Tribune / Côte d’Ivoire : l’enlisement d’un pouvoir revanchard, la revanche douce de Gbagbo

Alors que les Ivoiriens attendaient une nouvelle ère politique, marquée par la réconciliation et l’ouverture après la guerre post-électorale de 2010-2011, le régime d’Alassane Dramane Ouattara semble avoir érigé l’exclusion comme mode de gouvernance. Ce choix, loin d’apporter la stabilité promise, a, au contraire, plongé le pays dans une incertitude chronique, chaque élection présidentielle s’accompagnant désormais de son lot de tensions et de crises post-électorales.

L’exclusion, marque de fabrique d’un régime

La publication de la liste des candidats à la présidentielle de 2025 a agi comme un électrochoc. En écartant simultanément un ancien président de la République (Laurent Gbagbo), un ancien Premier ministre (Pascal Affi N’Guessan), un banquier international à réputation mondiale (Tidjane Thiam) et un ancien président de l’Assemblée nationale (Guillaume Soro, également ancien Premier ministre).

Le Conseil constitutionnel a confirmé ce que beaucoup redoutaient : la compétition électorale n’est plus une arène ouverte mais un champ verrouillé au bénéfice d’un seul camp.

En 2020 déjà, le régime avait usé de l’argument du « cas de force majeure » pour justifier un troisième mandat présidentiel, malgré l’article 55 de la Constitution de 2016 qui limitait à deux le nombre de mandats présidentiels. Cette décision avait été largement critiquée, notamment par l’Union africaine, l’Union européenne et plusieurs ONG comme Amnesty International, qui dénonçaient un recul démocratique.

En 2025, la mécanique se répète. Mais cette fois, la mémoire collective refuse l’oubli : « La Côte d’Ivoire n’a pas besoin d’un nouvel épisode d’un mandat de trop », affirmait déjà en 2021 l’économiste Mamadou Koulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale.

Le paradoxe : Gbagbo renforcé par son exclusion

L’éviction de Laurent Gbagbo, censée l’affaiblir, agit en réalité comme un formidable catalyseur de popularité. Après dix années passées à La Haye, l’ancien président est revenu en 2021 accueilli par une foule immense à Abidjan, malgré les restrictions sanitaires liées au Covid-19. Ce retour triomphal a rappelé son ancrage profond dans l’imaginaire politique ivoirien.

De plus, Gbagbo a su se repositionner. En 2022, il a fondé le Parti des Peuples Africains – Côte d’Ivoire (PPA-CI), élargissant son influence au-delà de ses bastions traditionnels. Exclu du jeu officiel, il apparaît désormais comme le porte-voix des exclus et des marginalisés, rôle qui renforce son image de résistant.

Là où Ouattara et ses alliés voient une élimination politique, l’opinion perçoit une injustice. Et dans l’histoire ivoirienne, de Félix Houphouët-Boigny à Henri Konan Bédié, les figures injustement écartées ont toujours fini par revenir au centre du jeu.

Un pur produit de l’art politique

Laurent Gbagbo est avant tout un historien devenu stratège. Sa trajectoire politique — du syndicalisme universitaire dans les années 1970 à la présidence en 2000 — illustre une capacité rare à transformer les revers en opportunités.

Dans un entretien accordé à Jeune Afrique en 2002, il déclarait : « En politique, il ne faut jamais mourir. Même affaibli, celui qui résiste finit toujours par revenir. » Cette maxime semble aujourd’hui trouver toute son actualité.

Contrairement à Ouattara, dont l’ascension s’est appuyée sur un soutien international et sur l’appareil d’État, Gbagbo a forgé sa légitimité par un long combat de terrain : les marches interdites, la prison en 1992, l’exil, puis le retour victorieux aux élections de 2000. C’est cette école de la lutte politique qui lui donne une longueur d’avance sur son rival : il connaît les codes, sait attendre, et maîtrise l’art d’utiliser l’adversité comme tremplin.

C’est pourquoi Ouattara, conscient de cette asymétrie, évite soigneusement l’affrontement direct. Une élection ouverte, respectant les règles démocratiques, offrirait à Gbagbo l’occasion de déployer son charisme et son ancrage populaire — des atouts que le régime actuel ne peut contrer à la loyale.

Le piège de l’exclusion

En verrouillant le jeu, le pouvoir pensait sécuriser son avenir. Mais l’effet inverse se dessine : l’exclusion des grandes figures de l’opposition, loin d’éteindre la contestation, fragilise la légitimité de l’élection à venir. Déjà, plusieurs ONG et missions diplomatiques alertent sur les risques d’un nouveau cycle de violences post-électorales.

Dans ce vide démocratique, c’est Gbagbo qui occupe l’espace, chef d’une opposition morale que ni l’exil, ni la prison, ni l’interdiction ne parviennent à réduire au silence. Comme en témoigne un diplomate ouest-africain cité par Le Monde Afrique en 2024 : « Gbagbo n’a jamais autant pesé qu’aujourd’hui, paradoxalement parce qu’on veut l’empêcher d’exister. »

Ainsi, la Côte d’Ivoire s’enlise dans une impasse : un pouvoir crispé sur ses manœuvres juridiques, face à un adversaire qui, même hors du jeu officiel, continue d’imposer son rythme à la scène politique.

Commentaires Facebook

Laisser un commentaire