Entretien avec le Professeur PRAO Yao Séraphin réalisé par Connetionivoirienne.net
Le 66e sommet ordinaire de l’organisation régionale, qui s’est tenu le 15 décembre à Abuja (Nigeria), a acté le divorce de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) composée du Burkina Faso, du Mali et du Niger, fondée en septembre 2023, avec la CEDEAO. Théoriquement, ces trois pays cesseront officiellement d’être membres de la CEDEAO à partir du 29 janvier 2025. Il revient à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) de mettre en place une période de transition du 29 janvier au 29 juillet 2025. Ces six mois sont censés donner aux pays de l’AES le temps de régler les modalités de leur départ. Face à cette situation, le président de LDCI, le professeur PRAO YAO SERAPHIN, répond aux questions de connnectionivoirienne.net.
Question 1 : Pouvez-vous nous donner les raisons de la création de la CEDEAO ?
Réponse : En 1975, les pays membres avaient de bonnes idées et de beaux objectifs
La CEDEAO a été créée par les Chefs d’État et de Gouvernement de quinze pays d’Afrique de l’Ouest, lors de la signature le 28 mai 1975 à Lagos, au Nigeria, du Traité de la CEDEAO. Le Traité de Lagos a été signé par les Chefs d’État et de Gouvernement du Bénin, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, de la Gambie, du Ghana, de la Guinée, de la Guinée-Bissau, du Liberia, du Mali, de la Mauritanie, du Niger, du Nigeria, de la Sierra Leone, du Sénégal et du Togo, avec pour mission déclarée de promouvoir l’intégration économique dans la région. Son but est de promouvoir la coopération et l’intégration avec l’objectif de créer une union économique et monétaire ouest-africaine. Concrètement, la Communauté a pour objectif de promouvoir la coopération et l’intégration dans la perspective d’une union économique de l’Afrique de l’Ouest, en vue d’élever le niveau de vie de ses peuples, de maintenir et d’accroitre la stabilité économique, de renforcer les relations entre les États membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain. En 1990, son pouvoir est étendu au maintien de la stabilité régionale avec la création de l’Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group, groupe militaire d’intervention qui devient permanent en 1999. En 2024, la CEDEAO compte 15 États membres. En 2020, le produit intérieur brut global des États membres de la CEDEAO s’élève à 686 milliards de dollars américains.
Bien qu’au départ son rôle soit purement économique, la CEDEAO s’est assez vite intéressée au maintien de la paix. C’est en effet une condition essentielle pour qu’une union puisse se réaliser. Par ailleurs, la CEDEAO crée des infrastructures régionales en matière de transports et de télécommunications.
Question 2 : Selon vous, quels sont les retombées positives de la CEDEAO et les défis ?
Réponse : À l’origine, la création de la CEDEAO devait engendrer des retombées positives aux pays membres
Quarante-neuf ans plus tard, le bloc régional peut se targuer de succès significatifs en matière d’intégration, de paix et de sécurité et de bonne gouvernance, mais il doit également faire face à certains défis.
Au niveau des retombées positives, concernant l’intégration économique, il y a la libre circulation des personnes, mais aussi de la création d’un marché commun pour la région. Il s’agit d’aider les pays à développer leurs infrastructures – énergie, connectivité internet et construction de réseaux routiers dans toute la région. Tout cela est en cours. Cependant, tirant les leçons des tristes événements des années 1990 caractérisés par des guerres civiles et l’implosion d’États, la CEDEAO n’a eu d’autre choix que de s’orienter vers les questions de sécurité et de bonne gouvernance.
Aujourd’hui, les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme sont profondément ancrées dans la culture ouest-africaine, et la CEDEAO fait partie intégrante de ce processus. L’Afrique de l’Ouest est la seule région d’Afrique qui ne connaît pas de conflit ouvert de haute intensité, malgré les activités des groupes extrémistes violents.
