Tout diplômé n’est pas un intellectuel

Commençons par faire le distinguo entre “diplômé” et “intellectuel” car tous les diplômés ne sont pas des intellectuels et on peut être intellectuel sans nécessairement avoir fait des études supérieures, sans travailler dans un centre de recherches ou enseigner dans une université. Le romancier français Émile Zola, le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane et l’écrivain ivoirien Bernard Dadié n’étaient ni enseignants ni chercheurs. Et pourtant, de manière constante, ils épousèrent et défendirent la cause du petit peuple, s’engagèrent en faveur des exploités, humiliés et opprimés, se mobilisèrent pour le triomphe de la vérité, de la justice et de la liberté. Car l’intellectuel n’est pas seulement un penseur de métier, c’est-à-dire un producteur de savoirs et un agitateur d’idées; il est aussi et surtout “celui qui porte la parole et dit la vérité au pouvoir, au nom des opprimés” (Gérard Noiriel).

Ces opprimés, Albert Camus les appelait ceux qui subissent l’Histoire. Pour lui, l’intellectuel doit être au service de ces gens-là au lieu de travailler pour et avec ceux qui font l’Histoire. Il ajoute : “Notre seule justification, s’il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire” (cf. “Discours de Suède”, Paris, Gallimard, 1958). En un mot, l’intellectuel devrait, non pas s’acoquiner avec les « vainqueurs et dominateurs », mais « prendre en compte le souvenir des voix et personnes oubliées » (Edward Said, “Des intellectuels et du Pouvoir”, Paris, Seuil, 1996). Sur cette base, l’intellectuel est en quelque sorte obligé de “se mêler de ce qui ne le regarde pas” (Jean-Paul Sartre), de s’intéresser au combat politique sans militer forcément dans un parti politique. C’est cette conception du rôle de l’intellectuel dans la Cité qui poussa l’auteur de “Les Mains sales” à soutenir les manifestations étudiantes de mai 1968. Dans une interview accordée à des journalistes, le 13 mai 1968, Sartre osera même affirmer ceci: “La violence est la seule chose qui reste, quel que soit le régime, aux étudiants qui sont jeunes, qui pensent qu’ils ne sont pas encore entrés dans le système que leur ont fait leurs pères, et qui ne veulent pas y entrer. Autrement dit, ils ne veulent pas de concessions, ils ne veulent pas qu’on aménage les choses, qu’on leur donne satisfaction sur une petite revendication, pour en fait les coincer, leur faire prendre la filière et leur faire être dans trente ans le vieux bonhomme usé qu’est leur père. Ils ne veulent pas du tout y entrer et, par conséquent, ce refus est évidemment un refus de violence. Donc si vous voulez, on peut considérer que le seul rapport qu’ils puissent avoir avec cette université, c’est de la casser et, pour la casser, il n’y a qu’une solution : c’est descendre dans la rue.”
Avant Sartre, Émile Zola (1840-1902) n’avait pas hésité à voler au secours d’Alfred Dreyfus qu’il ne connaissait pas personnellement. Pour mémoire, le capitaine français d’origine juive avait été accusé d’avoir livré des documents secrets français à une puissance étrangère (l’Empire allemand). Il s’agissait en réalité d’une fausse accusation parce que le vrai coupable s’appelait Walsin Esterházy. C’est à cet homme injustement condamné, Alfred Dreyfus, que Zola décida de venir en aide en adressant une lettre ouverte à Félix Faure, le président de la République d’alors. Zola s’était engagé pour Dreyfus car il disait “n’avoir qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur”. Se taire lorsqu’un innocent est condamné pendant que les vrais coupables circulent librement lui semblait insupportable. Le 23 février 1898, au cours du procès, il déclare comme s’il prophétisait: “Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. Je n’ai pas voulu que mon pays restât dans le mensonge et dans l’injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur.” Bref, dans le cas de Dreyfus, il ne nous paraît pas exagéré de dire que la justice et la vérité avaient été bafouées. Or, si l’on en croit Arendt Hannah, “dire le vrai, telle est la seule responsabilité des intellectuels en tant qu’intellectuels”, ce qui ne veut pas dire que les intellectuels devraient se prendre pour “la conscience de la nation” (H. Arendt, “Les intellectuels et la responsabilité”, Cahiers du GRIF, 33, 1986).

