Quel destin pour les pays africains après les transitions en cours en 2024 ?

Emmanuel Nkunzumwami

Depuis plusieurs décennies, l’Afrique s’est réorganisée ; non pas sur la base des frontières étatiques souvent artificielles fixées par les puissances tutélaires héritées des décisions d’occupation des territoires par la Conférence de Berlin, conclues entre Européens en 1885 pour défendre leurs propres intérêts, puis redistribuées au rythme des conflits européens avec l’arbitrage des Etats-Unis d’Amérique.

Ainsi, certains pays africains s’appelleront « Francophones » parce que la France et la Belgique en ont décidé ainsi, ou des pays « Anglophones » par l’occupation britannique. Il y a même quelques pays « Lusophones » (Cap Vert, Angola, Mozambique, Sao Tome et Principe) parce la puissance dominante tutélaire était le Portugal. Petit et pauvre pays d’Europe du Sud pendant plusieurs siècles, mais puissance coloniale en Afrique, le Portugal avec ses navigateurs travaillaient au service et sous la protection des grandes puissances européennes. On ne construit pas l’avenir des nations sans s’intéresser à l’histoire de leurs peuples et des contextes internationaux ayant présidé à la formation de ces nations.

De même, les Africains ont embrassé des religions de leurs maîtres occidentaux ou de leurs occupants arabo-musulmans. Ce sont les héritages de la Traite Négrière et de la colonisation occidentale, ou de la Traite Négrière et de la domination des Arabo-musulmans après la création de l’islam au 7ème siècle. Les Africains ne sont pas historiquement chrétiens ou musulmans, ils le sont devenus, souvent à leur corps défendant. Ce sont des déterminants historiques qui ont façonné les Africains avec le temps, et qui les ont liés à la condition inférieure de toute l’humanité pendant des siècles de l’histoire. Mais, ce n’est pas une fatalité.

Aujourd’hui, ils ont le devoir de s’identifier à l’Afrique, à leurs cultures et à leurs choix. Aussi, les concepts hautement clamés de « démocratie », « ordre mondial », « nouvel ordre mondial », « institutions internationales », etc. concepts apportés par les anciens dominateurs pour poursuivre la domination à travers des modèles abstraits, des philosophies obscures, la continuation du contrôle des pouvoirs africains. Tous ces concepts et pratiques doivent être revisités par les dirigeants actuels et les intellectuels africains, afin de construire de nouvelles trajectoires vers l’épanouissement des peuples sur leurs territoires ancestraux.

Après de nombreuses voix de mes amis et de mes lecteurs souhaitant connaître ma position sur les transitions en cours en Afrique depuis le début des années 2020, -soit à travers les coups d’Etat militaires (Mali, Burkina Faso, Guinée Conakry, Tchad, Niger, Gabon) ou à travers des élections présidentielles récentes (Liberia, Sénégal)- j’apporte mon point de vue synthétique. Concrètement, les nations africaines se regroupent en cinq « Communautés économiques régionales » (CER) pour mutualiser la gestion de leurs ressources stratégiques, assurer la sécurité au sein des pays de la communauté constituée, dynamiser des échanges économiques et faire face à des investissements lourds pour leur développement économique. La gouvernance politique des Etats revient aux citoyens de cet État, qui peut faire appel aux autres Etats membres de la communauté ou à l’Union africaine pour la médiation, l’arbitrage ou le maintien de la paix. Cela vaut pour tous les pays africains, notamment les plus faibles de l’Afrique sub-saharienne.

Les six piliers du développement économique et social s’imposent à tous les pays africains : la sécurité des peuples, des institutions, des investissements et des territoires ; la sécurité alimentaires, médico-sociale et environnementale ; l’éducation de la jeunesse et la formation des adultes ; l’accès à l’électricité ; la construction et l’entretien des infrastructures de transports et des communications ; et les industries de transformation des ressources en Afrique et pour les Africains. Des communautés économiques régionales (CER) et les six piliers du développement économique et social ont été largement développés et commentés dans des ouvrages, tels que “Le Partenariat Europe-Afrique dans la mondialisation” et “La Relance de l’Afrique”, tous les deux publiés aux Editions L’Harmattan, à Paris.

Dans la suite de notre débat, nous nous intéressons plus particulièrement aux évolutions récentes dans la CER de l’Afrique Occidentale.