Au niveau des défis, au niveau de la CEDEAO, le commerce intra-communautaire reste toujours faible et son poids dans le commerce mondial se situe autour de 0,3%. Il s’y ajoute que le commerce intra-communautaire qui est estimé à hauteur de 10% du total des échanges de la région, est également faible en comparaison à d’autres blocs régionaux. L’analyse du commerce intra-africain par bloc régional au cours des cinq dernières années, classe la CEDEAO en 4e position (9,4%), derrière la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) (21,3%), la Communauté de Développement d’Afrique Australe(SADC) (20,8%), et le Marché Commun de l’Afrique orientale et Australe (COMESA) (10,4%).Il est à noter qu’en matière d’exportations sur la période 2015-2019, les locomotives au niveau régional sont le Nigéria, la Côte d’Ivoire et le Sénégal qui, en moyenne, fournissent respectivement 29,4%, 23,2% et 18,2% des exportations totales intracommunautaire. La faible performance de l’Afrique de l’Ouest en commerce intra régional met en évidence l’absence d’industrie à fort potentiel économique ce qui se traduit par une faiblesse des revenus. L’explication de cette faible performance peut être liée aux coûts commerciaux élevés, manque de spécialisation et un commerce basé sur les matières premières et donc à faible valeur ajoutée.
Le projet de la monnaie unique est au point mort. En effet, le Traité de Lagos, instituant la CEDEAO, avait pour but de dépasser les innombrables clivages, économiques, politiques, monétaires et linguistiques, pour déboucher sur une intensification de la coopération et des échanges. Pour ce faire, la « balkanisation monétaire » devrait prendre fin avec la création d’une monnaie commune. Mais l’Eco, la monnaie unique que devaient adopter ses membres en 2020, est au point mort.
Question 3 : Selon vous, quelles sont les causes de fracture politique au sein de la CEDEAO ?
Réponse : Il existe plusieurs causes à ce déchirement politique au sein de la CEDEAO.
La première cause est le manque de solidarité envers des pays en guerre. N’oublions pas que la CEDEAO est une organisation de solidarité. Et pourtant depuis 10 ans, les pays du sahel font face à des attaques terroristes sans précèdent. Ces pays s’attendaient à une solidarité militaire pour mettre hors d’état de nuire ses bandits de grands chemins. Bien au contraire, les autres pays n’ont pas eu l’intelligence nécessaire pour aller secourir les pays frères. Or, l’organisation s’implique en revanche directement dans les différends politiques, se dotant en 1993 d’un nouveau statut lui assignant formellement une responsabilité dans la prévention et le règlement des conflits régionaux. En juin 2004, les chefs d’état-major ouest-africains approuvent la création d’une force de 6.500 hommes, dont un contingent d’intervention rapide de 1.500 soldats en cas de troubles. En novembre 2005, un programme de formation de cinq ans est adopté pour permettre des opérations de maintien de la paix. Pour rappel, la CEDEAO a joué un rôle politique de premier plan lors des guerres civiles au Liberia et en Sierra Leone, en mettant sur pied en 1990 l’Ecomog (force ouest-africaine de paix), une force de plusieurs milliers d’hommes. Elle a notamment réussi à ramener la paix au Liberia en 1997. Elle est également intervenue en Guinée-Bissau lors de la rébellion armée de 1998-99 et après le coup d’État de 2012, en Côte d’Ivoire en 2003 après le déclenchement d’une rébellion, au Mali en 2013 pour aider Bamako à reprendre le contrôle du Nord tombé aux mains des djihadistes, ou encore en Gambie en 2017 quand le président sortant Yahya Jammeh, battu aux élections, refusait de quitter le pouvoir.
La deuxième cause est le chapelet de sanctions présenté à des pays déjà éprouvés. On se souvient de la série de sanctions économiques contre le Mali, à la suite de l’annonce par les autorités de la prolongation de la période de transition jusqu’à cinq ans. Reprochant aux autorités de transition de ne pas avoir tenu leurs engagements quant à l’organisation d’élections, la CEDEAO a décrété la fermeture des frontières du Mali avec ses États membres ainsi qu’un embargo économique et financier. La Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a également suspendu ses aides financières au Mali et gelé ses avoirs, réduisant drastiquement les capacités d’investissement de l’État. À l’évidence, les sanctions visaient à isoler le Mali sur la scène internationale, à fragiliser son économie, et à créer ainsi les conditions d’une pression interne des Maliens sur leurs dirigeants, en plus de celle exercée par les principaux partenaires diplomatiques du pays. Ce schéma a été appliqué également au Burkina-Faso et au Niger.
