Manuella YAPI
Le député ivoirien Alain Lobognon, également vice-président du Mouvement pour la promotion des valeurs nouvelles en Côte d’ivoire (MVCI, opposition) et proche de l’ancien président de l’Assemblée nationale Guillaume Soro, estime que la reconduction du président de la Commission électorale indépendante (CEI) Youssouf Bakayoko, après plus de six ans à la tête de l’institution, « serait une provocation de trop », dans une interview accordée à ALERTE INFO.
Le chef de l’Etat Alassane Ouattara a joint l’acte à la parole en promulguant la loi sur la réforme de la Commission électorale indépendante (CEI). Que comptez-vous faire maintenant, surtout que la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) n’a pas des moyens réels pour contraindre le gouvernement à le faire ?
C’est simple à comprendre. Le 18 novembre 2016, lorsque la CAHDP rendait son arrêt, c’était sur la base d’une loi qui avait été promulguée en 2014. Nous sommes dans le même schéma. Les groupes parlementaires de l’opposition ont saisi le Conseil constitutionnel dans l’attente de le voir prononcer la non-conformité de cette loi avec les accords internationaux signés par la Côte d’Ivoire. Le Conseil n’a pas encore rendu son délibéré. C’est vrai qu’il y a eu une première décision du conseil qui déboutait l’opposition parlementaire, mais un nouveau dossier a été déposé. Au-delà de la juridiction nationale, nous sommes retournés devant la CADHP et nous savons que la Cour va rendre la décision dans le sens de la première décision de novembre 2016. Il est clair que cette loi ne respecte pas l’arrêt de 2016. Il va falloir que la Côte d’Ivoire se conforme si nous voulons des élections transparentes.
Mais la CADHP n’a pas de moyens de coercition…
La coercition viendra de la Côte d’Ivoire elle-même, des Ivoiriens eux-mêmes. La Côte d’Ivoire a une constitution dans laquelle il est clairement mentionné que toutes décisions, tous les engagements internationaux doivent être appliqués et respectés. La Cour n’a pas fait de recommandations simples à la Côte d’Ivoire. Elle a demandé d’appliquer une décision de justice pour rendre conforme la CEI. On fera le bilan pour savoir si elle est toujours dans la forme de 2014 ou si elle a évolué. Ce qui a changé dans cette commission, c’est le retrait des représentants des religieux. Cette loi qui a été promulguée par le chef de l’Etat n’est pas conforme. Nous pensons qu’en tant que président du RHDP (parti au pouvoir) le chef de l’Etat doit savoir qu’il faut une commission indépendante parce qu’on ne peut pas être juge et partie. C’est ce que la Cour a condamné et c’est ce que nous condamnons.
Est-ce que vous redoutez la reconduction du président actuel de la CEI, Youssouf Bakayoko ?
Le président de la République prendra son stylo pour nommer M. Youssouf Bakayoko, mais on lui demandera d’arrêter. Il y a une suspicion qui plane concernant M. Bakayoko. Le monde entier estime que c’est parce qu’il a trainé en 2010 que nous en sommes arrivés à la crise. Les 3.000 morts, quand bien même nous disons que nous en sommes tous responsables, le premier responsable c’est le président de la CEI actuelle qui a trainé en 2010 avant de donner les résultats. Reconduire M. Youssouf Bakayoko alors que la loi dit qu’on ne peut être président de la CEI que pour six ans, ce serait une provocation de trop. Et lui-même en tant que diplomate, il sait très bien qu’en diplomatie, à un moment donné il faut savoir dire Non. Si on le nomme, l’éthique aurait voulu qu’il refuse cette nomination.
Quel est alors le portrait-robot du président de la CEI que vous proposez ?
Nous pensons qu’il faut sortir du système des présidents d’institutions qui sont membres d’un parti. Il faut sortir du choix fait au sein des partis politiques, c’est pourquoi dans notre amendement à l’Assemblée nationale, nous avons demandé que le président soit issu de la société civile. Tous les partis s’accordent à dire qu’il n’y a pas de société civile en Côte d’Ivoire. Moi je le dis aujourd’hui, c’est la société civile qui a eu le courage de saisir la Cour africaine et tout le monde s’est agrippé sur cette saisine. La société civile existe, choisissons une personne qui en est issue. Ça peut être un magistrat, un avocat, un journaliste. Il existe des hommes au-dessus des partis politiques qui peuvent présider la CEI. Au Burkina à côté, dans leur loi électorale il est clairement mentionné que le président est issu de la société civile. L’ancien président de la Commission électorale sous Blaise Compaoré était du clergé catholique. Aujourd’hui, le choix s’est porté sur le clergé musulman. On peut le faire en Côte d’Ivoire.
Dans un entretien télévisé le 06 août dernier, le président Ouattara a évoqué d’éventuelles modifications de la Constitution. Craignez-vous que ces modifications touchent aux conditions d’éligibilité à la présidence et qu’elles soient défavorables à Guillaume Soro ?
