On trouve les Diolas en Casamance, au Sud du Sénégal. C’est là-bas, précisément dans le village de Kabrousse, qu’Aline Sitoé Diatta voit le jour en 1920. Après la mort de son père, elle est élevée par un oncle paternel. À 18 ans, elle décide de voler de ses propres ailes. Elle se rend alors à Ziguinchor, porte d’entrée et capitale de la Casamance. Elle y sera embauchée comme docker mais le salaire qui lui est versé est si maigre qu’elle est obligée de quitter la ville pour Dakar où elle espère que le travail de bonne à tout faire lui permettra de gagner plus et de vivre mieux. Dans la capitale sénégalaise, son employeur est un colon français qui se prénomme Martin. En 1941, alors qu’elle se rendait chez lui, une voix lui aurait demandé de rebrousser chemin pour organiser la lutte pour la libération de son pays occupé et exploité par la France, voix à laquelle elle aurait obéi immédiatement. Selon une autre version, une voix aurait invité Aline Diatta à rentrer en Casamance pour libérer son pays de la colonisation mais, ayant ignoré le message de la voix, elle aurait été paralysée pendant quatre jours. La même version ajoute que c’est après être revenue en Casamance qu’elle retrouva l’usage de ses jambes.
Quoi qu’il en soit, sitôt arrivée à Kabrousse, Aline Sitoé Diatta appelle les villageois à la désobéissance civile qui peut se définir comme “le refus de se soumettre à une loi inique ou à un pouvoir dictatorial, la résistance à une décision injuste ou à un régime qui viole les droits humains” (cf. Henry David Thoreau, ‘Civil disobedience’, 1849). Thoreau, le créateur de ce concept, a vécu avec des hommes et femmes qui se contentaient de se plaindre de la situation qui les faisait souffrir. Pour lui, l’indignation et la colère devant une situation injuste n’étant pas suffisantes, il est important d’agir. C’est ce qui le conduit à écrire ceci : “Il y a des milliers de gens qui par principe s’opposent à l’esclavage et à la guerre mais qui en pratique ne font rien pour y mettre un terme ; qui, se proclamant héritiers de Washington ou de Franklin, restent plantés les mains dans les poches à dire qu’ils ne savent que faire et ne font rien ; qui même subordonnent la question de la liberté à celle du libre échange et lisent, après dîner, les nouvelles de la guerre du Mexique avec la même placidité que les cours de la Bourse et, peut-être, s’endorment sur les deux… On tergiverse, on déplore et quelquefois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif. On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer. Tout au plus, offre-t-on un vote bon marché, un maigre encouragement, un ‘Dieu vous assiste’ à la justice quand elle passe. Il y a 999 défenseurs de la vertu pour un seul homme vertueux.” (cf. ‘Civil Disobedience’, Op. cit.)
Que ce soit Thoreau, Gandhi ou Martin Luther King, ceux qui ont pratiqué la désobéissance civile l’ont fait au nom de l’intérêt général et de manière non-violente. Aline Diatta n’était ni résignée, ni passive. Elle n’attendait pas que Dieu fasse les choses à la place des hommes. Mais elle n’était pas non plus favorable à des actions violentes dans le combat contre la colonisation. Jamais elle n’a appelé ses compatriotes à prendre les armes contre le colon. Ce qu’elle prêche, c’est un triple refus : refus de payer l’impôt, refus de cultiver l’arachide destinée à l’exportation, refus de s’enrôler dans l’armée française qui avait besoin de combattants pour mettre fin à l’occupation de la France par l’Allemagne hitlérienne. Elle prône en même temps un retour aux sources et valorise d’anciennes prières et coutumes telles que la semaine diola qui consistait à travailler 5 jours et à se reposer le 6e jour.
