Mes souvenirs avec Francis Wodié (chronique de Venance Konan)

Lorsque nous étions étudiants, dans les années 78-82, nous considérions tous ceux qui étaient opposés à Houphouët-Boigny comme des héros. Et dans ce registre, Francis Wodié était un mythe. Il n’avait pas la grande gueule de Laurent Gbagbo ou de Zadi Zaourou, mais il était auréolé du fait qu’il avait été emprisonné par Houphouët-Boigny, puis exilé en Algérie où il avait obtenu une agrégation en droit qui n’avait pas été reconnue en Côte d’Ivoire, l’obligeant ainsi à aller en faire une autre en France. Francis Wodié fut mon professeur en histoire des idées politiques lorsque j’étais en maîtrise de droit public. Il était un excellent professeur, qui ne se servait jamais de ses cours comme d’une tribune politique, contrairement à d’autres enseignants. Comme me l’a rappelé mon frère Désiré Gaudji, à toutes nos questions un peu pertinentes, voire audacieuses, il répondait toujours par « on pourrait le dire. » Et c’est dans le développement que l’on découvrait si la question ou observation était juste ou non. Nous avions beaucoup de respect et d’admiration pour lui. A la fin de l’année universitaire, avec ma maîtrise en poche, je me trouvai en train de tourner en rond. Je n’avais passé aucun concours, et à vrai dire, je ne savais pas très bien ce que je voulais faire de ma vie.

Notre journal, Campus Info, qui marchait très bien et dans lequel je comptais faire carrière après mes études de droit, avait été interdit par Houphouët-Boigny après la grande grève de février 1982. Un jour, Francis Wodié qui était le doyen de la fac de droit nous fit appeler, Désiré Gaudji, un autre ami et moi, et il nous dit qu’il avait vu nos résultats et se demandait pourquoi nous n’irions pas faire des doctorats en France, vu que nous étions de bons étudiants. Je n’étais pas très chaud, parce que le premier débouché du doctorat en droit était l’enseignement, et c’était une carrière qui ne me tentait pas du tout. Mais je ne réfléchis pas trop longtemps. J’avais le choix entre être chômeur à Abidjan ou étudiant boursier en France. Je me dis que je verrais bien, par la suite, après le doctorat. Je choisis la ville de Nice parce que notre ancien doyen, M. Vaux, y enseignait et les étudiants de l’université de Côte d’Ivoire y étaient acceptés sans difficulté, même s’ils s’y prenaient avec du retard comme c’était mon cas.

Je rentrai en 1987 avec mon doctorat et me fit rapidement une place dans le journalisme. En 2000, j’étais le chef du service communication de l’Assemblée nationale lorsque les Refondateurs prirent le pouvoir. Ils se souvinrent de mes papiers qui n’avaient jamais été tendres avec eux et, rancuniers qu’ils sont, ils me mirent dans un joli placard où je finis par m’ennuyer.

En 2002, l’un de mes amis devint le patron de la fac de droit de Bouaké. Il accepta que j’y donne des cours de droit international public à la prochaine rentrée. Il était en manque d’enseignants. Au début de septembre 2002, le nouveau directeur de Fraternité Matin (Fratmat) me fit savoir qu’il aimerait que je revienne dans mon ancien journal. J’acceptai. Le 19 septembre, il y eut le début de la rébellion. Je retournai à Fratmat en octobre, comme grand reporter. J’entrepris d’aller voir les conséquences de la guerre sur les pays qui nous entourent et la situation des Ivoiriens qui y avaient cherché refuge. En 2003, les cours commencèrent à l’université de Bouaké qui avait été délocalisée à Abidjan. Et je sus que j’étais l’assistant du professeur Wodié. Il reçut ses assistants à son domicile et fut surpris de me trouver parmi eux. Il connaissait le journaliste que j’étais, mais ne se souvenait pas de son étudiant que je fus. « Lorsque j’ai vu le nom, je me suis dit qu’il s’agissait certainement d’une homonymie », me dit-il. Je lui racontai mon parcours et comment il m’avait amené à aller faire ce doctorat en droit qui me valait d’être devenu un de ses assistants. Il y avait parmi nous des assistants qui n’avaient que la maitrise de droit, alors que lorsque nous sommes revenus de nos études en France, le professeur Wodié exigeait un doctorat avec la mention « Très honorable » pour prétendre être un assistant.

Entre mes grands reportages qui me conduisaient le plus souvent hors du pays et les cours de droit international, ce ne fut pas du tout facile. Nous étions trop peu d’enseignants pour trop d’étudiants. Mon calvaire était les corrections des devoirs. Mais il ne me fallait surtout pas décevoir le professeur Wodié. Je réussis à tenir une année universitaire, et décidai de ne revenir à l’enseignement que lorsque j’aurai pris ma retraite de journaliste. Je ne revis plus le professeur Wodié, sinon à la télévision et dans les journaux. L’image que j’ai gardée de lui est celle d’un intellectuel profondément intègre, trop intellectuel et trop intègre peut-être pour faire de la politique

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