Le déficit de l’immobilier et une possible bulle immobilière en Côte-d’Ivoire

Le professeur PRAO Yao Séraphin a accordé une interview ce vendredi 19 septembre, à trois quotidiens ivoiriens : le BÉLIER INTRÉPIDE, DERNIÈRE HEURE ET GÉNÉRATIONS NOUVELLES

Question 1 : Quel est l’état des lieux du déficit de logement en te d’Ivoire?

Réponse :

 

L’accès au logement demeure une préoccupation majeure pour les populations ainsi que pour les pouvoirs publics. En effet, en Côte d’Ivoire, le déficit en logement est passé de 500.000 unités en 2020 à 830.000 en 2023, selon le président de l’Association des Banques et Etablissements Financiers de Côte d’Ivoire (APBEF-CI). Ce déficit croit de l’ordre de 10% par an, dû au désengagement de l’Etat des opérations de lotissement des terrains et de la construction directe de logements depuis les années 1980. Ce qui a provoqué une pénurie dans ce domaine, et qui constitue aujourd’hui, un problème socio-économique pour le gouvernement. A cela il faut ajouter le manque de politique de logement en Côte d’Ivoire alors que la population croît à un rythme soutenu.

Déficit de logements: Le déficit global en logements est considérable, avec une pénurie marquée de logements abordables pour les ménages les plus modestes. Le déficit est estimé à plus d’un demi-million de logements, et il continue de croître de 10% chaque année. 10.000 logements sont construits chaque année en Côte d’Ivoire pour un besoin annuel de 80.000 logements.  Il faudra débourser la somme de 40.000 milliards de francs CFA, soit quatre fois le budget annuel de la Côte d’Ivoire, en 2024.

Augmentation de la population à Abidjan : Le District Autonome d’Abidjan est la ville la plus peuplée du pays, avec plus de 5,6 millions d’habitants en 2021, et l’urbanisation s’accélère, augmentant de 3,4 % par an.

Question 2 : Qu’en est-il de l’urbanisation dans notre pays?

Réponse :

En Côte d’Ivoire, selon le Recensement Général de la Population et de l’Habitat 2021, le nombre de villes de plus de 100 000 habitants est passé de 8 en 1998 à 17 en 2021. En effet, 15 428 957 (52,5%) personnes vivaient dans les villes contre 13 960 193 (47,5%) en milieu rural). Le Rapport pays 2023 de ONU-Habitat Côte d’Ivoire estime que le taux d’urbanisation qui était de 14% en 1960 est passé à 32,0% en 1975 à 52,5% en 2021 puis à environ 53% en 2023. D’ici 2030, la Côte d’Ivoire sera le pays le plus urbanisé de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), avec une population urbaine estimée à plus de 20 millions d’habitants, selon le rapport « Dynamiques d’urbanisation de l’Afrique 2025 », publié par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Banque africaine de développement (BAD), CGLU Afrique et Cities Alliance. Selon ce document, la Côte d’Ivoire affichera un taux d’urbanisation de 58% en 2030, avec une croissance annuelle moyenne de sa population urbaine de 3,2% entre 2025 et 2030.

Question 3 : Quelles sont les causes de ce grand déficit de logement ?

Réponse :

Il a plusieurs causes. Nous pouvons les classer en trois catégories : celles qui sont liées à la demande, à l’offre et à l’Etat.

Concernant les facteurs liés à la demande, l’exode rural vers les villes, particulièrement Abidjan, et l’augmentation générale de la population créent une demande de logement supérieure à l’offre. En outre, la faiblesse des revenus et secteur informel a une part d’explication. En effet, en Côte d’Ivoire, le secteur informel représente la moitié de PIB et 90 % des emplois. Etant donné que la majorité de la population travaille dans le secteur informel, ce qui rend l’accès au crédit immobilier difficile et limite la demande solvable pour les logements formels.

Les principales causes identifiées de ce sous-financement sont :

  • Le coût élevé des crédits : Les taux d’intérêt peuvent atteindre 12 à 15%, bien au-delà des niveaux observés dans d’autres régions du monde.
  • Les exigences strictes des institutions financières : Les critères d’éligibilité pour les emprunteurs sont souvent trop rigoureux, excluant une grande partie de la classe moyenne et des travailleurs du secteur informel.
  • Le manque de garanties : La plupart des banques exigent des garanties élevées, souvent inaccessibles pour les citoyens ordinaires.