En Afrique Occidentale

Les populations du Burkina Faso, du Niger, de la Sierra Leone, du Liberia, de la Guinée Bissau, du Bénin et de la Guinée Conakry étaient encore à moins de 50% de la population accédant à l’électricité en 2020 ; soit près de la moitié des pays de cette région (CER) qui en compte quinze. L’accès à l’électricité est pourtant l’un des piliers du développement économique. Dans ces conditions, comment espérer développer les activités industrielles de transformation, l’offre médicale sur tout le territoire national comprenant les blocs opératoires, l’usage des technologies digitales pour diffuser l’information avec les moyens modernes des télécommunications lorsque les populations éprouvent des difficultés à charger leurs terminaux de communication, et que les réseaux mobiles et fixes ne sont disponibles que dans les villes, et comment promouvoir l’école sur tout le territoire quand les équipements de base manquent. Les moyens de transports modernes (train, tramway et même l’automobile en développement) utilisent également l’électricité.

Sur ce graphique, on observe les difficultés de développement de nombreux pays d’Afrique affichant moins de 50% de la population accédant à l’électricité en 2020. Sur 24 pays, six pays se situent en Afrique Orientale (Sud-Soudan, Burundi, Tanzanie, Ouganda, Rwanda et Somalie, soit près de 50% de la région) ; quatre pays sont en Afrique Centrale (Tchad, Centrafrique, République du Congo et République démocratique du Congo, soit 50% des pays de la région) ; sept pays sont en Afrique Occidentale (Burkina Faso, Niger, Sierra Leone, Liberia, Guinée Bissau, Bénin et Guinée, soit près de 50% de la région) et six pays de l’Afrique Australe (Malawi, Mozambique, Madagascar, Zambie, Angola et Lesotho, soit également près de 50% de la région). La Mauritanie se situe en Afrique du nord Arabo-musulmane. La carence en électricité est donc répartie sur de nombreux pays de l’Afrique subsaharienne.

Au-delà de l’accès à l’électricité, les pays engagés dans la transition politique dans cette région avec le concours de leurs armées peuvent dresser ce constat amer : plus de 50 ans après la transition tutélaire de la France, soit au début des années 2010, l’espérance de vie au Burkina Faso était d’environ 59 ans (62 ans au Niger, 59 ans en Guinée Conakry et 68 ans au Mali) ; la mortalité infantile atteignait 5% en Burkina Faso (5,7% au Niger, 6% en Guinée et 7% au Mali) ; le niveau d’alphabétisation atteignait 53% de la population au Burkina Faso (55% au Niger, 46% en Guinée Conakry et seulement 32% au Mali). Et quand on sait que l’éducation est une clé pour l’avenir de la jeunesse, on estimait à 70% d’enfants scolarisés dans le primaire et 24% dans le second degré au Burkina Faso (contre respectivement 63% et 13% au Niger, 78% et 43% en Guinée, et enfin 60% et 35% au Mali). Que deviennent alors les jeunes non scolarisés ? Et pourquoi la France n’a-t-elle pas contribué à l’amélioration des conditions de vie dans ses anciennes colonies ? Pourquoi n’a-t-elle pas contribué à combattre les corruptions et les détournements qui ont fortement impacté les retards dans les progrès au sein de ces pays ? C’est armés de ces constats de stagnation sur de nombreux indicateurs du développement économique et social, en plus de l’insécurité permanente avec des centaines de morts tous les mois malgré la présence de l’armée française, que les jeunes officiers ont décidé de reprendre le pouvoir pour s’occuper du destin de la jeunesse de leurs pays. La durée de ces transitions peut être longue selon les progrès substantiels qui auront été réalisés dans ces pays. Laissons ces nouveaux dirigeants faire leurs preuves, et les peuples concernés jugeront sur les résultats atteints et les progrès enregistrés dans leur vie quotidienne.

