Alioune Diop « Présence Africaine », grand défenseur de la culture africaine

Alioune Diop n’était pas aussi célèbre qu’eux mais n’en fit pas moins qu’eux pour l’émancipation de l’homme noir car c’est grâce à lui que plusieurs générations d’Africains purent lire et aimer Hampaté Bâ (Mali), Aimé Césaire (Martinique), Kwame Nkrumah (Ghana), Bernard Dadié (Côte d’Ivoire), Léon Gontran-Damas (Guyane), Alexis Kagame (Rwanda), Wole Soyinka (Nigeria), Sembène Ousmane (Sénégal), Eza Boto (Cameroun) et d’autres auteurs publiés par Présence Africaine, la maison d’édition qu’il créa en 1949. Diop était d’abord cela : un accoucheur d’idées, celui qui révèle les talents cachés. C’est à juste titre que son compatriote Léopold Sédar Senghor le compara à Socrate, le père de la maïeutique et que Césaire le présenta comme “un des guides de notre époque”. Cet homme né en 1910 à Saint-Louis (Sénégal) fut aussi un jeteur de ponts entre les continents, entre les cultures, entre les religions, parce qu’il désirait ardemment que les hommes se débarrassent de leurs préjugés pour se rencontrer et se parler.
Enfant, il fréquente l’école coranique mais, en 1944, il embrasse la foi catholique en recevant le baptême des mains d’un prêtre dominicain, Jean-Augustin Maydieu, et en prenant le nom de Jean. Guy Tirolien, poète antillais, explique que “c’est, avant tout, par soif d’une spiritualité neuve et par besoin d’élargir, non sans déchirement, sa quête passionnée de l’homme” (cf. ‘Hommage à Alioune Diop’, Paris, Présence Africaine, 1978).


Ses études primaires et secondaires, il les fait à Dagana, puis à Saint-Louis où il décroche le baccalauréat classique (Latin-Grec) en 1931. Deux ans plus tard, il débarque à l’Université d’Alger pour étudier les Lettres classiques. Il y aura pour condisciple Albert Camus. C’est en 1937 qu’il arrive à Paris pour poursuivre sa formation. En 1939, du fait de la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé comme soldat. Démobilisé en 1940, il est tour à tour enseignant au Prytanée militaire de La Flèche, professeur au lycée Louis-le-Grand, chargé de cours à l’École nationale de la France d’outre-mer.

Entre décembre 1946 et novembre 1948, il siège au Sénat de la IVe République sous les couleurs de la SFIO (Section Française de l’Internationale Socialiste). C’est Mamadou Dia du BDS (Bloc Démocratique Sénégalais) qui lui succédera. Ayant vite compris que ce n’est pas en politique qu’il sera plus utile, Alioune Diop fonde en 1947 la revue littéraire ‘Présence Africaine’. Michel Leiris, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, André Gide, Théodore Monod, Richard Wright, le Père Maydieu, Merleau-Ponty et Aimé Césaire feront partie du comité de patronage de la revue. Le numéro consacré aux Antilles et à la Guyane est saisi en 1962 par le parquet de la Seine pour “atteinte à la sûreté de l’État”. Senghor écrit régulièrement dans la revue entre 1947 et 1960. En 1949, Alioune Diop lance les éditions Présence Africaine. En 1956, il organise à la Sorbonne le premier congrès des écrivains et artistes noirs. Des intellectuels, écrivains et artistes du monde entier militant pour la décolonisation participent à ce congrès. La même année, est créée la Société africaine de culture (SAC). Alioune Diop en sera le secrétaire général et l’Haïtien Jean Price-Mars, le premier président. On doit à la SAC le deuxième congrès des écrivains et artistes noirs (Rome, 26 mars-1er avril 1959), le premier Festival mondial des arts nègres (Dakar, 1966), le Festival d’Alger (1969) et celui de Lagos (1977). Alioune Diop contribue à la préparation du Concile Vatican II (1962-1965) en organisant le colloque de Rome (26-27 mai 1962). Il s’agissait pour les prêtres et laïcs africains de réfléchir sur la personnalité africaine et le catholicisme.