Faibles revenus : La majorité de la population, travaillant dans le secteur informel, a des revenus faibles et irréguliers, limitant leur capacité à contracter des emprunts pour un logement.

La faible disponibilité des financements immobiliers : Selon une étude récente de la Banque Mondiale (2023), seulement 2% des adultes en Afrique subsaharienne ont accès à un prêt immobilier, contre 30% dans les pays à revenu élevé. En Côte d’Ivoire, le taux de pénétration du crédit immobilier est encore plus faible, atteignant à peine 1% de la population active.

Concernant l’offre de logements, plusieurs facteurs rentrent en ligne de compte.

Augmentation des coûts : L’inflation a fait grimper les coûts de construction et le prix des matériaux, rendant l’accès à un logement plus cher.

Coût du foncier: Le prix du terrain est un élément important du coût final d’un logement, ce qui augmente les prix de vente et de location.

Difficultés d’accès au financement pour les promoteurs : Les promoteurs et les ménages ont du mal à accéder à des prêts bancaires en raison des taux d’intérêt élevés et des exigences de garanties strictes. Le sous-financement fait que la construction est menée en tranches avec un étirement des délais sur 48 mois, 68 mois ou plus, venant diminuer la rentabilité des projets.

L’insécurité foncière : L’imbrication des droits fonciers coutumiers, formels et informels complique l’obtention des titres de propriété, un frein majeur pour les promoteurs.

Les défis environnementaux : la durabilité devient une priorité dans le secteur immobilier abidjanais. La gestion des ressources naturelles, la réduction des déchets et l’intégration de matériaux écologiques gagnent en importance. Les nouveaux projets immobiliers, notamment les grandes résidences et complexes commerciaux, s’orientent vers des pratiques plus responsables pour minimiser leur impact environnemental.

Les initiatives de construction durable, bien que naissantes, attirent déjà l’attention des investisseurs internationaux. Cette tendance devrait s’intensifier dans les années à venir, avec un intérêt croissant pour des certifications écologiques et des infrastructures adaptées aux défis climatiques.

La concurrence accrue sur le marché immobilier : elle génère plusieurs défis, notamment une pression sur les prix et une réduction des marges pour les professionnels. Cela nécessite d’investir dans la digitalisation et la différenciation, des enjeux de logistique et de chaîne d’approvisionnement pour les promoteurs, ainsi que des difficultés à trouver et fidéliser des talents dans ce secteur compétitif.

On peut également citer l’environnement institutionnel et politique. En premier lieu, la complexité administrative et foncière: L’accès aux titres fonciers et les procédures administratives peuvent représenter des obstacles pour les investisseurs. En second lieu, la bureaucratie et la lenteur des procédures administratives retardent les projets immobiliers et augmentent les coûts. En troisième lieu, le manque d’infrastructures : L’insuffisance des infrastructures publiques, comme l’eau, l’électricité et les transports, particulièrement dans les zones périphériques, représente un défi pour les nouveaux logements. De même, les contraintes réglementaires : la réglementation et la législation en matière immobilière, ainsi que l’innovation technologique. Par-dessus tout, le désengagement de l’État lié à conjoncture économique et aux risques politiques : les risques liés à l’instabilité politique et économique, ainsi que la pression croissante sur les ressources naturelles.

Question 4 : Quelles sont donc les solutions à déficit de logements en te d’Ivoire?

Réponse :

Premièrement, l’État doit jouer un rôle central comme par le passé, en finançant le logement social. Il a déjà commencé avec les reformes capables de réduire le risque administratif. La conséquence naturelle de l’insécurité foncière était l’impossibilité d’avoir accès au financement auprès des banques. Avec l’introduction de l’Arrêté de concession définitive (ACD), matérialisant la propriété irrévocable d’un domaine foncier, les banques peuvent envisager prêter au-delà des fonctionnaires. En outre, la simplification des procédures (permis de construire) est de nature à encourager le financement bancaire.