Sur les piliers du développement énoncés plus haut, de nombreux pays de l’Afrique sub-saharienne, les habitants des régions les plus riches du monde et disposant de toutes les ressources naturelles et d’immenses terres fertiles, croupissent encore dans une extrême pauvreté. C’est dans ce contexte de retard criant malgré les ressources abondantes pour amener les peuples à un confort de niveau de vie que les peuples ont accepté et même soutenu les changements de pouvoir, y compris par leurs armées. Le Mali, le Burkina Faso, le Niger et la Guinée Conakry s’inscrivent dans ce constat alarmant. Les jeunes sont fatigués d’attendre des changements dans leurs vies qui n’arrivent pas : alors ils décident de prendre leurs destins en main par la force. D’une certaine façon, l’élection du jeune président Bassirou Diomaye FAYE est une traduction de cette forte attente de relance du développement pour tous les Sénégalais, hors des réseaux de corruption ou d’abandon des privilèges à certains individus en collusion avec les donneurs d’ordre au sein du pouvoir économique et politique français. L’élection de ce jeune quadragénaire dès le 1er tour de l’élection présidentielle, inconnu et non soutenu dans des couloirs du pouvoir à Paris, est un signal fort envoyé par les Sénégalais aux puissances occidentales. Depuis le président Abdou Diouf, successeur de Léopold Sédar Senghor, le passage par la “case prison” est devenu un figure imposée à Abdoulaye Wade, et à Bassarou Diomaye Faye et son compagnon de lutte Ousmane Sonko. Ces derniers étaient devenus des cibles politiques du président sorti, Macky Sall, le commis de Paris, après des tentatives de prolongation mitraillées par le Conseil Constitutionnel. Les jeunes générations ne demandent plus les faveurs de leurs parents ou de leurs ainées qui ont failli ; ils décident de prendre elles-mêmes les destinées de leurs pays. Les axes forts deviennent désormais :

1- la souveraineté internationale des nations africaines pour se reconstruire selon leurs propres visions et leurs propres intérêts, en choisissant leurs partenaires. Derrière cette demande, il y a le choix de leurs formes de pouvoir, les partenariats internationaux au développement, les choix d’association avec d’autres nations pour décider ensemble de leur destin commun, et le choix libre de leurs dirigeants loin des figures imposées par leurs anciennes tutelles, notamment dans les pays dits « francophones ». Les anciennes métropoles doivent accepter de couper définitivement le cordon ombilical et devenir des partenaires au même titre que les autres puissances du monde, et accepter les appels d’offres au mieux disant technico-économique pour réaliser les projets de développement selon les besoins du pays, en toute souveraineté.

