LE MONDE Par Cyril Bensimon (à Kigali), Philippe Bernard et Jean-Philippe Rémy (à Johannesburg)
Il n’aura fallu que quelques mots. Quelques accusations déjà maintes fois prononcées par Paul Kagamé pour que les lignes de fractures franco-rwandaises réapparaissent, à la veille de commémorations, lundi 7 avril, qui incitaient davantage au recueillement qu’à la polémique. S’ils ne sont pas nouveaux, ses propos sont loin d’être anodins.
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Dans un entretien publié dans l’édition de lundi par l’hebdomadaire Jeune Afrique, vingt ans jour pour jour après le déclenchement du génocide des Tutsi qui fit 800 000 morts selon les Nations unies, le président rwandais accuse la France de vouloir faire oublier ses responsabilités dans la tragédie de son pays. « Vingt ans après, le seul reproche admissible à ses yeux est celui de ne pas en avoir fait assez pour sauver des vies pendant le génocide. C’est un fait, mais cela masque l’essentiel : le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même », assène Paul Kagamé. Selon lui, les soldats français de l’opération militaro-humanitaire « Turquoise » déclenchée en juin 1994 ont été « complices et acteurs » des massacres.
La réaction française n’a pas tardé. Estimant que « ces accusations sont en contradiction avec le processus de dialogue et de réconciliation engagé entre les deux pays », un communiqué du Quai d’Orsay annonçait, samedi 5 avril, l’annulation du voyage de la garde des sceaux. Christiane Taubira devait représenter la France aux cérémonies commémoratives du génocide des Tutsi organisées deux jours plus tard à Kigali.
Rwanda: la France a « raison » de ne pas envoyer de ministre
Alain Juppé, a jugé lundi que la France avait eu « raison » de ne pas envoyer de ministre au Rwanda pour les commémorations du 20 anniversaire du génocide. Durée: 00:32
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« LE CULOT DE RESTER LÀ, SANS PRÉSENTER D’EXCUSES »
A l’Elysée, on se dit « très surpris » par la sortie du président rwandais alors qu’« une politique d’apaisement est menée depuis plusieurs mois ». A la mi-février, deux hauts diplomates français avaient été reçus à Kigali. Ils avaient annoncé que Mme Taubira représenterait François Hollande – que Paul Kagamé avait invité personnellement – aux commémorations. Le message de Paris insistait sur la détermination française à « lutter contre l’impunité » et comportait une invitation faite au président Kagamé pour une visite officielle en France en 2014. « Une réelle relation d’amitié est en train de se nouer entre la France et le Rwanda », avait renchéri l’ambassadeur de Kigali à Paris, le 27 février au micro de Radio France internationale.
L’absence de représentants des autorités françaises sera totale. Les autorités rwandaises ayant signifié, dimanche, à l’ambassadeur de France à Kigali que sa présence n’était pas souhaitée.
En annulant, la veille, la venue de Mme Taubira, Paris a vraisemblablement voulu éviter à la ministre de la justice l’humiliation subie dix ans plus tôt par Renaud Muselier, alors secrétaire d’Etat aux affaires étrangères. Devant un stade rempli de rescapés et de représentants de la communauté internationale, Paul Kagamé avait alors accusé la France d’être « complice » des génocidaires et dénoncé ses représentants qui avaient « le culot de rester là, sans présenter d’excuses ». Comprenant avec retard le réquisitoire, M. Muselier avait alors quitté les cérémonies.
DES SOLDATS DES DEUX PAYS COLLABORENT AU MALI
Dix ans plus tard, Paris croyait avoir tourné la page de ses mauvaises relations avec Kigali. Après la rupture des relations diplomatiques en 2006, à la suite de la mise en cause par le juge Bruguière du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé dans l’attentat contre le président Habyarimana qui donna le signal de déclenchement du génocide, les liens se sont renoués sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy et de son ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner. Sans tirer des conclusions définitives, l’enquête reprise par le juge Trévidic s’oriente plutôt vers la piste d’une attaque menée par les extrémistes hutu.
Alors que des alliés traditionnels (Etats-Unis, Pays-Bas, pays scandinaves) se montrent plus distants à l’égard du pouvoir rwandais, après la mise en évidence de son implication aux côtés de rébellions en République démocratique du Congo, Paris a mis ses critiques en sourdine. Aujourd’hui, des soldats des deux pays collaborent au Mali et en Centrafrique, et vingt ans après les faits, la justice française a enfin jugé et condamné un premier cacique du pouvoir génocidaire réfugié sur son sol.
Il y a encore quelques jours, un diplomate français estimait que « la configuration astrale était plutôt bonne et que la tendance était à l’amélioration des relations ». L’analyse oubliait qu’entre les deux pays, il existe un passé indépassable tant que certaines zones d’ombre n’auront pas été levées.
LA FRANCE A FAIT LA GUERRE CONTRE LE FPR
Dès le déclenchement de la guerre civile en 1990, la France a fait la guerre contre le FPR qui n’était encore qu’une rébellion de réfugiés tutsi soutenue par l’Ouganda. Dans les premiers jours de l’offensive, des forces françaises ont été impliquées dans la défense d’un régime considéré comme ami. Mis à mal, les soldats rwandais ont pu notamment « compter sur l’appui d’hélicoptères de la DGSE » pour combattre les maquisards, avec des tirs si meurtriers que le FPR fut repoussé jusqu’à la frontière rwando-ougandaise, assure une source impliquée dans le dossier au Quai d’Orsay à l’époque.
Daniela Kroslak, dans son ouvrage sur l’implication de la France au Rwanda (The Role of France in The Rwandan Genocide, Hurst, 2007), montre que des responsables français sont d’ailleurs conscients dès 1990 que, sans l’aide militaire de Paris, l’armée rwandaise s’effondrera face aux rebelles du FPR. La France a donc pris une part d’autant plus déterminante dans la guerre de 1990 à 1994 qu’elle a pesé sur son issue, empêchant la chute d’un pouvoir qui allait, à terme, engendrer le génocide. Mais des soldats français ont-ils tenu des armes pour prendre part aux tueries déclenchées le 7 avril 1994, comme on le prétend au FPR ? Il n’en existe à ce jour aucune preuve formelle.
Face aux questions nées de l’opération Turquoise, qui permit notamment à des planificateurs et des acteurs du génocide de fuir le Rwanda, une mission d’information parlementaire française rendit son rapport final en 1998. Celui-ci concluait que « des erreurs d’appréciation » et des « dysfonctionnements institutionnels » avaient bien été commis, sans jamais lever totalement le voile sur la part d’ombre de la France au Rwanda. Tant que la vérité n’aura pas été pleinement établie, Paul Kagamé pourra continuer d’accuser la France d’avoir participé à « l’exécution » du génocide et ses contradicteurs auront toujours toutes les peines à convaincre.
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