Côte-d’Ivoire: Rembourser 10 fois un crédit margouillat, 25% des fonctionnaires dans les griffes des usuriers

Côte d’Ivoire: Les fonctionnaires, proies de choix pour les usuriers (actualisé)

Par: Thaïs Brouck

En Côte d’Ivoire, l’accès au crédit est compliqué, a fortiori pour les bas revenus et les classes moyennes. Certains se rabattent sur des usuriers, surnommés les « margouillats », qui prêtent de l’argent facilement et rapidement, mais à des taux exorbitants. Les fonctionnaires, aux revenus bas mais garantis, sont particulièrement touchés. Beaucoup d’emprunteurs, qui n’arrivent pas à rembourser, plongent ensuite dans la précarité. Enquête de notre correspondant à Abidjan, Thaïs Brouck.

Au Plateau, le quartier des affaires d’Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, seul un œil averti peut comprendre leur manège. Les usuriers, c’est-à-dire ceux qui prêtent de l’argent hors de tout cadre légal et à des taux démesurément élevés, sont assis près du ministère du Budget ou aux abords des banques, souvent en groupe. Les Ivoiriens leur ont même trouvé un sobriquet : les margouillats. Ce surnom moqueur fait référence à un lézard très commun en Afrique de l’Ouest, qui reste au soleil en attendant patiemment sa proie. En l’occurrence, cette proie prend souvent la forme d’un fonctionnaire aux abois, bulletin de paie en main… « Vous voulez faire des affaires ? », lancent les margouillats. Contrairement aux banques classiques, qui mettent plus d’une dizaine de jours à répondre à une demande de prêt, l’usurier propose du liquide sur le champ.

Justin Yapo est tombé dans leurs griffes il y a une dizaine d’années. Cet instituteur est tombé malade et à la suite d’un imbroglio administratif, son salaire a été suspendu. Il a donc commencé à emprunter. « De petites sommes, 20 000, 30 000 francs CFA [30, 45 euros]. Pour moi, c’était des emprunts que je faisais pour sauver une situation. Mais ça ne finit jamais, je ne comprends pas ». Aujourd’hui, Justin Yapo croule sous les dettes : la moitié de son maigre salaire est directement ponctionné par l’État pour rembourser ses créanciers. Le reste sert à rembourser un emprunt officiel, contracté à la banque. Alors, Justin Yapo se rend rarement au travail. « Je vais à Abidjan voir des personnes qui me prêtent de l’argent », explique-t-il. L’instituteur ne voit pas le bout du tunnel. Il dit avoir perdu deux enfants en bas âge, incapable de faire face aux frais de santé pour les soigner.

Rembourser dix fois plus

Et c’est loin d’être un cas isolé. Les fonctionnaires, dont les revenus sont plutôt faibles, mais garantis et transférés sur leur compte en banque, sont les cibles privilégiées des margouillats. Un rapport du ministère ivoirien de l’Éducation nationale, datant de 2015, révélait ainsi que près de 25 % des enseignants du pays étaient victimes de l’usure.

Maladie, enterrement, mariage… En cas d’urgence, ces usuriers peuvent fournir des prêts en quelques minutes. En échange, la victime consentante remet sa carte bancaire, son code confidentiel et signe une reconnaissance de dettes. Les taux pratiqués sont parfois autour de 50 %, souvent beaucoup plus. Mais en cas de retard de remboursement, la dette augmente de manière exponentielle. « Le remboursement se fait à la fin du mois en cours. Si ce n’est pas fait, le taux est reconduit au mois suivant sur la base de ce qui n’a pas été payé. Et ainsi de suite. C’est ce système qui fait que parfois on doit rembourser des dizaines de fois le montant emprunté, et ce sur plusieurs années », explique Jules N’Guessan, le président de l’ONG Entraide des fonctionnaires et agents de l’État et assimilés en difficulté de Côte d’Ivoire (EFAD-CI).

Jules N’Guessan a, lui aussi, été victime des usuriers. Au milieu des années 1990, son père meurt et pour payer l’enterrement, il contracte un prêt de 500 000 francs CFA [760 euros], mais signe une reconnaissance de dette d’un million [1 520 euros). « Les pesanteurs culturelles et traditionnelles chez nous sont très fortes. Moi, le fils ainé, si je n’enterre pas mon père, je ne peux plus retourner dans mon village. Donc quand le margouillat m’a proposé ce marché, je me suis jeté dessus. Je devais rembourser 200 000 francs par mois [305 euros], pendant cinq mois ». Incapable d’honorer les échéances, sa dette a progressé chaque mois. Au total, ce prêt de 500 000 francs CFA lui aura couté quelque huit millions [12 200 euros] sur huit ans.

