Camarade,
Tu me demandes ce qu’est la gauche, comme si c’était là le vrai débat. Permets-moi de te dire que cette question, venant de toi, ressemble plus à un détour qu’à une recherche sincère. Je préfère donc aller droit au cœur du sujet : oui, Laurent Gbagbo a trahi la gauche. Et cette trahison est profonde, structurelle, ancienne.
Je t’écris avec le désespoir de ceux qui ont cru, vraiment cru. Je sais que tu ne partageras peut-être pas cette douleur. Tu t’es toujours tenu à distance des passions politiques, et pour être déçu, il faut d’abord avoir espéré. Moi, j’ai espéré. Voilà pourquoi je peux mesurer l’ampleur de la déception.
I. L’esprit originel de la gauche : collégialité, camaraderie, contre-pouvoirs
Tu le sais : dans les partis de gauche, il n’y a pas de « Président propriétaire du parti ».
Il y a un Premier secrétaire, un Secrétaire général, une direction collective, des courants représentés, et surtout des organes de contrôle forts pour éviter les dérives personnelles et garantir la fidélité à la ligne idéologique.
Le FPI, notre FPI, avait été construit sur ce modèle.
-
Gbagbo n’était alors que Secrétaire général.
-
Le parti était dirigé par un collectif de 15 camarades.
-
Un comité de contrôle puissant jouait pleinement son rôle.
-
Nous étions militants, pas supporters.
-
La lutte portait un idéal, pas une icône.
C’était cela, le FPI : un parti de camarades, pas un royaume.
II. Le Congrès de 1996 : la rupture fondatrice
Et puis, il y eut 1996.
C’est là que tout a basculé.
Gbagbo veut plus de pouvoir. Il propose que le parti passe d’une direction collégiale à une Présidence concentrée entre ses mains. Il affaiblit le comité de contrôle.
Je me souviens encore du Professeur Ouraga Obou, Fédéral de Gagnoa, mis en garde sous les huées.
Pourtant, il avait raison.
Mais la base n’écoutait plus :
Gbagbo était déjà devenu une figure sacrée.
Ce congrès a consacré deux choses :
-
le triomphe du culte de la personnalité,
-
la défaite de l’idéologie de gauche au sein du FPI.
Dès ce moment, il n’y eut plus de contre-pouvoirs.
Plus de débat réel.
Plus de camaraderie critique.
Un seul homme, un seul capitaine, un seul cerveau.
III. Le règne sans contradiction : Gbagbo, unique centre de gravité
À partir de là, tout ce qui venait de lui devenait « stratégie ».
Et toute objection devenait « incompréhension ».
Gbagbo était désormais :
-
le seul stratège,
-
le seul penseur,
-
le seul maître,
-
le seul à voir ce que nous ne voyions pas.
Même dans l’erreur, il avait raison.
IV. Des choix personnels aux conséquences nationales
1. Le décret depuis l’Afrique du Sud autorisant la candidature d’Ouattara
Décision solitaire, sans consultation, sans analyse collective.
Ceux qui alertaient sur le risque étaient moqués :
« Vous ne comprenez pas la stratégie du Woody. »
2. L’impréparation face à la rébellion
On l’alerte : des hommes s’entraînent.
Il répond qu’il « voit le dos du nageur ».
Le nageur a traversé.
Et il a semé la mort.
La responsabilité d’un chef ne se mesure-t-elle pas aussi à ce qu’il n’a pas voulu voir ?
3. Les élections organisées avec des rebelles armés
Certains exigeaient le désarmement préalable.
Il refuse, sûr de lui.
Résultat : 3 000 morts, un pays fracturé, des exils, des prisons, un traumatisme durable.
V. Quitter seul le FPI : l’acte ultime de personnalisation
À sa sortie de prison, sans consultation, il annonce qu’il quitte le parti pour créer un nouveau mouvement.
Un parti bâti par la sueur des militants, par les sacrifices, par la lutte.
Personne n’était d’accord.
Mais…
c’était Gbagbo.
Alors on s’est tu. On a suivi. Encore.
VI. L’obsession d’être le seul maître du jeu
Quand on lui parle de rassembler la gauche et l’opposition, condition nécessaire à toute alternance, il répond :
« Je ne suis pas venu pour rassembler la gauche. »
Et pourtant, ses partisans applaudissent.
Ils attendent toujours une stratégie cachée.
Stratégie qui n’existe pas.
Il promet qu’il n’y aura pas de quatrième mandat.
Il sait qu’il n’est pas éligible.
Mais il refuse de passer la main.
C’est Gbagbo ou Rien.
Puis, à deux jours des élections, il annonce…
non pas la mobilisation générale,
mais sa retraite en mars 2026.
VII. Conclusion : oui, Gbagbo a trahi la gauche
Camarade, soyons cohérents :
-
Nous avons dit qu’Affi a trahi.
-
Nous avons dit que Mamadou Koulibaly a trahi.
-
Nous avons dit que Simone a trahi.
-
Nous avons dit que Blé Goudé a trahi.
Alors pourquoi Gbagbo échapperait-il au jugement historique ?
Le culte de sa personne a :
-
détruit la culture de gauche,
-
étouffé la collégialité,
-
dissous les contre-pouvoirs,
-
assassiné le sens critique,
-
empêché l’unité de l’opposition,
-
bloqué toute alternance viable.
C’est cela, la vraie trahison.
Et il fallait que quelqu’un l’écrive.
Je le fais.
Parce que je crois encore en la gauche.
Et que je refuse la servitude volontaire.






Commentaires Facebook