Comme Soriba et ses camarades dans le roman “Les crapauds-brousse” de Tierno Monénembo, nombre de diplômés africains critiquent facilement la dictature dans leur pays quand ils sont dans leurs salons ou autour d’un verre de bière. Une fois sortis de ces lieux-là, ils deviennent muets alors qu’il y a tant de choses qui pourraient susciter leur colère et révolte. Pourquoi? Parce qu’ils ont peur d’être arrêtés et incarcérés, parce qu’ils ne veulent pas risquer leur vie ni celle de leurs proches, parce qu’ils n’ont pas envie de provoquer l’ire du dictateur. Or, écrit Edward Wadie Said, “l’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse, quel qu’en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public” (Edward W. Said, “Des intellectuels et du pouvoir”, op. cit.).

Ainsi que nous pouvons le voir, réfléchir, produire des savoirs et s’engager dans et pour la société dans laquelle il vit sont deux éléments importants dans la compréhension de la mission de l’intellectuel. Pour le dire autrement, l’intellectuel ne peut se borner à penser le monde; il ne peut “se réfugier dans le petit monde académique, où [il] s’enchante [lui]-même de [lui]-même, sans être en mesure d’inquiéter qui que ce soit en quoi que ce soit” (P. Bourdieu, “Contre-Feux 2”, Paris, Raisons d’agir, 2001). Ce qu’on attend aussi de lui, c’est qu’il s’engage en prenant publiquement la parole, au nom de ceux qui n’ont pas voix au chapitre.
Il va sans dire qu’une telle mission n’est pas sans risques. Selon E. Said, c’est précisément cette mission qui fait de l’intellectuel un “exilé et marginal, amateur et auteur d’une langue qui essaie de dire la vérité au pouvoir” car parler au nom des “damnés de la terre” (Frantz Fanon), prendre la défense de ceux qui subissent l’Histoire, être “la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche” (Aimé Césaire), c’est inéluctablement « s’exposer à la persécution, au rejet, à la prison, à l’exil, voire à la mort sans ceinture de sécurité » (Bruno Chenu, “L’urgence prophétique, Dieu au défi de l’histoire”, Paris, Bayard/Centurion, 1997). Zola paya cher sa solidarité avec le capitaine Dreyfus: menaces de mort, livres et portrait publiquement incendiés, retrait de son nom de la Légion d’honneur, onze mois d’exil en Angleterre. En Afrique francophone plus qu’en Afrique anglophone, les intellectuels qui prirent fait et cause pour les laissés-pour-compte en rendant compte de leur situation dans leurs essais, romans ou pièces de théâtre eurent maille à partir avec les régimes autoritaires qui ont pris nos pays en otage. C’est le cas du Nigérian Wole Soyinka qui séjourna plusieurs fois en prison, du Camerounais Mongo Beti dont l’ouvrage « Main basse sur le Cameroun » fut interdit au Cameroun et en France, du Guinéen Tierno Monénembo et de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma contraints de s’exiler en France. Le Kenyan N’Gugi Wa Thiongo, que Daniel Arap Moi jeta en prison à cause de ses écrits jugés subversifs, et le Congolais Mudimbe, durent, eux aussi, quitter leur pays.

En conclusion, l’intellectuel n’a pas uniquement vocation à éclairer; il est appelé aussi à se tenir aux côtés des vaincus de l’Histoire, à s’approprier leurs malheurs, échecs et luttes. C’est la raison pour laquelle sa mission, “incompatible avec la poursuite d’intérêts égoïstes” (Fabien Eboussi Boulaga), est hautement dangereuse. Critiquer tous les pouvoirs, n’être à la solde de personne, se dresser contre ceux qui oppriment, exploitent ou affament et être prêt à payer pour ses convictions, telle devrait être pourtant sa devise.

Jean-Claude DJEREKE

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