La troisième cause est l’ingérence des pays occidentaux dans la conduite de la politique de la CEDEAO. De façon particulière, la France s’ingère dans les affaires de la CEDEAO pour soutenir les présidents imposés par paris. A la suite du coup d’État militaire au Niger qui a vu le général Abdourahamane Tiani renverser et séquestrer le président Mohamed Bazoum, la France a affirmé son plein soutien à la décision de la CEDEAO d’actionner une force militaire en attente aux frontières du Niger. Et pourtant, le Niger n’est pas un département français. Or, la France avait de quoi à se retenir vu qu’elle était au cœur de la crise nigérienne, à la suite d’une décennie d’engagement militaire au Sahel pour combattre la montée du djihadisme. Les coups d’État de 2020 au Mali et de 2022 au Burkina Faso ont largement témoigné de l’échec français à atteindre les objectifs militaires de l’opération « Barkhane », suscitant la colère des populations locales — à tel point que le président français Emmanuel Macron a annoncé la fin progressive de l’opération en novembre 2022. Dans les faits, la CEDEAO ressemble à un syndicat de présidents de la sous-région, imposés par la France, à la tête des pays membres. Ceux qui ne sont pas serviles et pantins ne sont pas les bienvenus.
La quatrième cause est la politique à géométrie variable de la CEDEAO en fonction des affinités avec les régimes en place. Dans sa « folie » de ne pas quitter le pouvoir, l’ancien président sénégalais Macky Sall a eu le soutien implicite de ses homologues. Il a fallu la détermination du peuple éclairé du Sénégal pour faire plier le « protégé de la France ».
La cinquième cause est le manque de discernement sur les causes des coups d’État dans la sous-région. En réalité, les coups d’État sont le produit naturel d’un certain nombre de facteurs qui passent à la trappe de l’intelligence des gouvernants de la CEDEAO. En effet, la mauvaise gouvernance des gouvernants, le népotisme de ceux qui nous gouvernent, le clanisme de nos présidents, l’enrichissement illicite des présidents africains, la dictature de nos dirigeants, sont, entre-autres, les causes des coups d’État en Afrique. Or, la CEDEAO ne dit rien sur les errements de nos présidents lorsqu’ils sont aux affaires, drogués par l’orgasme du pouvoir.
Question 4 : Quel est le poids économique des pays de l’AES ?
Réponse : Les pays de l’AES sont des économies à prendre au sérieux
Selon le FMI, les pays de l’AES devraient peser 62,3 milliards de dollars américains de PIB cumulé en 2024. Ces trois pays qui représentent 17,4% des 425 millions d’habitants de l’espace CEDEAO et un PIB cumulé d’environ 10%. Selon les données démographiques de 2022, au niveau de l’UEMOA, leurs ressortissants sont estimés à 50,7% de l’Union. En termes de production de richesses économiques, les pays de l’AES, le Burkina Faso, le Mali et le Niger, par rapport à l’ensemble des Etats de UEMOA, pèsent 28,4%. Ces trois pays couvrent une aire géographique de 2,70 millions de km², sur une superficie totale de 5,11 millions de km², soit 52,84% de la superficie de la région. Ces pays peuvent créer une zone monétaire optimale car leurs économies sont relativement homogènes en termes de PIB par habitant ou de structures économiques. Ils ont en commun une croissance démographique très rapide, un certain enclavement, l’importance de l’agriculture céréalière, et de l’élevage, mais aussi de la production minière, notamment aurifère. À celles-ci s’ajoutent pour le Burkina et le Mali le coton, et pour le Niger l’uranium et le pétrole. Enfin, pour ces trois pays, les revenus issus des migrations vers les pays côtiers jouent un rôle très important. L’AES est donc plus proche de constituer une zone monétaire optimale que la CEDEAO, beaucoup plus hétérogène. En outre, ces pays ont montré une certaine résilience économique. En effet, dans le dernier rapport de l’indice Synthétique d’Émergence Économique (ISEME) sur les pays émergents d’Afrique, les trois nations membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) ont été surprises par leur positionnement. Malgré les défis liés au terrorisme et aux crises économiques provoquées par les coups d’État successifs, le Mali, le Burkina Faso et le Niger font preuve d’une certaine résilience. D’après les données de l’Indice ISEME, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ne figurent pas dans la zone rouge du classement des pays émergents d’Afrique. Ces trois pays bénéficient respectivement des scores suivants : 0,341, 0,331 et 0,359, des résultats proches de la moyenne africaine qui s’est établie à 0,428. Dans ce classement des pays émergents d’Afrique, le Niger se positionne en tête des pays de l’AES avec un score de 0,359.
