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A Bingerville, il existe, depuis 2023, une maison de retraite qui reste encore méconnue du grand public. La promotrice préfère se montrer discrète, pour tenir compte des réticences, voire de l’hostilité ouverte de ceux qui estiment qu’un tel cadre pour les personnes du troisième âge représente une forme d’abandon des valeurs africaines.
Il y a environ dix ans, Arlette Monney, la promotrice était en charge de son père qui avait fait un accident vasculaire cérébrale ( AVC). Un jour, elle devait participer à une sortie détente avec ses amis et elle n’avait personne à qui confier son père. « J’étais obligée de partir avec lui. J’habitais au quatrième étage d’un immeuble. Pour descendre jusqu’au rez-de-chaussée, c’était pratiquement une heure de temps », explique-t-elle. Finalement, elle est arrivée en retard sur le lieu de la rencontre. Arlette se rappelle qu’elle a passé un mauvais moment parce que ses amis n’ont pas apprécié la présence de son père. « S’il y avait un établissement qui s’occupait des personnes âgées, j’aurais pu déposer mon père pour la journée et le reprendre après », confie-t-elle
Un cadre « convivial pour personnes âgées »
Pour avoir vécu cette situation avec son père, Mme Monney est aujourd’hui associée co-gérante et administrateur de la première maison de retraite de Côte d’Ivoire. Pour elle, la maison de « repos », comme elle préfère appeller l’établissement, se veut un cadre convivial où les personnes âgées ou alitées peuvent se reposer et récupérer. « On a une convialité avec nos pensionnaires. Ici, ils ont des personnes de leur âge avec qui ils peuvent échanger ou faire un partage d’expériences. On n’a pas pris tout à fait la culture européenne. On l’a juste adaptée à la réalité africaine », explique -t-elle, soulignant que la maison offre des services journaliers, hebdomadaires, mensuels et annuels.
Cet établissement précurseur, qui coûte a partir de 15 000 francs CFA la journée, accueille actuellement 7 pensionnaires, en majorité des hommes, dont l’âge varie entre 73 et 86 ans. La maison aide les pensionnaires pour les soins corporels, les nourrit, et les accompagne pour leurs différents examens… Elle propose également des activités récréatives et des prestations à domicile, pour les personnes très âgées qui préfèrent rester dans le domaine familial.
« On a reçu des menaces»
Pour nombre d’Ivoiriens, il reste encore inconcevable de finir ses jours ou d’envoyer un parent en maison de retraite. Quand celle de Bingerville a ouvert ses portes, elle n’a pas du tout été bien accueillie par de nombreux habitants. « Initialement, quand on a fait des panneaux, et après la première conférence de presse, nous avons eu beaucoup d’appréhensions sur les réseaux sociaux. Des personnes nous ont injuriés ; on a reçu des menacés ; elles nous ont dit qu’elles allaient brûler la maison », révèle Mme Monney.
M. Édouard Kanga, la cinquantaine, fait partie de ces personnes pour qui il est inconcevable de séjourner dans une maison de retraite. Il affirme que ces établissements sont une façon pour les familles d’abandonner leurs parents du troisième âge. « Les parents s’occupent de leurs enfants quand ils sont en bas âge. Quand les parents vieillissent, c’est au tour des enfants de s’occuper de leurs géniteurs, c’est la moindre des choses. Je préfère finir ma vie auprès des miens », dit-il.
Landry Kouassi vit en Angleterre depuis quelques années. Fort des échos qu’il a reçus sur les maisons de retraite en Europe, il n’est pas prêt d’envoyer ses parents dans ce genre d’établissement. « En Europe, on entend trop de choses sur les maisons de retraite qui font peur. J’aimerais que mes parents finissent leur vie heureux ; donc je préfère qu’ils restent en famille, surtout que nous avons la chance en Afrique d’avoir des familles conviviales », soutient-il.
Laeticia N’Choh est du même avis qu’Édouard et Landry. Elle trouve qu’en Côte d’Ivoire, on a la chance d’avoir des familles nombreuses et il y aura toujours des personnes sans « grand objectif dans la vie », qui pourront s’occuper des personnes âgées de la famille.
Le dernier recours
Mais cet avis n’est pas partagé par tous. Certaines personnes, même si elles semblent minoritaires, pensent qu’une maison de retraite pourrait faciliter la prise en charge des personnes du troisième âge. C’est le cas de Philippe Mobio qui estime que les maisons de retraite, peuvent apporter un souffle aux familles. « C’est vrai que ces établissements doivent rester le dernier recours pour nous qui avons des parents en âge avancé. Mais il faut reconnaître que, de plus en plus, dans les familles, tout le monde commence à avoir une activité génératrice de revenus, donc il devient difficile d’avoir quelqu’un pour s’occuper de nos vieux parents Donc si il y a un établissement bien organisé et capable d’accueillir nos parents, je peux leur confier les miens », argumente-t-il. Pour Elobah Ouédraogo, les familles africaines deviennent individualistes et « personne ne veut s’occuper de la tante, de l’oncle, du cousin ou d’un autre membre de la famille. Ils diront que c’est aux enfants de ce dernier de le faire. Si les enfants ont des activités prenantes, ils ne pourront pas s’occuper de leurs parents en âge avancé », soutient-t-elle.
Un homme qui vit au Burkina Faso, nous explique Arlette, lui a confié que si cette maison existait plus tôt, il pense que son père serait encore en vie. Ce dernier envoyait régulièrement de l’argent en Côte d’Ivoire pour que sa famille, au village, prenne soin de son géniteur. Mais un jour, « il a débarqué sans prévenir et il a trouvé son père seul dans la maison. Il n’avait pas mangé et tout le monde était parti au champ », raconte Arlette. Elle ajoute que cette activité lui a permis de découvrir des situations qui sont très déplorables. « Il y a des personnes qui abandonnent leurs parents sous prétexte que ce sont des sorciers. L’un de nos pensionnaires a été abandonné par ses enfants qui estiment que leur père, avant sa retraite, a dilapidé son argent sans penser au lendemain », déplore Arlette
De plus en plus individualistes
Pour le sociologue Jean-Baptiste Kouakou Kouadio, les maisons de retraite sont nées dans les pays occidentaux, dans un contexte de transition vers les familles nucléaires, de l’évolution des rôles sociaux et du brassage culturel. Ces maisons, poursuit-il, peuvent être perçues comme un moyen de s’acculturer dans la mesure où elles représentent un changement par rapport aux normes traditionnelles selon lesquelles, les membres de la famille sont responsables des soins des plus âgés. « Le recours aux maisons de retraite peut être aussi interprété comme une adoption de modèles occidentaux de prise en charge des personnes âgées, en déplaçant la responsabilité des soins des familles vers des institutions professionnelles », indique-t-il. Cette perception dépend « largement », souligne-t-il, des perspectives individuelles et des dynamiques familiales et communautaires spécifiques. M. Kouakou pense également que les foyers pour personnes âgées ont le potentiel de perdurer en Côte d’Ivoire, s’ils répondent aux besoins changeants de la population vieillissante, à condition qu’elles s’adaptent aux réalités locales et aux attentes des familles et des individus.
En dépit de l’aversion que nombre de personnes portent à son initiative, la promotrice de la maison de retraite de Bingerville ambitionne d’en ouvrir dans toutes les villes de la Côte d’Ivoire. Dans l’immédiat, c’est dans la commune de Yopougon que la deuxième maison ouvrira ses portes, cette année.
De Lima Soro
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