisible circulent au milieu des barrages des milices locales. Parmi ces barrages, surprise, en voici un tenu par des éléments de l’armée régulière, théoriquement des ennemis. Mais les frontières sont en train de se brouiller et les changements de camp se font sans bruit : les hommes de la 13e brigade ne combattront pas le commando invisible. » Au contraire, ils nous aident avec des conseils et un peu de matériel, et si la situation devenait difficile on pourrait compter sur eux « , explique le commandant Dosso, qui contrôle la zone et tient à lancer un appel pour que viennent s’abriter chez lui les populations déplacées de la région, y compris les pro-Ggabgo, » car à Anyama, un plus un égal un, on est tous unis, c’est la Côte d’Ivoire « .
A ses côtés, un autre commandant de secteur revenu à grand-peine, à cause d’une panne de sa R 19 éculée, des combats de la nuit dernière, assure : » Si Gbagbo s’en va, tout est terminé. Il n’y aura pas de guerre en Côte d’Ivoire. » Pendant que cette demi-guerre se transforme à vue d’oeil en conflit ouvert, mené par des invisibles de plus en plus visibles, Alassane Ouattara demeure muet. Laurent Gbagbo doit s’adresser bientôt à la Côte d’Ivoire pour donner les mots d’ordre à ses partisans, notamment civils, auxquels des armes ont été distribuées. Le pire est peut-être encore à venir.
Jean-Philippe Rémy
Le monde 15.03.2011
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