Les pays de l’AES rivalisent même avec de grandes économies africaines dans la catégorie des « Pays potentiellement émergents « où l’on retrouve des nations comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal, l’Algérie, le Ghana et le Nigeria. Ces performances démontrent que, bien que préviennent comme en déclin, le Mali, le Burkina Faso et le Niger maintiennent des bases économiques solides, laissant entrevoir des perspectives encourageantes.
Dans une note d’avril 2024, le Fonds Monétaire International (FMI) a confirmé la résilience de l’économie malienne malgré les nombreuses épreuves. « Nous estimons que l’économie du Mali a progressé de 4,4 % en 2023, affichant une capacité d’adaptation remarquable face aux multiples chocs des dernières années », ont indiqué les experts.
Même résilience au Niger, où les perspectives économiques restent solides. Selon le FMI, la croissance devrait atteindre 8,8 % en 2024, à portée des exportations de pétrole, d’une campagne agricole favorable et de la levée des sanctions économiques. Pour 2025, une dynamique similaire est attendue, avec une croissance estimée à 7,9 %, tandis que l’inflation devrait se stabiliser à 3,7 %. Tous ces chiffres optimistes concourent à un meilleur classement des pays de l’AES dans les différents classements macro-économiques.
Question 5 : Mais dans cette séparation, les pays de l’AES ne vont-ils pas perdre économiquement ?
Réponse : mon intime conviction est que tout le monde va perdre
Si les pays de l’AES sortent de la CEDEAO, tous les pays de la CEDEAO vont perdre, pas seulement ces trois pays.
Les potentielles pertes des pays de l’AES
Leur départ entraînera, en outre, une réduction de la taille du marché de la CEDEAO. La superficie des pays de l’AES est estimée à 2,78 millions de Km2 sur 5,12 millions de Km2 que compte la CEDEAO, soit près de 54% de l’espace communautaire.
Le Burkina Faso, le Mali et le Niger, représentent en termes de relations économiques 21,3% du commerce au sein de l’espace CEDEAO. Au niveau du commerce intra régional, les importations de ces trois pays pèsent pour 41,3% alors que leurs exportations ne représentent que 9,7%. Ces données montrent que les pays de l’AES « vendent très peu aux autres pays », mais importent beaucoup des autres États de l’espace CEDEAO. Par ailleurs, au niveau des échanges intra-communautaires dans l’espace UEMOA, ils importent globalement des autres pays pour près de 69,8%. Ces trois pays vendent à hauteur de 18,1% dans l’espace l’UEMOA, d’où « ils sont fortement dépendants des autres pays de l’Union ». Leurs principaux fournisseurs sont la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Sénégal. Si donc les autres pays appliquent un protectionnisme alors, leurs importations coûteront plus chères, ce qui peut accentuer la vie chère dans ces pays.
Une autre conséquence de cette possible sortie concerne les transferts réalisés par les migrants. Le traité de l’UEMOA garantit la liberté de circulation, d’installation et d’accès à l’emploi des personnes. Le retrait des pays de l’AES priverait leurs ressortissants de cet avantage. Or les transferts des migrants sont une ressource essentielle pour les trois pays : ils représentaient, en 2022, 5 % du PIB pour le Mali, plus de 3 % pour le Burkina Faso et le Niger. Les migrants de pays de l’AES ont envoyé en 2021, 123 milliards de francs CFA depuis la Côte d’Ivoire, 36 depuis le Sénégal, 15 depuis le Bénin et 14,6 milliards depuis le Togo.
Ces transferts (189 milliards de francs CFA, contre 140 dans l’autre sens) seraient réduits dans des proportions difficiles à anticiper selon la réaction des États hôtes, surtout si ces derniers prenaient des mesures contraignantes pour les migrations ou les transferts.