Au lendemain des indépendances des années 1960, les anciennes colonies ont bénéficié d’un accompagnement dans la transition tutélaire. L’on peut raisonnablement penser que deux décennies suffisaient pour la prise en main de la gestion des nouvelles nations, la formation de jeunes cadres pour prendre le relai des anciens colons, et la gestion autonome de ces pays africains “indépendants”. Mais, les accords signés de type « maitre/esclave » ont dominé dans les échanges économiques exclusifs avec les anciennes métropoles, le contrôle de la sécurité des nouvelles nations et la gestion contrôlée à travers les sous-monnaies des anciennes tutelles. Si les Britanniques ont ultérieurement « lâché » le shilling à la gestion exclusive de leurs anciennes colonies en Afrique de l’Est et qu’ils ont ouvert des marges de gestion monétaire à leurs anciennes colonies de l’Afrique de l’Ouest, alors que l’ancien Congo belge s’est rebellé en remplaçant le « franc congolais hérité de la Belgique » par le « zaïre », la France a freiné des quatre fers pour maintenir la domination de la gestion de ses anciennes colonies à travers le franc CFA (originellement franc des colonies françaises d’Afrique) avec une parité fixe entre le franc CFA et le franc français (1FF pour 50FCFA, puis dès 1993 selon une décision unilatérale du gouvernement français, 1FF contre 100FCFA). Cette parité s’est poursuivie après la création de l’euro, puisque 1€ valant 6,55957FF, il s’ensuit que 1€ vaut 655,957FCFA en Afrique de l’Ouest. Arrimer les économies fragiles ouest-africaines (ou encore pire de l’Afrique centrale) sur les économies européennes n’avait aucun sens. Cependant, pour s’assurer de la bonne tenue des investissements français en Afrique et des mesures de rétorsion aux Etats qui seraient tentés de se soustraire à la bonne gestion des intérêts français en Afrique, il a été créé un compte d’opérations à la Banque de France à Paris pour gérer les avoirs de chacun des Etats de la zone CFA. Jusqu’en 2008, la France conservait 80% des réserves de change de chacun des pays de son espace de contrôle sur ce compte d’opérations à Paris, avant les ramener à 50%. Comment pouvait-on imaginer des projets d’investissement pour le développement d’un pays de la zone CFA sans passer par des autorisations de Paris ? En contrepartie de la garantie de convertibilité illimitée du FCFA assurée par la France, cette dernière devait être représentée au Conseil d’Administration de la BCEAO (Banque Centrale des Etats de l’Afrique Occidentale) et de la BCEAC (Banque Centrale des Etats de Afrique Centrale). Pas de réserves suffisantes au compte d’opérations ? Alors l’Etat doit s’endetter pour ses besoins d’investissements, sachant que la mise en œuvre doit être réservée aux entreprises françaises : les Etats africains s’endettent pour faire tourner l’économie de la France à travers ses entreprises exerçant en Afrique, et permettre à des incapables dirigeants africains de se servir à la caisse… que les projets aboutissent ou n’aboutissement pas, les Etats s’endettent et paient, les entreprises françaises encaissent, les corrompus français et leurs complices africains remplissent leurs poches ou garnissent leurs comptes off-shore, et les peuples africains sont oubliés dans leur misère. L’Agence française de développement (AFD), bras armé des investissements français en Afrique, ne contrôle pas les utilisations des crédits affectés aux projets : ainsi les dirigeants africains peuvent détourner aisément les fonds alloués. Paris garde la main sur la distribution des crédits et le contrôle des dirigeants africains. Nous sommes très éloignés de la souveraineté internationale des Etats. Le FCFA occupe désormais une bonne place sur le banc des accusés parmi les responsables de l’appauvrissement au sein des anciennes colonies françaises d’Afrique. Depuis le bruit de lancement de la monnaie de remplacement, l’Eco, la France a assoupli sa politique du FCFA : il n’y a plus de réserves de change retenues au compte d’opérations à Paris, plus de représentants français au Conseil d’administration des banques centrales du Franc CFA. Les Africains devraient désormais décider de leur propre politique monétaire et symboliquement remplacer le FCFA par une monnaie conçue, produite et gérée par les Africains, comme cela se pratique dans de nombreux autres pays africains. Son efficacité économique et politique sera corrélée avec l’intégration régionale. Aujourd’hui, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et la Guinée ont ouvert de nouvelles transitions endogènes, certes à travers leurs armées, loin des transitions tutélaires post-indépendances des années 1960. Ils poussent également et très fortement sur la souveraineté monétaire et de défense. Et si le FCFA ne cède pas, le Mali, le Burkina Faso et le Niger prévoient la création de leur propre monnaie commune, le Sahel. A l’issue de ces transitions, ces pays reviendront dans le système dit « démocratique conventionnel ». Mais, si la trajectoire de la souveraineté faiblit et dévie vers une nouvelle dépendance des puissances extérieures, nul doute que les autorités militaires et les jeunes désespérés reviendront à la charge. La transition civile démarre également au Sénégal avec l’élection de Bassirou Diomaye FAYE. Le débat sur le maintien du FCFA et des troupes françaises prépositionnées au Sénégal s’est également invité dans l’élection présidentielle. Celle de la Côte d’Ivoire n’est pas lointaine, car le pays atteint le paroxysme du dévoiement de son indépendance depuis l’élection présidentielle de 2010. Aujourd’hui, le pays est devenu la caricature même de la FrançAfrique, dès lors que le mégalomane président endette le pays pour le somptuaire confié aux entreprises françaises, oublie l’unité et la réconciliation des Ivoiriens après le douloureux épisode de la guerre civile de septembre 2002 à avril 2011, et des massacres des populations civiles de 2011, pour rassembler tout le pays. L’on constate également un affaiblissement manifeste de la souveraineté du Ghana et du Nigeria, qui s’est clairement manifesté lorsque la France a imposé son serviteur Mohamed Bazoum au Niger contre l’armée soutenue par une immense partie de la jeunesse et des corps intermédiaires. La CEDEAO est alors apparue comme une chambre d’enregistrement des volontés des dirigeants français et de leurs partenaires du bloc occidental. Les Africains avides de recouvrer leur souveraineté internationale et de la défendre, représentés par les autorités du Mali, du Burkina Faso et du Niger contre la CEDEAO, n’oublient pas les actes de soumission à la France portés par les présidents de la Côte d’Ivoire, du Nigeria, du Ghana et du Bénin. Celui du Sénégal est déjà renvoyé par le peuple, puis recasé par le président français, sans parvenir à imposer son successeur. Il sort de l’ombre de la soumission volontaire pour assumer son service aux intérêts extérieurs à l’Afrique. Dans ce bras de fer des trois Etats souverainistes contre les cinq serviteurs des intérêts français en Afrique de l’Ouest, sept autres pays sont restés dans l’expectative, en retrait pour ne pas gêner les intérêts de Paris : le Togo, la Guinée Bissau, le Cap Vert, la Guinée Conakry, le Liberia, la Gambie et la Sierra Leone. Cependant, une nouvelle CEDEAO devra renaître sur de nouvelles bases de souveraineté clairement assumée. La souveraineté monétaire sera l’un des axes de progrès dans cette nouvelle Communauté Economique Régionale. Tout échec conduisant à des monnaies nationales ou sous-régionales dispersées serait dommageable pour les peuples de cette région. Les sorties des transitions, des pouvoirs militaires ou civils, seront consolidées par une monnaie souveraine Ouest africaine et la sécurité sur l’ensemble des territoires et des habitants des quinze pays de cette région.

