« Moi je suis venu chercher mon argent. Je n’ai pas le temps d’exiger les papiers de quelqu’un pour savoir s’il est majeur avant de lui vendre mes cigarettes”. Ce vendeur de cigarettes rencontré non loin du bouillant carrefour Siporex de Yopougon n’a que faire de la loi anti-tabac interdisant la vente de cigarette aux mineurs.
Commune cosmopolite et la plus peuplée d’Abidjan et de Côte d’Ivoire, la “cité de la joie” peut également se vanter de ces enfants fumeurs qui pullulent tous les coins de rue. Contrariant ainsi les efforts du pays à tendre vers ces nations en passe d’aboutir à des générations sans tabac : l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou encore le Canada, qui ont adopté un arsenal de mesures anti-tabac et appliquent rigoureusement la mesure d’interdiction de vente de tabac ou de produits de tabac aux mineurs. Et pourtant.
Loi anti-tabac
L’Assemblée nationale de la Côte d’Ivoire a adopté la loi No 2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte anti-tabac et le président de la République, Alassane Ouattara l’a promulgué cette loi.
L’article 7 de cette loi, stipule qu’il est interdit de vendre ou d’offrir du tabac ou des produits du tabac dans les établissements préscolaires, scolaires, les centres de formations professionnelles, les établissements d’enseignement supérieur, ainsi que dans les établissements de santé, les infrastructures sportives, culturelles, les administrations et aux abords immédiats des établissements visés par la loi relative à la lutte anti-tabac, dans un rayon de 200 mètres.
Aussi, la vente à l’unité du tabac ou des produits de tabac est interdite et toute vente des produits du tabac s’effectue au minimum par paquet de 20 cigarettes. La vente du tabac ou des produits du tabac en dehors des points de vente agrées est interdite, selon l’article 9 de cette même loi.
Les conditions relativement appliquées dans certains points de vente agréés, ne le sont malheureusement pas dans des boutiques détaillantes ou des tabliers installées dans les sous quartiers de la commune de Yopougon comme l’a constaté l’AIP.
Loi méconnue
L’achat de cigarette par les enfants à Yopougon bluffe parfois par son aisance. Dans les boutiques de quartier, supérettes, kiosque à café, ou même dans les rues auprès de vendeurs ambulants ou tenanciers de tabliers, n’importe qui pourrait, sans risque de se heurter à une vérification de majorité, se procurer des tiges blanches aux paquets alertant : “Abus dangereux pour la santé”.
Carrefour Mosquée, au quartier Maroc, ce lundi 16 août 2021. Un détaillant de cigarette assis à côté son tablier, d’un air étonné, affirme ignorer l’existence d’une loi interdisant la vente de la cigarette aux mineurs. “Je n’ai jamais eu connaissance de cette loi”, s’exclame-t-il.
Dans le village de Kouté, une fillette de 12 ans s’adresse à un boutiquier, lui tendant une pièce de 100 FCFA : “Je veux trois cigarettes”, lance-t-elle tout en précisant la marque du produit demandé. “Qui t’a envoyé”, lui demande-t-on. “C’est mon papa”, répond-elle.
Selon le boutiquier Hamed, il a accepté de vendre des cigarettes à cette adolescente, au risque d’avoir des soucis avec les parents de la petite en cas de refus.
Si pour certains la loi sur la vente à l’unité du tabac ou des produits de tabac est ignorée, pour d’autres, il est temps que le Programme national de Lutte contre le tabac sensibilise les marchands de tabac et renforce leur capacité pour faire de ces marchands des acteurs de la lutte contre le tabac en Côte d’Ivoire, pour une meilleure application de cette loi dans les boutiques détaillantes.
« Moi sérieusement, j’ai toujours vendu des tiges de cigarettes ici dans ma boutique. Je n’ai jamais appris que je devais vendre obligatoirement le paquet de 20 cigarettes aux clients. Si tel est le cas vraiment, c’est que cigarette ne va plus se marcher comme de petits bombons », explique Diallo, gérant d’une boutique vers le carrefour Oasis Yopougon Ananeraie.
Un autre jeune vendeur de cigarettes, assis devant son tablier au niveau du carrefour Lokoua et la plupart des marchands de cigarettes interrogés par l’AIP, ne disent pas le contraire.
« Nous ne savons pas sincèrement qu’il faut vendre absolument le paquet de cigarette et non le détail (…). Les enfants aussi qui viennent payer la cigarette, pour nous, ils sont grands, car ils allument eux-mêmes leur tige et la fume avec joie », explique Eric Zady, vendeur de cigarette au carrefour Sapeurs-pompiers.
Face à cette situation, d’autres marchands de produits de tabac rencontrés à la rue de princes et rue princesse, s’insurgent contre cette tendance voulant les culpabiliser d’une vente non autorisée des produits dérivés du tabac aux mineurs. Pendant que certains d’entre eux mettent en avant leur manque de temps pour contrôler l’âge des clients de cigarettes. D’autres estiment que « la physionomie des jeunes de maintenant qui ont 15 ans en font 18 ou 20 ans ».