Les potentielles pertes pour la CEDEAO version réduite
Dans un premier temps, notons que la signature du traité portant création de la Confédération Alliance des États du Sahel (6 juillet 2024) fragilise la CEDEAO. D’abord parce qu’elle perd un morceau de territoire couvrant 2 758 000 km2, soit presque la moitié de la superficie de la CEDEAO (6,1 millions km2), et comptant un peu plus de 70 millions d’habitants, soit seulement un tiers de la population de la communauté ouest-africaine (210 millions d’habitants). On enregistre donc une véritable amputation.
Dans un second temps, étant donné que la CEDEAO est une union politique et économique régionale regroupant 15 pays d’Afrique de l’Ouest, il va sans dire qu’elle sera fragilisée sur le plan diplomatique. En effet, plus les pays sont nombreux, plus ils peuvent peser sur le plan politique, au niveau international. Même au niveau même de la CEDEAO, c’est véritablement un grand un camouflet à l’encontre d’une institution qui, par le passé, était parvenue à régler bon nombre de conflits régionaux. À l’échelle continentale, la CEDEAO était probablement la seule organisation sous-régionale en mesure d’intervenir diplomatiquement, politiquement et même militairement avec une efficacité généralement reconnue par la communauté africaine et internationale. La défection des trois pays risque de lui faire perdre du poids et du crédit sur la scène internationale.
Dans un troisième temps, sur le plan économique, les conséquences sont difficiles à estimer par avance, mais on doit remarquer que les trois pays de la Confédération sont ceux dont le PIB par habitant est le plus bas : 882 USD pour le Burkina Faso, 877 USD pour le Mali et 629 USD pour le Niger. On estime parfois que ces chiffres n’ont pas beaucoup de sens, mais ils sont significatifs du déséquilibre régional quand on les compare à ceux de la Côte d’Ivoire (2 630 USD), du Ghana (2331 USD), du Nigeria (2316 USD) et du Sénégal (1695 USD). On peut donc penser que les économies fortes des États côtiers n’ont probablement pas grand-chose à perdre de la défection de leurs voisins du Sahel. Elles devront toutefois s’adapter au nouveau contexte. La Côte d’Ivoire serait modestement impactée, ses exportations vers les pays de l’AES représentant moins de 15 % du total de ses exportations en 2022. Le Sénégal serait plus affecté, le Mali étant son premier client avec près de 20 % du total de ses exportations.
Mais un pays comme la Côte d’Ivoire dont les ports sont de grandes sources de ressources financières, pour les caisses de l’Etat, peut souffrir d’un détournement de commerce. En effet, les pays de l’AES pourraient tenter de diversifier leurs voies d’approvisionnement. Le trafic passant par les ports à destination de l’AES représente 52 % du trafic pour Cotonou, 18 % pour Dakar, 13 % pour Lomé et 8 % pour Abidjan. Mais, l’activation de routes à travers l’Algérie, la Libye, la Mauritanie, le Maroc ou la Guinée n’est pas une alternative séduisante dans les conditions sécuritaires actuelles. Ce qui pourrait arranger les pays de la CEDEAO qui ont des ports.
Question 6 : Dans cette situation, quel sera l’avenir de la CEDEAO ?
Réponse : il est possible de penser à quatre hypothèses possibles
Hypothèse 1 : les pays de l’AES expriment une menace non crédible
Cette hypothèse stipule que les trois pays ont simplement poussé un coup de gueule et qu’ils reviendront tranquillement à de meilleurs sentiments après les négociations en cours. Cela voudrait dire qu’ils reviendront comme membre de la CEDEAO sans une reforme de cette institution. Dans ce cas, ces trois pays seront comme l’enfant prodigue qui revient à la maison après une fugue improductive. Ce cas de figure parait improbable au regard de la volonté des chefs militaires, à la tête de ces trois pays, d’aller à une rupture réelle au niveau de la philosophie de la CEDEAO. Du coup, une autre hypothèse peut être avancée.
Hypothèse 2 : les pays de l’AES reviennent dans une CEDEAO fortement reformée et libre
Cette hypothèse stipule que les trois pays reviendront dans la CEDEAO après un accord pour la reformer en profondeur. Cette réforme devra aller dans le sens d’une CEDEAO des peuples, une CEDEAO qui ne dépendra plus des intérêts des occidentaux mais ceux des pays membres. Cette nouvelle CEDEAO sera celle qui protègera les populations du terrorisme, de la faim et qui proposera aux africains des projets intégrateurs à même d’accroître les échanges entre les pays membres. C’est à cette condition, sans doute, que les trois pas sortants pourront revenir au sein de la CEDEAO. C’est donc au sein d’une CEDEAO reformée, digne, panafricaine, solidaire, décolonisée, que les pays de l’AES pourront revenir et reprendre avec les autres la marche vers le développement économique.