2- la sécurité des territoires, des populations, des institutions et des investissements au sein de toute l’Afrique de l’Ouest est un impératif absolu. Les accords de défense signés au moment des indépendances et leurs avenants négociés pour faire face au « terrorisme djihadiste présumé » dont la France et la coalition occidentale sont totalement responsables après la destruction planifiée de la Libye et la dissémination de ses combattants subsahariens sur la bande de territoire depuis la Mauritanie jusqu’au Tchad. L’on ne peut être engagé dans la déstabilisation à grande échelle de ces pays et en assurer en même temps la sécurité. Les intérêts sont divergents. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger l’ont appris à leurs dépens. Aujourd’hui, dans la construction de leur transition politique vers la souveraineté et le développement économique et social, ces pays ont rompu les coopérations de défense avec la France, dès qu’ils ont découvert que derrière le torchon rouge du terrorisme islamique dans la région se cachaient la défense et l’exploitation des ressources stratégiques minières et énergétiques au profit de la France, en relation avec les dirigeants corrompus locaux. Depuis le départ de l’armée française et ses partenaires de la MINUSMA sous couvert des Nations-Unies, les FAMA (Forces Armées Maliennes) contrôlent tout le territoire national du Mali. Le Burkina Faso suit le même itinéraire en mobilisant son armée et ses VDP (Volontaires pour la Défense de la Patrie) avec l’énergie de son jeune président, le capitaine Ibrahim Traoré, dans les pas de son illustre prédécesseur le capitaine Thomas Sankara, assassiné par la France avec la main du capitaine Blaise Compaoré. Le Niger suit également la même trajectoire, après une sombre histoire du forcing raté du président Emmanuel Macron pour opposer au nouveau pouvoir militaire une force armée de la CEDEAO et de la France, et une tentative également ratée de maintenir l’ambassadeur de France au Niger contre le renvoi de celui-ci par les nouvelles autorités politiques du pays, et en totale contradiction avec la Convention de Genève de 1961 (sur les relations diplomatiques) dont la France est elle-même signataire. Aujourd’hui, de nombreux pays africains hébergeant les troupes de l’armée française demandent leur départ, afin d’assumer eux-mêmes leur sécurité nationale. Le Sénégal est sur cette voie en ouvrant une transition avec les jeunes dirigeants avides de la souveraineté de leur pays.