Dans cette même veine, l’Etat a obtenu du financement de long terme, avec la Banque Arabe pour le Développement Économique en Afrique (BADEA) et la BOAD (Banque ouest-africaine de développement), qui ont accepté d’accompagner l’Etat de Côte d’Ivoire. Elles sont capables de porter les stocks à long terme (20-25 ans) afin de rendre possible la commercialisation des logements sociaux.

L’État ivoirien, dans le cadre de sa stratégie pour résorber le déficit de logements, a recapitalisé la Banque de l’Habitat de Côte d’Ivoire (BHCI) de 70 milliards de FCFA afin de renforcer la Banque, un acteur clé du financement immobilier, pour qu’elle puisse mieux accompagner l’État et les promoteurs dans la réalisation de programmes de logements sociaux et économiques et faciliter l’accès des ménages à la propriété.

Le gouvernement a obtenu des banques que les prêts sollicités par les acquéreurs de logements sociaux soient à un taux de 5,5%. Ce taux était de 9,5% auparavant. En outre, de nouvelles conditions applicables au guichet du Compte de mobilisation pour l’habitat (CDMH) de Côte d’Ivoire, ont été mises en place. En effet, ce dispositif prévoyait auparavant un taux d’intérêt du crédit-acquéreur de 9,5% par an pour les clients et un taux d’intérêt annuel de refinancement de 6% pour les banques.
Ainsi, « pour relancer l’attrait des banques au CDMH, le comité de gestion a proposé une révision à la baisse des taux de refinancement et du crédit-acquéreur, afin de soutenir la politique de logement social recherchée par le gouvernement. Je note que le comité a adopté un taux d’intérêt de sortie de 5,5% l’an, assurance y comprise, pour les acquéreurs de logement social et économique », a fait remarquer le ministre ivoirien de l’Economie.

Quant au taux de refinancement pour les banques au guichet du CDMH, il a été réduit à 2%, avec un barème de refinancement de 90% et 95%, en fonction de la durée du prêt. Par ailleurs, seuls les crédits de 11 à 20 ans décaissés totalement sont finançables.

Deuxièmement, les banques doivent financer les logements économiques de la classe moyenne. En Côte d’Ivoire, la classe moyenne représentait environ 26,4 % à 27 % de la population en 2017, selon des études conjointes de l’ENSEA et de l’AFD. Cette classe est caractérisée par une grande hétérogénéité, étant majoritairement composée de personnes vivant de la petite prospérité et du secteur informel, avec une forte vulnérabilité. L’offre immobilière privée demeure difficilement accessible pour la classe moyenne ivoirienne en raison de prix encore trop élevés. Mais avec un accompagnement bancaire, non seulement les banques s’en sortiront très bien mais également, cette classe sera dignement logée.

Troisièmement, les grandes sociétés comme Pulsar Partners, qui finance des projets immobiliers de haut standing en Côte d’Ivoire, via des véhicules d’investissement, pourront profiter des nombreuses opportunités d’investissement dans le marché immobilier en Côte d’Ivoire, notamment dans le secteur résidentiel, le secteur commercial, les projets d’infrastructure, les centres commerciaux, les complexes résidentiels, les hôtels, les parcs d’affaires, les centres de santé, etc.

 

 

 

 

 

 

Question 5 : A Abidjan, certains parlent de signes inquiétants d’une bulle immobilière. Quel est votre sentiment?

Réponse :

Une bulle immobilière est une situation où les prix des biens immobiliers augmentent de manière déconnectée de l’économie réelle, et son éclatement, ou krach, entraîne une chute brutale de la demande et des prix. En effet, lorsque la hausse de la valeur des biens est très marquée, mais que les revenus des ménages ne suivent pas la même cadence, alors il peut s’agir d’une bulle immobilière.

Il peut donc être complexe de reconnaître l’apparition de ce phénomène, même si certains signes peuvent permettre de déceler la présence potentielle d’une bulle immobilière, notamment l’augmentation disproportionnée et rapide des prix immobiliers.

Il est vrai que le marché immobilier d’Abidjan connaît une flambée des prix sans précédent, alimentant des inquiétudes sur l’émergence d’une bulle immobilière. Depuis quelques années, les coûts d’acquisition et de location, notamment dans des zones prisées comme Cocody et Marcory, s’éloignent des revenus moyens des habitants, fragilisant l’équilibre du secteur. Pour un salaire moyen de 108.000 FCFA, les maisons coutent chères à Abidjan et dans certaines grandes villes.