Hypothèse 3 : les pays de l’AES sortent de la CEDEAO malgré les négociations
Cette hypothèse est plausible car la déception des pays de l’AES est trop grande pour revenir dans une communauté qui n’existe que de nom. En réalité, la CEDEAO est semblable à un « lion édenté » qui malgré sa forme monstrueuse, ne fait plus peur. Elle est aussi une structure inféodée de l’extérieur dont les dirigeants reçoivent des dictées et des ordres depuis paris et Bruxelles. Or, dans une volonté de conquérir leur souveraineté et leur indépendance, les pays de l’AES, pourront sortir de la CEDEAO pour construire une forte confédération. Ces pays, regroupés sous l’Alliance des États du Sahel (AES), dénoncent une organisation jugée « instrumentalisée » et affirment leur décision « irrévocable ». Bien que l’AES ait appelé à une « application immédiate » de ce départ, l’article 91 de la CEDEAO impose un délai d’un an avant sa prise d’effet, prévue le 29 janvier 2025. Malgré de nombreuses tentatives de médiation, les juntes militaires n’ont pas fléchi, exacerbant les divisions internes à la CEDEAO sur la marche à suivre face à cette rupture historique. Ce départ remet en question l’avenir de l’intégration économique et politique dans une région où les interdépendances sont fortes, notamment sur la libre circulation des biens et des personnes.
Si cette sortie se concrétise alors la prochaine étape sera la création de leur monnaie. On se rappelle que ces trois pays, dans la charte de leur Alliance AES adoptée en septembre 2023, disaient leur volonté de promouvoir “l’indépendance, la dignité et l’émancipation économique”. Cette décision pourrait ne pas être sans conséquences pour la stabilité de la Zone Franc et, plus particulièrement, pour l’UEMOA dont on rappelle que le Mali, le Niger et le Burkina Faso représentent près de 30% du PIB. Mais le préalable juridique à la création d’une nouvelle monnaie en zone AES : la sortie de l’UEMOA. Ce n’est pas la première fois qu’un pays quitte la zone du franc CFA (Guinée en 1960, Mauritanie et Madagascar en 1973 ou encore le Mali entre 1962 et 1984). Toutefois, la spécificité de cette annonce réside dans la volonté de créer une monnaie commune à trois États, relativement homogènes en termes de PIB par habitant ou de structures économiques. Ils ont en commun une croissance démographique très rapide, un certain enclavement, l’importance de l’agriculture céréalière, et de l’élevage, mais aussi de la production minière, notamment aurifère. À celles-ci s’ajoutent pour le Burkina et le Mali le coton, et pour le Niger l’uranium et le pétrole. Notons que l’AES est donc plus proche de constituer une zone monétaire optimale que la CEDEAO, beaucoup plus hétérogène. Dans ce cas, pour réussir cette confédération, il y a des défis à relever par ces États. En effet, la création de l’AES répondait à des impératifs sécuritaires. Il s’agissait de mettre en commun les moyens militaires pour lutter contre les groupes terroristes armés, après avoir mis fin aux interventions internationale – Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali (MINUSMA) – et française (Barkhane dans les trois pays). On pouvait d’ailleurs noter que l’option militaire restait privilégiée plutôt que l’ouverture de négociations avec les djihadistes.
Le traité instituant la Confédération élargit le champ de la mutualisation à des secteurs considérés comme stratégiques : l’énergie, l’agriculture, l’eau et les transports. On pense immédiatement à la colonne vertébrale de cet ensemble géographique que constitue le fleuve Niger, facteur majeur de l’équation eau-agriculture, qui traverse le Mali et le Niger. Longtemps incantatoire, le concept de “Vision partagée” sur la maîtrise de ce cours d’eau pourrait trouver un nouveau terrain d’entente, avec toutefois le risque de se fâcher avec le Nigeria, qui accueille le cours aval du fleuve et demeure donc à la merci des éventuels barrages en amont.
