« Macabre et aberrant » la très tardive restitution des corps de la crise électorale 2010-2011

Près de treize ans après la fin du conflit, les autorités ivoiriennes cherchent à accélérer la réconciliation par des grâces, la construction de stèles en hommage aux victimes et le retour des dépouilles parmi leurs proches.

En Côte d’Ivoire, la très longue restitution des corps des victimes de la crise post-électorale de 2010-2011

Par Marine Jeannin (Abidjan, correspondance)

Photo: Les portraits des sept femmes tuées à Abobo le 3 mars 2011 par les forces loyales à l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo lors de la crise post-électorale de 2010-2011, lors d’une commémoration à Abidjan, le 3 mars 2024. ISSOUF SANOGO / AFP

Les sept victimes de « la tuerie des femmes d’Abobo » ont reçu leur premier hommage officiel treize ans, jour pour jour, après leur mort, le 3 mars 2011, sur un rond-point de cette commune du nord d’Abidjan. Ces partisanes de l’actuel chef de l’Etat ivoirien, Alassane Ouattara, étaient alors réunies pour manifester contre Laurent Gbagbo qui refusait de reconnaître sa défaite à l’élection tenue trois mois plus tôt. Abidjan n’était pas encore devenue un champ de bataille entre forces soutenant le président sortant et son rival, mais déjà le théâtre d’une insurrection localisée à Abobo.

« Le commando invisible » avait alors revendiqué ses premiers faits d’armes, harcelant les forces de sécurité restées fidèles à Laurent Gbagbo. C’est dans ce contexte que ces dernières furent accusées d’avoir ouvert le feu sur des femmes désarmées. Les circonstances exactes n’ont jamais été élucidées, les coupables jamais condamnés par la justice et les parents des victimes attendent encore la restitution des corps.

Au cours de la cérémonie, plusieurs ministres ont rendu hommage aux rescapées et aux familles des victimes invitées, avant de poser la première pierre d’un mémorial dédié aux sept « martyres », selon les termes de Kouadio Konan Bertin, l’ancien ministre de la réconciliation nationale. Le premier d’une série de stèles qui doivent être érigées également à Yopougon, une autre commune d’Abidjan, et dans plusieurs villes de l’ouest, pour promouvoir la paix et le vivre ensemble alors qu’approche l’élection présidentielle de 2025.

« Votre sang, s’est-il exclamé, aura été le terreau fertile sur lequel pousse la Côte d’Ivoire moderne et prospère d’aujourd’hui ». M. Konan Bertin est également revenu sur la grâce présidentielle accordée le 22 février à 51 prisonniers, militaires et civils emprisonnés pendant les crises politiques connues depuis 2010-2011. En particulier, celle offerte au général Brunot Dogbo Blé, patron de la garde républicaine sous Laurent Gbagbo, condamné pour plusieurs assassinats. « On peut se demander : “Pourquoi donner la liberté à nos bourreaux d’hier ?” », a fait mine de s’interroger l’ancien ministre. Mais celui qui sort des urnes devient le représentant de l’ensemble des Ivoiriens, y compris de ses ennemis, ceux qui l’ont combattu hier. »

« Treize ans pour remettre des corps, c’est aberrant ! »

Les deux annonces les plus attendues étaient celles du ministre de la promotion de la jeunesse, Mamadou Touré, et de sa collègue à la solidarité et la lutte contre la pauvreté, Belmonde Dogo. Le premier a révélé que le président Ouattara et la présidente du Sénat Kandia Camara ont accordé une aide de 12 millions de francs CFA (quelque 18 000 euros) aux parents des victimes. La seconde a promis que « dans les jours, les semaines à venir, nous aurons la remise des corps aux parents à Duékoué et à Abidjan ».

Quand ? Quelles dépouilles seront remises ?

Les premières devraient être celles des sept femmes d’Abobo, gardées à la principale morgue d’Abidjan, Ivosep. Leur cas est longtemps resté sensible. Après la tuerie, le 3 mars 2011, les partisans de Laurent Gbagbo avaient dénoncé un montage du camp d’Alassane Ouattara après la diffusion d’une vidéo amateur montrant de supposées victimes, allongées au sol, se relever après le passage des caméras. Il s’agissait, selon eux, de trouver les prétextes pour empêcher le régime en place de se défendre et de préparer sa traduction devant la justice internationale. Les sept victimes ont pourtant été identifiées depuis.