Du carrefour Oasis, à celui du carrefour palais de justice, en passant par Terminus des bus 40 et 42, la rue des princes, le carrefour Allocodrome de Yopougon Niangon, le carrefour Bar Éclat, la rue princesse, le carrefour Bel air, le carrefour Ghandi, des abords de plusieurs ruelles de la commune de Yopougon, l’AIP n’a pas constaté d’affichette conforme et bien visible de l’interdiction de la vente des produits du tabac aux mineurs devant les différents commerces visités.
Du côté des mineurs, la conscience que fumer n’est pas bon pour la santé est acquise. Pourtant, ils font comme leurs copains, d’autres baignent dans la fumée à la maison et beaucoup d’entre eux expérimentent leur première ‘’taffe’’ pour essayer de savoir ce que ça fait dans l’organisme. Depuis lors, c’est devenu une habitude pour Kader Cissé. « Pendant la rentrée scolaire passée, c’est à la récréation que je fumais une cigarette et une autre à la sortie des cours. Ensuite le soir à l’insu de mes parents, je fume une ou deux cigarettes pour m’inspirer », avoue-t-il.
Mael Kouakou, âgé de 15 ans, explique qu’il a commencé à fumer à l’âge de 12 ans lorsqu’il a intégré un groupe au niveau de son établissement scolaire secondaire. « Grâce à mes amis, je fume aujourd’hui et je n’ai pas peur, je suis aujourd’hui un garçon », s’extasie-t-il.
Addiction
Selon le psychologue Max Yao, des facteurs liés à la personnalité et à certaines caractéristiques de l’adolescence peuvent contribuer au début de la consommation d’une cigarette. La tendance à prendre des risques, la curiosité pour de nouvelles expériences ou encore le besoin de transgresser des règles favorisent notamment l’expérimentation de la cigarette. Pour les mineurs, fumer est une expression de la force et un rite de passage à la jeunesse.
« Un autre facteur important expliquant la consommation de tabac est la nicotine présente dans les cigarettes et les autres produits du tabac. Le pouvoir addictif de la nicotine est en effet très élevé, fumer rend ainsi très vite dépendant et amène à poursuivre sa consommation », explique Dr Aboubacar Camara.
Pour réduire l’accessibilité du tabac aux jeunes, le psychologue Max Yao, propose au législateur d’augmenter l’âge pour se procurer des produits de tabac à 21 ans et l’adoption des lois visant à créer une génération sans tabac. « Par exemple, ces lois interdiraient l’achat et l’usage de produits du tabac aux personnes nées après une année donnée. Cela s’appliquerait uniquement au tabac commercial et non à l’utilisation traditionnelle », déclare-t-il.
Il propose que le gouvernement restreigne à moyen terme, la vente de tabac à un nombre réduit de points de vente contrôlés par lui-même et éloignés des écoles.
« Le tabac est une drogue très dure dans la mesure où, sur trois garçons ou filles qui fument une cigarette pour découvrir, il y en a deux qui deviendront fumeurs quotidiens pendant leur vie. Donc, dès la première cigarette, on peut être accroché. C’est pourquoi, il est important de prévenir la vente aux mineurs », assure pour sa part Dr Aboubacar Camara.
Des sanctions méconnues et peu dissuasives
S’agissant des dispositions administratives et pénales de la loi No 2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte anti-tabac, l’article 21 stipule que tout manquement aux dispositions de la présente loi peut entraîner la fermeture provisoire ou définitive de l’établissement ainsi que la suspension ou le retrait de la licence d’exploitation.
« Est puni d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’amende de 10 millions F CFA à 100 millions F CFA (…) quiconque vend ou fait vendre en gros ou au détail du tabac ou des produits du tabac à un mineur. La juridiction saisie prononce, en outre, la confiscation et la destruction des produits vendus ou à vendre », stipule l’article 28 de la loi relative à la lutte contre le tabac.
« Est puni d’un emprisonnement d’un à cinq ans ou d’une amende de 10 millions F CFA à 100 millions F CFA, quiconque contrevient aux dispositions relatives à la culture ou à la fabrication. La juridiction saisie prononce la confiscation et la destruction des produits cultivés ou fabriqués illégalement », stipule l’article 22 de la loi relative. Les associations régulièrement déclarées et dont l’objet statutaire comporte la lutte contre le tabagisme peuvent exercer le droit reconnu à la partie civile.
Des chiffres élevés
Le tabagisme fait partie des principales causes évitables de décès prématuré et de morbidité dans le monde. Huit millions de personnes meurent chaque année de maladies liées au tabagisme, chiffre qui pourrait être dépassé par an, d’ici à 2030. Si l’on n’inverse pas la tendance actuelle, ces décès se produiront en grande majorité dans les pays en développement, selon le médecin Dr Aboubacar Camara.
Le tabac tue jusqu’à la moitié de ceux qui en consomment. Plus de 80% du 1,3 milliard de fumeurs dans le monde vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, là où la charge de morbidité et de morbidité liées au tabac est la plus lourde, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Le tabagisme contribue à la pauvreté car les ménages dépensent en tabac des sommes qu’ils auraient pu consacrer à des besoins essentiels tels que l’alimentation et le logement.
(AIP)
tg/tm
Réalisé par Tanguy Gahié
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