Quant à la mutualisation en termes d’énergie, on peut imaginer que le Niger aurait une carte à jouer avec ses ressources en pétrole et surtout en uranium, mais on voit mal comment il pourrait en faire profiter ses nouveaux alliés à titre exclusif, et surtout dès les prochains mois.
Attachés au souverainisme, les trois États semblent avoir relancé une autre idée souvent invoquée par les nationalistes mais rarement mise en œuvre : l’utilisation plus large des langues locales, notamment dans les médias. Le défi sera de ne pas fragmenter davantage leurs communautés, déjà tiraillées par des conflits d’usage et promptes à des replis identitaires pouvant déboucher sur des milices d’auto-défense.
Hypothèse 4 : l’AES sera une organisation au sein de la CEDEAO avec des accords bilatéraux
Si le retrait des Etats de l’AES, le Burkina Faso, le Mali et le Niger, de l’espace CEDEAO est acté par l’organisation, alors il faudra des négociations pour aboutir à des accords bénéfiques pour toutes les parties. Dans ce cas, les pays de l’AES peuvent être une organisation au sein de l’espace communautaire à l’instar du Conseil de l’Entente qui regroupe le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Niger et le Togo. Dans cette hypothèse, les pays de l’AES garderont le franc CFA comme leur monnaie. Une confrontation pourrait en effet nuire à tous les membres de la CEDEAO, particulièrement ceux qui partagent des frontières ou des liens économiques étroits avec les pays de l’AES.
L’AES est un bloc géographique qui présente une caractéristique quasiment rédhibitoire : il est totalement enclavé. Il n’a aucune ouverture sur la mer, et peut faire l’objet par les autres pays membres de la CEDEAO d’un blocus, auquel il ne pourrait échapper que par l’Algérie, la Mauritanie et le Tchad. La nouvelle Confédération va donc rencontrer des difficultés importantes pour ses exportations et pour ses importations.
L’autre problème qui risque de surgir rapidement est celui de la monnaie. Les pays confédérés utilisent toujours le franc CFA. Ils sont donc encore dépendants de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), et ne pourront s’en libérer qu’en créant leur propre monnaie. On sait à quel point cette démarche est difficile et longue à mettre en œuvre.
Il faudra régler la question de la circulation des ressortissants de l’AES et des autres pays. En effet, malgré les divergences, l’interdépendance économique entre les États de l’AES et ceux de la CEDEAO reste forte, rendant inenvisageable une rupture totale. Certains espèrent même un éventuel retour des pays de l’AES à l’organisation à terme, une fois les tensions apaisées. Des nations comme le Sénégal, touchées par les précédentes sanctions contre le Mali, perçoivent désormais les risques économiques et stratégiques d’une telle escalade, notamment face à des défis communs comme le terrorisme.
Aujourd’hui, les citoyens de l’espace CEDEAO peuvent voyager librement avec une simple carte d’identité, à l’instar des Européens dans l’espace Schengen. Toutefois, des obstacles subsistent, notamment aux frontières terrestres où des pratiques illégales, comme le racket par certains fonctionnaires, compliquent parfois la libre circulation. Les États devront d’ailleurs intensifier leurs efforts pour les éradiquer. Il en découle que les discussions sur le passeport commun de la CEDEAO, garant de cette mobilité, devront aboutir à une facilitation de la circulation des personnes et des biens. En effet, les diasporas, particulièrement la communauté malienne forte de près de 5 millions de membres en Côte d’Ivoire, exercent une pression sur les juntes pour maintenir ces facilités. Leur rôle économique est crucial : en 2022, les transferts de fonds des Maliens de l’étranger ont atteint 523 milliards de FCFA, équivalents à l’aide publique au développement reçue par le pays. Ces flux soutiennent des projets locaux, l’éducation et la santé, renforçant l’importance de préserver ces liens pour les populations et l’économie. La bonne nouvelle est que huit des quinze pays membres de la CEDEAO sont également membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Il s’agit des pays d’Afrique de l’Ouest partageant en commun l’usage du franc CFA: Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal, Côte d’Ivoire, Togo, Bénin et Guinée-Bissau. Or, l’UEMOA offre également à ses membres la libre circulation des biens et des personnes. Et les pays de l’AES comptent bien évidemment continuer à être membres de cette organisation. Au lendemain de la décision de retrait de la CEDEAO, le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, s’est empressé de déclarer que le Mali resterait membre de l’UEMOA. Le fait de rester dans cette autre organisation sous-régionale permet aux pays de l’AES de continuer à bénéficier de la liberté de circulation des biens et des marchandises et bien évidemment du franc CFA et des financements au niveau de la région. Partant, pour ces trois pays de l’alliance, l’impact d’une rupture totale avec la CEDEAO sera limité par l’UEMOA.