En 1969 (31 juillet-2 août), pour la première fois, un pape catholique foule le sol africain. Lors de son voyage à Kampala (Ouganda), Paul VI déclare que les Africains peuvent et doivent avoir un christianisme africain. En réponse, la SAC confie à Alioune Diop et au Camerounais Georges Ngango la mission d’obtenir du pape l’autorisation d’organiser les états généraux du christianisme africain. La SAC réunira à Abidjan (12-17 septembre 1977) plusieurs penseurs africains autour du thème “Civilisation noire et Église catholique”. En 1968, Alioune Diop réussit à régler le différend opposant Senghor au Centre Louis-Joseph Lebret fondé et dirigé par les prêtres dominicains de Dakar. Le 26 juin 1968, en effet, le président sénégalais avait envoyé une lettre au nonce apostolique de Dakar. Cette lettre regrettait le fait que “les pères dominicains, qui ont la direction morale des étudiants catholiques, se laissent diriger par eux dans des entreprises de subversion, téléguidées de Pékin”. Senghor souhaitait donc que les frères prêcheurs quittent le Sénégal avant le 31 juillet 1968 pour ne pas avoir à les expulser. C’est la médiation de Diop, début 1969, qui permit aux Dominicains de continuer leur apostolat dans la capitale sénégalaise.

Marié en 1945 à la Camerounaise Christiane Yandé Diop et père de quatre enfants, Alioune Diop s’éteint, le 2 mai 1980 à Paris. 15 ans après, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) crée un prix d’édition africaine pour lui rendre hommage. Le prix est décerné tous les deux ans à la Foire internationale du livre et du matériel didactique de Dakar (FILDAK). Sa famille et ses amis célèbrent le centenaire de sa naissance en 2010. Une plaque est apposée sur la maison familiale à Saint-Louis le 10 janvier de la même année. Le 12 janvier, une conférence est organisée par l’Université Gaston Berger de Saint-Louis sur sa vie et son œuvre. Djibril Tamsir Niane, historien guinéen et auteur de ‘Soundjata ou l’épopée mandingue’, est présent à cette conférence. Un colloque, qui devait examiner l’œuvre d’Alioune Diop face aux défis contemporains, rassembla en mai 2010 de nombreuses personnalités parmi lesquelles le président sénégalais Abdoulaye Wade, Wole Soyinka, Cheikh Hamidou Kane, l’ancien directeur général de l’Unesco Amadou-Mahtar M’Bow, la veuve et les filles d’Alioune Diop. Le 17 août 2011, l’Université de Bambey est devenue Université Alioune Diop de Bambey. Cette reconnaissance est d’autant plus méritée que Diop a beaucoup fait pour la culture africaine et le respect de l’homme noir dans le monde. Ce panafricaniste dans l’âme était capable de mettre ensemble intellectuels européens, américains et africains, croyait à la force du dialogue. Si son influence était discrète, elle n’en était pas moins réelle sur les intellectuels africains nés dans les années 1930. C’est le cas de Jean-Marc Ela qui confesse que c’est en lisant Alioune Diop qu’il comprit que le fait d’opposer la tradition à la modernité est peu pertinent dans la mesure où il y a du rationnel et de l’irrationnel en tout être humain, dans toute société, qu’elle soit moderne ou traditionnelle. Ela ajoute que c’est de cette vision qu’il s’est inspiré pour écrire ‘L’Afrique à l’ère du savoir : science, société et pouvoir’ (Paris, L’Harmattan, 2006), ouvrage où il appelle les nouvelles générations de chercheurs africains à relever le défi de “réinventer la science pour participer à la construction des sociétés où l’être humain peut s’épanouir dans toutes les dimensions de son existence”.

Grâce à l’ouverture d’esprit d’Alioune Diop, une qualité que lui reconnaissent ceux qui l’ont côtoyé, le premier numéro de la revue Présence africaine bénéficia de la contribution de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Georges Balandier, Théodore Monod…

Au total, le fondateur de “Présence Africaine” (revue et maison d’édition) fut un grand défenseur de la culture africaine à une époque où, en Occident, des esprits racistes et intellectuellement limités soutenaient sans preuves que les Noirs n’avaient rien inventé, qu’ils n’avaient ni histoire, ni culture, ni philosophie. Pour déconstruire ces mensonges et réhabiliter le continent noir, Diop a eu la bonne idée et l’audace de créer un espace pour que ceux qui pensaient comme lui puissent s’exprimer et raconter la vraie histoire des Noirs. S’il a fait un grand bien à l’Afrique, c’est avant tout celui-là. J’ai même envie de dire que c’est avec lui et par lui que tout a commencé. Comme le dit joliment Mongo Beti, il “restera celui qui a permis aux Noirs de s’exprimer. Sans cet outil qu’il a forgé, nous serions demeurés ce que nous avons toujours été : des muets”.

Jean-Claude DJEREKE

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