La France évoque souvent le péril russe ou chinois pour la déstabilisation de l’Afrique. Elle oublie que les nouveaux dirigeants africains ont appris de leurs aînés et des déstabilisations, et même des guerres civiles atroces, opérées par la France en Afrique. La liste est longue, depuis le Cameroun, la guerre civile Biafra-Nigeria, jusqu’à la Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo, la Libye sous Mouammar Kadhafi, avant la déstabilisation des Etats du Sahel. Or, dans la souveraineté des Etats, ceux-ci ouvrent de nouveaux partenariats pour l’approvisionnement des équipements de défense avec les pays de leurs choix selon leurs besoins. La Russie, la Chine, les Etats-Unis, la France et d’autres pays émergents proposent leurs équipements au marché. Les dirigeants africains ont donc souverainement le droit de s’approvisionner auprès des partenaires jugés fiables, et proposant un rapport qualité/prix compatible avec leurs besoins et leurs moyens. C’est la loi du marché. La France est un grand producteur et exportateur mondial d’armements ; elle doit alors accepter d’être un fournisseur challengé et un partenaire parmi les autres concurrents. D’autres fantasmes nés de la guerre entre la Russie et l’Ukraine font courir les bruits du remplacement des Français par les Russes ou les Chinois sur le terrain de la défense en Afrique. Non, la guerre Russie-Ukraine ne se transposera pas en Afrique. Que l’Europe ne parvienne pas à éloigner la Russie de l’Ukraine et instaurer une paix négociée, puisque la Russie est beaucoup plus puissante et plus armée que l’ensemble de l’Union européenne, cela ne doit pas constituer un motif pour que les faibles viennent ensuite se rabattre sur l’Afrique pour y faire la guerre à la Russie. L’on a assisté avec tristesse aux maltraitances des Ukrainiens contre les jeunes étudiants Africains après le déclenchement de l’opération spéciale de la Russie en Ukraine, le 22 février 2022 ; ainsi que la “préférence européenne” des migrants Ukrainiens sur les migrants Africains, avec des arguments farfelus : ce sont des Européens comme nous, ils roulent dans les mêmes voitures que nous, etc. Cependant, ils devraient se rappeler que le temps des “tirailleurs africains” que l’Europe pourrait soustraire à l’Afrique pour aller combattre en Ukraine pour la survie de ce pays et de l’Europe contre la Russie est révolu. De nombreux Etats africains s’équipent désormais avec les matériels et les instructeurs militaires russes, pour leur sécurité et leur souveraineté, notamment au Mali et au Niger. La France a raté des décennies de coopération économique avec les pays africains, mais elle a réussi à construire une culture du français comme langue nationale dans ses anciennes colonies. Ce lien sera permanent et aucun pays ne supplantera cet apport culturel français. La langue est un outil de communication et les Africains francophones, au même titre que les Suisses ou les Canadiens, doivent la maîtriser aux côtés des autres langues nationales. Il leur revient alors de les choisir et de les développer, en vue d’enrichir le patrimoine culturel africain et mondial. Cependant, les apports économiques et de défense pourront provenir des autres pays, en ciblant des projets et des équipements précis selon les pays qui en maitrisent la fabrication. La conférence de Berlin de 1885 est loin derrière nous dans l’Histoire ; l’Afrique souveraine ouvre de nouvelles visions du monde moderne et des coopérations pour sa sécurité et son développement économique et social.

3- la gestion publique et la lutte contre les corruptions et les détournements de fonds publics deviennent des paramètres incontournables de redressement des nations africaines. Seuls les dirigeants minables et autocentrés peuvent s’adonner à ces malversations. Comment faire progresser le bien commun dans le pays, les équipements de défense nationale, l’amélioration des six piliers du développement, si de maigres ressources financières sont accaparés par quelques réseaux mafieux dans le pays aux dépens de la population et de ses attentes légitimes. Les Etats africains ont besoin des hommes et des femmes compétentes, éduqués au respect du bien commun, déterminés à servir leurs pays respectifs et ayant intériorisé la boussole du développement économique et social. En 2024, les pratiques des corruptions et des détournements de bien publics ne devaient même plus faire l’objet des rappels à l’ordre. Aussi, non seulement cette délinquance devrait rejoindre le chapitre de « crimes économiques contre l’Etat », mais les individus convaincus de ces faits devraient être traduits en justice, jugés régulièrement et condamnés avec sévérité. Par ailleurs, ils devraient restituer l’intégralité des bien détournés. L’Etat en aura besoin pour réussir le développement économique qui fait défaut. Ces faits sont la cause principale des défaillances des Etats à l’origine des migrations des jeunes et des carences dans la construction du progrès dans les pays. Les comparaisons internationales suivantes devraient faire réfléchir les dirigeants Africains et les acteurs économiques du continent. Chaque pays africain doit examiner, sans aucune complaisance contre tous les acteurs des détournements commis, sa propre gestion publique et s’interroger sur les moyens de se redresser.