« Une mafia bien organisée »

En 2014, le Parlement ivoirien a bien adopté une loi visant à combattre l’usure. Elle prévoit des peines d’emprisonnement pouvant aller de deux mois à deux ans de prison – voire cinq ans en cas de récidive -, ainsi qu’une amende de 100 000 à 5 millions de francs CFA [150 à 7 620 euros]. Pourtant, la pratique semble généralisée et les condamnations sont rares. « C’est une mafia bien organisée », nous explique une ancienne victime sous couvert d’anonymat. « Beaucoup de gens sont impliqués. Des gens importants dans la justice, dans l’administration, les banques, partout ! »

Mamadou Soumahoro est à la retraite. Avant, il travaillait dans une banque à Bouaké, dans le centre du pays. « Nous devions prévenir les margouillats dès que le virement du fonctionnaire tombait, se souvient-il. Comme ça, il pouvait se servir sur leur compte en banque en priorité. Et nous, nous touchions une commission ». Selon Mamadou Soumahoro, la pratique, juteuse pour les banquiers impliqués, se poursuivrait encore aujourd’hui dans certains établissements.

Des maisons de crédit cachées

Mais ces dernières années la pratique usuraire a évolué, elle s’est structurée. Car il est facile de faire opposition sur sa carte bancaire et ainsi se mettre à l’abri des retraits du prêteur. Désormais, les margouillats sont devenus des rabatteurs pour des entreprises ayant pignon sur rue. « Dans les quartiers du Plateau et de Treichville par exemple, il y a plein de magasin de vente d’électroménager, et certaines d’entre-elles sont en fait des maisons de crédit cachées », explique Jules N’Guessan.

Le système est bien rodé. Officiellement, le magasin propose à son client une télévision à crédit, par exemple. Mais en réalité, le client ne repart pas avec une télé, mais avec de l’argent liquide. En échange, le client – souvent un fonctionnaire, en tout cas quelqu’un de solvable – signe une reconnaissance de dette. « La personne a parfois tellement besoin d’argent qu’elle signe un papier sur lequel le montant à rembourser n’est même pas encore inscrit ! », s’insurge Jules N’guessan. Les taux sont souvent supérieurs à 100 %. Cette pratique, illégale, est connue de tous.

Comment alors l’entreprise peut-elle être sûre que son débiteur va le rembourser ? C’est là que l’affaire se complique. Pour obtenir ce prêt, le fonctionnaire doit fournir plusieurs documents administratifs dont une « attestation de quotité cessible » délivrée par le ministère du Budget. Il s’agit d’un document qui garantit que ledit fonctionnaire est solvable, et qui indique la part de son salaire qui peut être ponctionnée. Car ces entreprises se remboursent grâce à des prélèvements sur salaire, alors même que le prêt délivré est illégal.

Pour obtenir ces prélévements, l’entreprise « prêteuse » doit déposer un dossier de recouvrement de dette au greffe du tribunal qui comprend cette « attestation de quotité cessible » et la « reconnaissance de dette » signée par le fonctionnaire. Ce n’est ensuite qu’une simple formalité pour que le tribunal ne délivre l’autorisation de prélèvement sur salaire. Abel Boli Bi, président de l’Union nationale des greffiers de Côte d’Ivoire, reconnaît que l’engagement « volontaire du débiteur » – c’est à dire sa signature – suffit à valider la procédure de recouvrement. Et le tribunal ne fait aucun contrôle.

C’est ainsi que l’on retrouve sur les bulletins de paie de la plupart des fonctionnaires les mentions « précompte Greffiers Abidjan » suivi d’un montant prélevé sur son salaire et le reste à rembourser. Parfois, c’est le nom de l’entreprise qui a délivré le crédit qui apparaît sur le bulletin de salaire. C’est par exemple le cas de la Cotivoirienne. « Nous ne pratiquons pas l’usure », se défend Kanvaly Touré, le directeur général de cette entreprise d’électroménager. « Nous vendons à crédit des meubles aux fonctionnaires. En revanche, nous avons nous aussi fait notre enquête : il y a 30 à 40 sociétés qui vendent de l’équipement à crédit en Côte d’Ivoire. Nous sommes les seuls à être enregistrés officiellement, mais les autres ont elles aussi droit aux retenues sur les bulletins de salaire ». Malgré les accusations de certains fonctionnaires, difficile de prouver que le directeur ment sur ses activités.

L’entreprise CK Services apparait aussi régulièrement sur les bulletins de paie des fonctionnaires et son directeur dément, lui aussi, tenir un établissement de crédit caché et assure se contenter de vendre des meubles à crédit.

Quant au ministère du Budget, que nous avons sollicité à plusieurs reprises, il a répondu par courrier que l’institution se contente « d’appliquer des décisions de justice, qui résultent elles-mêmes d’un contrat privé entre le fonctionnaire et l’entreprise ». C’est pourtant le ministère qui édite les bulletins de paie, et donc applique ces retenues sur salaire.

Mais que ce contrat privé soit illégal au départ ne semble choquer personne au sein de l’administration… Alors que pour beaucoup d’observateurs, l’interdiction de ces prélèvements sur salaire mettrait fin, de fait, au système bien organisé des prêts usuraires en Côte d’Ivoire.

Avec France24 – 02/09/2019

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