On lui prête des pouvoirs surnaturels comme faire tomber la pluie ou soulager des malades par l’imposition des mains. Évidemment, des gens en quête de guérison viennent la voir mais, si Aline Diatta attire et draîne des foules, c’est surtout en raison de ses idées et de son engagement. Les colons commencent à s’inquiéter quand ils apprennent que de nombreux Sénégalais convergent vers sa maison. Avant de l’arrêter, ils l’accusent d’être une femme rebelle, de prôner l’insurrection et de s’opposer à la France. Les soldats envoyés par l’administration coloniale pour la mettre aux arrêts tirent sur les gens présents dans la cour d’Aline Diatta. Celle-ci n’était pas présente, ce jour-là. Les soldats tuent une femme et blessent plusieurs personnes. Le lendemain, c’est-à-dire le 8 mai 1943, Aline Diatta se livre aux forces de l’ordre pour éviter la mort d’autres innocents. Elle est incarcérée d’abord au Sénégal, puis en Gambie, enfin à Tombouctou (Mali) où elle décède en 1944. Les mauvais traitements subis en prison avaient probablement nui à sa santé.
Le Sénégal a-t-il honoré Aline Diatta ? Oui car il n’était guère possible d’oublier cette héroïne de la désobéissance civile. Pourquoi ? Parce que, au lieu de faire carrière et de fonder une famille, Aline Sitoé Diatta a choisi de se battre pour son pays, parce quelle a sacrifié sa jeunesse pour que les futures générations puissent vivre dans un Sénégal libre et maître de son destin. Reconnaissant, le pays donna son nom à un campus de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (la Cité Aline Sitoé Diatta), à un stade de Ziguinchor, à plusieurs écoles et au bateau qui assure la liaison Dakar-Ziguinchor. Une exposition lui a été consacrée en 2007. La cinéaste Rokhaya Baldé a réalisé un court métrage pour parler de son combat. Quant à la Franco-Sénégalaise Karine Silla, elle a écrit en 2020 un roman intitulé ‘Aline et les hommes de guerre’.
Aline Diatta fut surnommée la Jeanne d’Arc africaine parce qu’elle refusa de s’accommoder de la colonisation de son pays par la France comme la Française qui se dressa contre l’occupation de la France par les Anglais. Elle est partie de ce monde à l’âge de 24 ans. Certains diront : Quel gâchis ! Mais, tout bien pesé, le nombre d’années que nous passons sur la terre des hommes est-il si important ? Vivre 90 ans dans la lâcheté et vivre 20 ans en ayant essayé de contribuer à l’avènement d’un monde plus juste et plus humain sont deux choses différentes. À mon avis, ce qui compte vraiment, c’est l’image ou le souvenir que chacun de nous laisse à ceux qui n’ont pas achevé leur pèlerinage terrestre. Qui parle aujourd’hui de Joseph Mobutu, de Francisco Macías Nguema, de Jean-Bedel Bokassa qui ont régné par la terreur et se sont outrageusement enrichis pendant que le peuple qu’ils prétendaient servir croupissait dans la misère ? N’ont-ils pas fini dans les poubelles de l’Histoire ? À combien d’enfants a-t-on donné leurs noms ? Par contre, des gens comme Sankara, Lumumba, Um Nyobè, Moumié, Steve Biko continuent d’être vénérés et cités longtemps après leur mort.
Passer un siècle sur terre ne signifie pas nécessairement avoir vécu utilement pour son pays et son continent. L’important n’est donc pas combien d’années on a eues ici-bas mais comment on a vécu ces années, ce qu’on a fait utilement pour son pays. Nelson Mandela avait sa manière de l’exprimer. L’ancien président sud-africain affirmait que “ce qui importe le plus n’est pas tant le fait que nous ayons vécu mais la différence que nous avons faite dans la vie des autres”. Lumumba et Mobutu n’ont pas été pleurés de la même façon et il n’est pas certain que beaucoup d’Africains puissent verser autant de larmes le jour où Blaise Compaoré tirera sa révérence que pour l’assassinat de Thomas Sankara, tout simplement parce que “toutes les morts n’ont pas la même signification”, pour reprendre la formule du poète congolais Franklin Boukaka dans sa chanson culte ‘Les immortels’.
Jean-Claude DJEREKE
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