En Afrique de l’Ouest et en 2022, le PIB (en milliards de dollars) le plus élevé est celui du Nigeria (472,60 Mrds de dollars). Le PIB cumulé des quinze pays s’élevait à 756,6 Mrds $. La moyenne des quinze pays s’élevait à 1 801$ par habitant. Le plus élevé étant au Cap Vert (3 755$) et le plus faible revenant à la Sierra Leone (476$). Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) auxquels l’Afrique veut se comparer et adhérer sont beaucoup plus avancés. Le Brésil, avec une population valant environ 51% de la population de l’Afrique de l’Ouest, affiche 1 920 Mrds $ (soit 2,5 fois le PIB cumulé de toute la région de l’Afrique de l’Ouest). Et son PIB/habitant est de près de 5,0 fois supérieur à la moyenne de l’Afrique Occidentale. Dans les pays de l’AMACITA, la Corée du Sud, le Mexique, l’Indonésie ou même la Turquie affichent également des PIB supérieurs à celui de toute l’Afrique de l’Ouest. A niveau de population comparable, le PIB de la Corée du Sud est plus de 4 fois supérieur à celui de l’Afrique du Sud, et le PIB par habitant est 4,8 fois supérieur. La 1ère puissance économique de l’Afrique est le Nigeria en 2022. Avec une population estimée à 218,5 millions d’habitants, ce pays est comparable au Brésil, comptant 215,3 millions d’habitants. Cependant, véritable pays économiquement émergent, ce dernier a réalisé un PIB de 1920 milliards de dollars en 2022, soit plus de 4,0 fois supérieur à celui du Nigeria et un PIB par habitant supérieur de 4,1 fois. L’Afrique est donc bien en retard économique manifeste. Pour se comparer au Brésil, il faudra rassembler toutes les énergies des quinze pays de l’Afrique Occidentale ; d’autant que l’on atteint ainsi une taille physique significative de 5,1 millions de km² contre 8,5 millions pour le Brésil.

Et si l’on se compare aux pays du G7 (*) (les sept pays les plus industrialisés) et le classement des PIB les plus élevés dans le monde, l’Afrique de l’Ouest devient un véritable nain économique. Même la France n’occupe plus que la 7ème place dans le monde derrière les Etats-Unis, la Chine, le Japon, l’Allemagne, l’Inde et le Royaume-Uni. Les pays africains ne pourront pas se développer pour atteindre les niveaux des BRICS (**) ou même d’autres pays réellement émergents des AMACITA(***) en dehors des CER.

Le tableau montre les dix premières puissances économiques du monde, avec plus de 2000 milliards de dollars de PIB chacun en 2022. Les Etats-Unis dominent, suivis par la Chine. L’Italie ferme la marche, loin derrière la Chine, l’Inde et la Russie, membres des pays émergents (BRICS). La redistribution économique mondiale est donc en marche. L’Afrique doit y prendre part, à condition de réussir les intégrations régionales, fixer le cap sur le développement économique et social, et s’imposer des règles strictes de bonne gestion politique à travers la souveraineté réelle de ses Etats et la lutte sans concession contre les corruptions, la mauvaise gouvernance et les détournements de ressources nationales.

4- les principes du l’ORC ont été largement diffusés dans plusieurs publications. Les transitions de gestion publique en Afrique deviennent des occasions de leur mise en œuvre.

O comme Orientation et Organisation des politiques publiques et de leur saine gestion. Que veulent un Etat et ses dirigeants. Nous avons indiqué les six piliers du développement : l’Etat a la charge de savoir ce qu’il veut pour le pays et son peuple, où il en est sur la trajectoire du développement, ce qu’il fait et où il mène le peuple. L’Etat décide des axes prioritaires de développement et des moyens alloués aux projets structurants de la nation. Il est garant des réalisations dans le pays, avec des échéances et des points d’étapes.

R comme Réglementation et Régulation dans la conduite de la gestion publique. La production des lois et règlements, la mise en place des mécanismes de suivi et des affectations des responsabilités claires avec des objectifs quantifiables, mesurables, dans un planning clairement défini. Il appartient à l’Etat de garantir le respect des règles de gestion.

C comme Contrôle et Correction des trajectoires de l’action publique et de ses résultats. C’est un outil connu dans le contrôle de gestion des organisations. En effet, un projet, quelle que soit son envergure, est doté d’un budget, des ressources humaines et matérielles, des étapes de réalisation, des points d’étapes et de contrôle, et des mesures des résultats attendus. Les écarts font alors l’objet des corrections pour maintenir la trajectoire ou des décisions d’autres actions en toute connaissance de cause. Mais, si le contrôle révèle des malversations, des incompétences, des difficultés inattendues, les dirigeants ont le devoir de prendre des mesures appropriées selon les situations rencontrées. En cas de malversations manifestes, les individus sont traités dans les circuits des corruptions et des détournements de biens communs. L’Etat doit pouvoir sanctionner les délinquants et corriger les trajectoires de ses politiques publiques à travers les contrôles réguliers et des mesures correctives.