Une chose est sûre, avec les dernières sorties des dirigeants des pays de l’AES, ce retrait de la CEDEAO est considéré sans retour. Et pour combler rapidement les conséquences de cette sortie, outre l’intensification des relations entre les trois pays dans les domaines diplomatique et économique, les pays de l’AES, ayant des relations tendues avec les pays occidentaux, tablent aussi sur d’autres partenaires pour réduire leur isolement. L’accent est particulièrement mis sur les pays des BRICS, notamment la Russie et la Chine, qui ont promis leurs soutiens aux pays de la région. Il faut dire que les pays qui se sont retirés de la CEDEAO disposent d’importantes ressources naturelles (uranium, or, bauxite, lithium, pétrole…) dont une grande partie n’est pas encore exploitée. Il s’agit de ressources très demandées par les pays des BRICS.
Question 7 : Merci président, un mot de fin ?
Réponse : La CEDEAO devra se réinventer
Si ces pays sortent de la CEDEAO, alors les répercussions immédiates seront surtout administratives et institutionnelles. Par exemple, les fonctionnaires nigériens, maliens et burkinabés travaillant pour la CEDEAO devront quitter leur poste. De même, la gestion des biens de l’organisation présents dans ces pays sera à régler. Les projets communautaires financés par des bailleurs via la CEDEAO pourraient aussi être suspendus, mais des solutions devraient être trouvées pour minimiser l’impact, notamment sur les projets en cours. Cependant, l’absence du Mali, du Burkina Faso et du Niger, qui forment le cœur géographique de l’organisation, pose un défi majeur à sa continuité territoriale. La CEDEAO devra se réinventer, en repensant ses mécanismes de sanctions et en reconquérant la confiance des populations ouest-africaines. Un immense chantier l’attend pour retrouver son unité et sa légitimité.
Mais n’oublions pas comme le disait Aimé Césaire, « le plus court chemin vers le futur, passe par le passé ». Or, la Mauritanie, qui avait quitté la CEDEAO en 2000 pour se rapprocher de l’Union du Maghreb arabe (UMA), est progressivement revenue dans l’organisation. Bien qu’elle soit encore un État associé, la Mauritanie bénéficie déjà de certains avantages de la CEDEAO, comme la libre circulation des personnes. Son rapprochement avec les pays de la CEDEAO, notamment le Sénégal, et le faible fonctionnement de l’UMA, l’ont conduite à renforcer ses liens avec la CEDEAO. Elle pourrait même envisager une réintégration complète dans l’avenir.
De manière similaire, les pays de l’AES (Mali, Burkina Faso, Niger), après une période de tensions, pourraient réévaluer leur position. Une fois les conflits apaisés et les régimes changés, des opportunités pourraient surgir, permettant à des pays comme le Niger de redevenir membres ou associés de la CEDEAO.
Cependant, nous devons avoir en esprit que la principale faiblesse de la CEDEAO réside dans ses lacunes en matière de politique et de gouvernance. Souvent, les signes avant-coureurs des coups d’État, comme les tensions politiques ou des élections manipulées, sont ignorés malgré les alertes d’experts. Pour être crédible, la CEDEAO doit renforcer son mécanisme de réaction, notamment sur les questions électorales et institutionnelles. Elle doit aussi prendre des positions claires sur les questions de libertés fondamentales, comme le montre son silence face aux disparitions d’activistes en Guinée, tandis que des organisations comme l’Union européenne ont pris la parole. De plus, la CEDEAO devrait accélérer l’intégration économique et garantir une meilleure application des mesures, notamment pour la libre circulation des personnes et des biens, ce qui nécessite une volonté politique forte de chaque État membre.
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