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« Comment vas-tu Laurent ? Content de te voir ». Les mots choisis par Alassane Ouattara au moment d’accueillir son prédécesseur et rival Laurent Gbagbo dans la cour du Palais présidentiel d’Abidjan-Plateau, illustrent de manière assez piquante une réalité connue depuis une éternité : les politiciens sont aussi de grands comédiens. Dans cet univers impitoyable, on peut manœuvrer pour envoyer son adversaire au bagne à Korhogo puis pour le transférer à la Cour pénale internationale, missionner pendant dix ans un cabinet d’avocats chargé d’aider à le faire condamner à la peine la plus longue possible, poser des obstacles à son retour au pays une fois qu’il a été acquitté, balancer des tonnes de lacrymos sur ses partisans le jour dudit retour… puis le recevoir en grandes pompes et rigoler avec lui à gorge déployée en le présentant quasiment comme notre meilleur ami.
Disons le très clairement : il y avait quelque chose d’indécent, non pas dans la (nécessaire) rencontre au sommet entre les deux “monstres sacrés” de la politique ivoirienne, mais dans la scénographie de cette rencontre, qui en rappelle des précédentes, au cours desquelles les larges sourires étaient également au rendez-vous – ce qui n’avait à l’époque ni empêché la survenue de sanglants épisodes guerriers, ni modifié de manière substantielle le logiciel politique violent du pays des Éléphants.
Peut-être aurait-il fallu cette fois ci un peu de gravité sur les visages. Histoire de frapper les esprits et de prendre acte avec contrition de toutes les souffrances, destructions et morts de ces dernières décennies. Mais au fond, ces considérations formelles ne sont pas les plus importantes…
La grande question qu’il faut se poser est la suivante : cette rencontre historique est-elle le premier acte d’un processus qui aboutira à un assainissement des institutions politiques ivoiriennes ; assainissement dont la démonstration sera une élection présidentielle non fondée sur la violence et la fraude en 2025 ? C’est-à-dire un scrutin au bout duquel l’on assistera pour la première fois depuis les indépendances à une passation de pouvoir pacifique entre un président sortant et un.e président.e élu.e vivants et libres ?
Il faut naturellement s’interroger sur la nature des intérêts qui ont rendu ce “sommet” possible. Notons dans un premier temps qu’en dépit de leur passif relationnel chargé, les “trois grands” (Bédié, Gbagbo, Ouattara) sont unis par une préoccupation commune : incarner chacun jusqu’au bout et de manière exclusive, aux yeux de l’opinion intérieure et internationale, leur “camp”, c’est-à-dire une partie assez significative du pays. Les rendez-vous comme celui du 27 juillet entre Gbagbo et Ouattara, comme celui entre Gbagbo et Bédié le 10 juillet, ou une éventuelle réunion à venir Gbagbo-Bédié-Ouattara renforcent à titre individuel chacun d’entre eux, ainsi que le statu quo de leur oligopole politique.
Le philosophe Michel Foucault, retournant la phrase célèbre du général Carl Von Clausewitz, a affirmé que “la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens”. Quels peuvent donc être les “buts de guerre” de Ouattara et de Gbagbo quand ils rendent possible leur rencontre et leurs accolades ?
Ce qui fait courir Alassane Ouattara
On peut penser qu’Alassane Ouattara, qui s’est toujours beaucoup plus soucié de l’opinion internationale que de l’opinion nationale, prépare sa future rencontre à Paris avec le président français Emmanuel Macron. Une rencontre qui aura lieu dans les semaines à venir, selon un article de Jeune Afrique. À l’ordre du jour, le “cas” Gbagbo et le sujet de la normalisation politique en Côte d’Ivoire. Une normalisation scrutée comme le lait sur le feu par le président français. En effet, avec le démantèlement programmé de l’opération Barkhane, Paris redéfinit son engagement stratégique en Afrique de l’Ouest et entend s’appuyer, encore plus que par le passé, sur les forces françaises de Côte d’Ivoire, le camp de Port-Bouët et l’académie de lutte contre le terrorisme de Jacqueville. Traumatisé par la prise en étau malienne – ressentiment antifrançais au sud et groupes terroristes au Nord -, l’ancienne (?) puissance colonisatrice cherche désormais un relais d’influence stable. Emmanuel Macron appréciera donc la “paix des braves” apparente entre Gbagbo et Ouattara, d’autant plus que les mots de Gbagbo légitiment Ouattara et entérinent l’ordre établi il y a 10 ans à la force du canon… français.
De toute façon, le locataire du palais du Plateau a besoin d’argent. De beaucoup d’argent. Y compris, manifestement, d’un appui budgétaire assez rapide. Les images du 27 juillet plaisent à Emmanuel Macron, l’avocat auprès des institutions internationales et rassurent les marchés quant à l’amélioration du risque-pays ivoirien. Et puis, pour ce qui concerne les considérations internes, les photos d’étreintes avec son vieil adversaire affaiblissent quelque peu l’effet de la rencontre de Daoukro, laquelle pouvait indiquer que “la majorité sociologique” se construisait contre le pouvoir en place. Alassane Ouattara est à tout point de vue gagnant à court terme.
Ce que Gbagbo entend gagner
Une fois retombée l’émotion de son retour, par ailleurs brouillé par son piteux vaudeville familial et un certain nombre de maladresses, Laurent Gbagbo a besoin de ne pas se banaliser. S’il obtient la mise en liberté des derniers prisonniers politiques, il se crédibilise en tant que chef de son camp. De manière plus prosaïque, il a lui aussi besoin d’argent. Et le rappel de ses indemnités d’ancien président peut l’aider à se réinstaller et à entretenir ses obligés.
Une série à rebondissements qui a duré plus de 30 saisons
Pouvons-nous espérer que les intérêts particuliers et circonstanciels qui ont présidé à cette “percée” rejoignent, à un moment donné, l’intérêt général ? Oui, au cas où les “trois grands” s’accordent sur le fait qu’ils sont en réalité en fin de cycle, qu’aucun d’entre eux n’aura le beau rôle absolu à la fin de la série de plus de trente saisons dont ils sont les acteurs principaux, et que le mieux qu’ils puissent faire pour ne pas rentrer dans l’Histoire comme les trois incarnations d’une génération maudite, c’est de mettre en place, ensemble et consensuellement, les institutions solides et saines qui assureront une longue période de paix au peuple ivoirien quand ils se seront retirés.
Est-ce ce projet heureux qui a transparu du discours aux ressorts étonnamment religieux de Henri Konan Bédié, le 10 juillet dernier à Daoukro ? En tout cas, le propos était clair comme de l’eau de roche, et marqué au coin du bon sens. “La plus grande expression d’amour que nous pouvons offrir à notre pays aujourd’hui même et aux générations futures, passe absolument par l’oubli de toutes nos peines et nos souffrances. Les leçons tirées avec courage de nos incompréhensions passées doivent être de puissants leviers pour construire une paix durable au bénéfice du bonheur de Chacun et du progrès pour Tous. Nous devons donc engager sans tarder un grand projet de reconstruction de notre pays ; un projet pour une Côte d’Ivoire Réconciliée, Unie et Prospère. Ce Grand Projet passe nécessairement par la mise en œuvre d’un projet de réconciliation vraie entre les Ivoiriens à travers un Dialogue national inclusif dont le pays ne peut se faire l’économie”. Quel beau discours-programme !
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