5- l’intégration régionale est une nécessité de survie des Etats africains. L’Afrique Occidentale pèse environ 420 millions d’habitants en 2022 (soit une peu plus que les Etats-Unis d’Amérique avec 333,3 millions d’habitants) sur 5,117 millions de km², soit beaucoup moins que les Etats-Unis (avec 9,834 millions de km²). L’on a vu dans le 3° paragraphe que l’ensemble des quinze pays de l’Afrique occidentale ne pèse que 757 milliards de dollars de produit intérieur brut, très loin de chacun des pays des BRICS (sauf l’Afrique du Sud (!)), des autres grands pays émergents (Corée du Sud, Mexique, Turquie, Indonésie…). Il s’ensuit que la nécessité de disposer d’un espace économique commun, d’une monnaie commune et d’un système de défense intervenant sur l’ensemble des pays de l’Afrique Occidentale constitue un optimum pour défendre la souveraineté des nations de cette région. Aucun pays isolé ne pourra faire face efficacement aux assauts des prédateurs décidés à le désorganiser. Les ressources naturelles stratégiques attireront toujours les appétits des puissances extérieures. La souveraineté dans toutes ses dimensions (politiques, économiques, monétaires, sécuritaires) ne pourra s’exercer pleinement et efficacement qu’à travers une mise en commun des moyens de résistance des Etats. Enfin, de nombreux projets de grande envergure (électrification, infrastructures routières et ferroviaires, industrialisation dans la transformation des matières premières, etc.) requièrent des investissements au-delà des capacités des nombreux Etats isolés : il faudra choisir des axes stratégiques de développement partagé impliquant les contributions de tous les Etats de la région. Unis, déterminés à mener des actions concrètes pour atteindre les résultats souhaités de développement, au sein d’une nouvelle organisation régionale bâtie autour des enjeux économiques, les Etats de l’Afrique de l’Ouest disposent d’un énorme potentiel pour sortir leurs peuples de la misère, de la pauvreté et de l’insécurité endémiques. Les transitions politiques actuelles doivent conduire à cet objectif. L’Afrique ne réussira pas en luttant contre un pays (la France, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, etc.), mais en affirmant ses ambitions, ses priorités et ses objectifs, et en coopérant avec tous les partenaires qui participent efficacement à son développement économique et social.

Le constat dressé pour l’Afrique de l’Ouest est transposable dans toutes les autres régions de l’Afrique sub-saharienne. Cependant, l’Afrique Occidentale concentre un plus grand nombre de pays sous influence forte de la France ; huit de ses anciennes colonies se trouvent parmi les quinze pays de la région. Les yeux de tous les Africains sont aujourd’hui fixés sur les transitions politiques et économiques lancées dans cette région afin d’en tirer des leçons pour l’avenir de l’Afrique. La responsabilité revient aux dirigeants africains eux-mêmes. Le monde a changé ; ils doivent atteindre l’efficience de leurs Etats. Ils ont le devoir de défendre la souveraineté internationale de leurs pays, la dignité de leurs peuples, et réussir le développement économique et social pour être respectés par les autres nations à travers le monde. Un peuple qui mendie pour survivre est un peuple affaibli et qui s’attire le mépris. La dignité et le respect se conquièrent tous les jours.

Notes :
(*) : le G7 désigne les anciens pays historiquement industrialisés dans le monde : les Etats-Unis d’Amérique, le Japon, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, le Canada et l’Italie. La puissance économique des nations se mesure en Produit Intérieur Brut (PIB), dont la valeur évolue chaque année. Aussi, la redistribution des PIB dans le monde en 2022 donne un palmarès du Top 10, comprenant la Chine, l’Inde et la Russie.
(**) : les BRICS désignent les cinq principaux pays économiquement émergents dans le monde, désignés également comme les nouveaux pays industrialisés : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud (qui y représente les pays africains). Mais, la Chine, l’Inde et la Russie ont largement dépassé un PIB de 2000 milliards de dollars en 2022, loin devant l’Italie appartenant au groupe du G7.
(***) : les AMACITA complètent les BRICS dans le groupe des pays économiquement émergents. Il s’agit de l’Argentine, le Mexique, l’Australie, la Corée du Sud, l’Indonésie, la Turquie et l’Arabie Saoudite. Ils ont été constitués pour former le G20 (G7+G5+AMACITA+Union européenne).

Emmanuel Nkunzumwami
Ecrivain-Essayiste

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