Question 6 : Quels sont donc les facteurs permissibles d’une possible bulle immobilière?

Réponse :

Les principaux défis posés par une bulle immobilière incluent des risques financiers pour les propriétaires (endettement supérieur à la valeur du bien), l’instabilité des institutions financières, une contraction de l’économie et l’aggravation potentielle de la pauvreté due aux saisies immobilières et aux pertes d’emplois.

Les causes possibles d’une bulle immobilière :

  • Un déséquilibre entre l’offre et la demande: lorsque la demande est largement supérieure à l’offre, on parle d’un déséquilibre. Ce phénomène favorise inévitablement l’augmentation massive et rapide des prix.
  • Un optimisme excessif :il s’agit d’une attitude irrationnellement positive concernant les perspectives du marché immobilier, expectant donc une évolution positive des prix.
  • Une influence de facteurs externes :les politiques gouvernementales ou encore les aides financières de l’État, par exemple, peuvent favoriser l’achat immobilier.
  • L’inflation mondiale ;
  • Le blanchiment d’argent, la corruption et le trafic de drogue.

Question 7 : Le risque d’éclatement de la bulle immobilière est-il élevé?

 

Réponse :

Notons que le secteur immobilier est plus exposé au blanchiment des capitaux, avec un score de 0,95 sur une échelle de 0 à 1. Cela signifie qu’il 5% de sécurité dans l’immobilier face au blanchiment d’argent.  Ce risque élevé est dû à sa capacité à absorber de grandes quantités de fonds illicites, facilitant ainsi l’intégration de ces capitaux dans le système économique par l’achat ou la vente de biens immobiliers.

Si donc, ce gouvernement ou un nouveau gouvernement cherche à lutter sérieusement contre le trafic de drogue, la corruption endémique et le blanchiment, alors la bulle va éclater très rapidement contrairement, à ce que pensent certains banquiers.

Au Sénégal, la loi de 2024 qui traite du blanchiment d’argent est la loi n°2024-08 du 2 février 2024, adoptée pour renforcer la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive. Cette loi prévoit des sanctions pénales, notamment de l’emprisonnement et des amendes substantielles. Elle vise également à renforcer le cadre juridique pour la saisie et la confiscation des avoirs criminels, permettant de confisquer les biens acquis illégalement pour les réinsérer dans l’économie légale.

Si une telle loi est votée en Côte d’Ivoire, plusieurs biens immobiliers seront saisis et mis en vente. Cela pourra alors déclencher une crise immobilière avec des conséquences désastreuses sur l’économie ivoirienne car le secteur de l’immobilier en Côte d’Ivoire contribuant à environ entre 6% et 10% du PIB, représente un pilier clé pour la croissance économique nationale.

Si cette bulle venait à éclater, alors les conséquences seraient lourdes pour l’économie locale. La chute des prix pourrait affecter les propriétaires, les institutions financières exposées aux crédits immobiliers et l’ensemble du secteur de la construction, vital pour l’emploi à Abidjan. Cette instabilité renforcerait également les tensions sociales, car les logements, déjà difficilement accessibles pour une majorité, deviendraient encore plus rares.

Question 8 : Comment donc éviter l’éclatement d’une bulle immobilière en Côte d’Ivoire ?

Réponse :

Pour éviter une crise, les autorités doivent mettre en place des mesures adaptées :

  • Renforcer la régulation du secteur ;
  • Surveiller les transactions pour identifier les abus ;
  • Encourager le développement de logements sociaux.
  • Les institutions financières, quant à elles, doivent adopter des politiques de prêt responsables et éviter de financer des projets spéculatifs.
  • Elles doivent être vigilantes sur le processus KYC (Know Your Customer ou Connaissance du Client) et AML (Anti-Money Laundering ou Lutte contre le Blanchiment d’Argent) dans le financement de l’immobilier, en accentuant la vérification de l’identité des parties prenantes(acheteurs, vendeurs) afin de prévenir les activités illégales comme le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ;
  • Une action concertée entre le gouvernement, les investisseurs et les institutions financières est nécessaire pour garantir un développement immobilier durable et inclusif.

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