Elles s’appelaient Rokia Gnon Ouattara, Massiani Bamba, Ami Coulibaly, Malon Sylla, Adjallah Touré, Fatoumata Coulibaly et Moyamou Koné. Mais la rumeur persiste, renforcée par l’impunité sur ce dossier.

« Treize ans pour remettre des corps, alors qu’il n’y a pas eu de procédure judiciaire préalable [qui aurait pu justifier leur rétention], c’est aberrant ! », s’insurge Alexandre Willy Neth, membre de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme (Lidho) et chargé de programme au Bureau Afrique de la Fédération internationale pour les droits humains. La justice militaire a tenu en 2015 un procès pour le meurtre des sept femmes qui s’est soldé par un non-lieu. Mais aucun n’a été organisé par la justice civile. Divulguer à cette occasion les rapports d’autopsie aurait pourtant permis d’identifier les causes de la mort et l’origine des tirs, alors que « sans procès et sans corps, regrette M. Neth, la situation ne peut que nourrir les accusations de mise en scène ». « La seule manière de rétablir la vérité, insiste-t-il, c’est d’opposer devant la justice ces récits contradictoires. »

Dans son allocution, la ministre de la solidarité a également évoqué le cas de Duékoué, « ville martyre » de l’ouest de la Côte d’Ivoire, théâtre les 29 et 30 mars 2011 du pire massacre de la crise post-électorale. La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) avaient annoncé un bilan de plus de 800 victimes. La Mission de l’ONU en Côte d’Ivoire (Onuci) avait pour sa part recensé 330 morts, « la plupart » tués par les forces soutenant la victoire d’Alassane Ouattara lors de leur conquête de la ville.

Les victimes de la crise post-électorale réclament l’équité

Des dizaines de milliers de personnes avaient alors trouvé refuge à la mission catholique, puis dans le camp de Nahibly, en périphérie de Duékoué. Refuge provisoire : accusé d’abriter de miliciens pro-Gbagbo, ce camp avait été détruit en juillet 2012 par une partie de la population sous le regard complice des forces armées. Les casques bleus avaient fermé les yeux. Les corps de six jeunes hommes avaient été retrouvés trois mois plus tard dans une fosse commune à Toguehi, non loin de là. Exhumés et entreposés à Abidjan, ils devraient être rendus aux familles prochainement, selon un ancien membre d’une association des droits humains qui s’est constituée participe civile dans ce dossier.

Quartier Carrefour

Le sort des victimes de Duékoué, enterrées dans des fosses communes ou jetés dans des puits, est lui en suspens alors que plusieurs opérations d’exhumations des victimes de la crise post-électorale de 2010-2011 ont été menées sur l’ensemble du territoire, en particulier dans le district d’Abidjan entre avril et décembre 2013, sous la coordination de la cellule spéciale d’enquête. Soixante-quatorze sites avaient alors été fouillés et 235 corps exhumés, dont près des trois quarts dans la commune de Yopougon.

« La quasi-totalité des tombes et des charniers de Yopougon ont été ouverts et les corps restitués, rapporte l’ancien défenseur des droits humains. Des moyens importants ont été mis en œuvre dans les exhumations et la médecine légale pour identifier les corps par les vêtements ou les analyses ADN. » Aucune exhumation nouvelle n’est inscrite à l’ordre du jour. « Les corps qui gisent dans les fosses communes de Duékoué sont les morts d’un seul camp, explique-t-elle encore. Les exhumer et les recenser, ce serait donner de la réalité à ce massacre. » La plupart des anciens chefs militaires, venus de l’ex rébellion, à Duékoué ont été brièvement inquiétés pendant les enquêtes, avant de bénéficier d’une amnistie en décembre 2018 et de retrouver leur poste quelques mois plus tard au sein des forces de sécurité nationale.

Au-delà de la seule question des corps, c’est l’équité que réclament encore les victimes de la crise post-électorale. « Deux camps se sont affrontés, il faut satisfaire les deux », soutient Lassina Kanté, le président du conseil d’administration de la Confédération des organisations des victimes de crises ivoiriennes. S’il salue le retour de l’ancien président Laurent Gbagbo et de son ministre Charles Blé Goudé ou la grâce accordée à 51 prisonniers comme « des gestes forts » d’Alassane Ouattara, il rappelle que « le plus important, ce sont les victimes, produit des violences politiques du passé ». « Même s’il est douloureux, il faut affronter ce passé pour aller véritablement à la réconciliation », insiste M. Kanté.

LaMondeAfrique

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