Il n’est pas opportun pour le président de la République de demander une modification de la Constitution. Mais on dira que c’est son droit. La constitution lui reconnait ce droit mais la constitution reconnait aussi à l’opposition parlementaire le droit de dire non à une modification constitutionnelle. Le président, s’il dispose effectivement des deux tiers au niveau des deux chambres du parlement, peut modifier à son aise la constitution. Mais nous savons qu’il sera difficile pour le RHDP, qui revendique cette majorité mécanique des deux tiers, de modifier la constitution. La seule possibilité, c’est d’aller devant le peuple et nous pensons que ce sera un mini référendum. Dans ce cas, il faudrait que les uns et les autres tirent les leçons d’un échec.
Toucher à Guillaume Soro, ce serait se renier soi-même parce que le président, en octobre 2016 devant l’Assemblée nationale, a expliqué que c’est en prenant en compte l’accord politique de Linas-Marcoussis qu’il modifiait la constitution. Cet accord prévoit qu’on peut être candidat à la présidence dès l’âge de 35 ans. Nous militons pour un rajeunissement de la classe politique. M. Soro n’est pas concerné. La seule sanction qu’il pourrait subir viendra du peuple. Ce n’est pas dans une constitution que Guillaume Soro pourra être écarté.
Est-ce que vous craignez une candidature éventuelle du chef de l’Etat ?
Nous voyons venir la chose. Depuis toujours, nous avons dit qu’il n’était pas éligible au regard de la constitution et de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Nous avons tous milité pour que les présidents aient deux mandats. Pourquoi alors qu’il avait demandé cinq ans hier et le peuple lui a accordé 10 ans, vouloir aujourd’hui encore 15 ou 20 ans ? C’est une question d’éthique.
Une élection se gagne avec une équipe et des moyens. Aujourd’hui, vu les défections que l’on constate autour de Guillaume Soro, notamment celles de Touré Alpha Yaya, Sidiki Konaté…
Mais qui sont ces personnes dont vous parlez ? Elles ne sont quand même pas connues pour être une menace dans la vie d’un parti politique. Et puis la transhumance a toujours existé en Côte d’Ivoire, la transhumance fait partie de l’ADN des hommes politiques depuis le président Houphouët Boigny. Donc que des personnes se lèvent pour dire «je suis pro Soro et j’ai quitté Soro Guillaume», ce n’est pas ce qui nous intéresse. C’est le peuple qui doit choisir. Ceux qui sont aujourd’hui présentés comme des personnes proches de M. Soro qui ont quitté le navire, ces personnes-là n’ont qu’une seule voix. La Côte d’Ivoire compte plus de sept millions d’électeurs, si je m’en tiens aux propos du ministre de l’intérieur. Konaté Sidiki a une voix, Touré Alpha Yaya a une voix, il reste encore plus de 6.999.998 voix.
Mais ces personnes ont quand même une influence sur des électeurs, qui vont les écouter…
Je ne vois pas la politique de cette manière. En Côte d’Ivoire on peut tromper le peuple en faisant croire qu’on a pris un chef et que le chef de façon mécanique va appeler ses partisans à voter X ou Y. Ce n’est pas ça, on l’a vu en 2000. Le candidat du peuple avait avec lui tous les chefs traditionnels qui avaient même payé sa caution, mais le peuple a choisi le candidat de l’opposition qui était Laurent Gbagbo. Attendons. Mandela disait : »one people, one vote ». Laissons les Ivoiriens choisir.
Guillaume Soro a évoqué récemment à Paris, le lancement d’une plateforme, GPS. S’agit-il d’un regroupement des soroïstes ou d’un parti politique ?
Il n’existe pas de regroupement des soroistes. GPS, entendez Génération et peuple solidaires, sera un mouvement citoyen. M. Soro aura lui-même l’occasion d’en parler lui-même. On lui laissera cette primeur. Mais il est clair que dans GPS, on aura tous ceux qui militent en faveur de Guillaume Soro, qui voient en lui le prochain président de la République de Côte d’Ivoire. Il va rassembler la majorité des Ivoiriens qui estiment qu’on n’a pas besoin d’être dans un parti politique pour accéder à la présidence.
Un peu à la Macron en France ?
C’est un peu trop dire, chaque peuple a son destin. Dison un peu comme Guillaume Soro en Côte d’Ivoire.
Récemment le président Bédié a rencontré le président Gbagbo à Bruxelles pour ce qui pourrait être à terme une alliance. Quelle est la place de Guillaume Soro dans cette future alliance ?
Je ne vois pas la rencontre Gbagbo-Bédié comme une future alliance, mais comme le début de la concrétisation de la réconciliation en Côte d’Ivoire. En juin 2017 nous avions appelé les acteurs politiques au dialogue, certains avaient parlé d’opportunisme. Nous pensons que c’est un premier pas vers la réconciliation. Maintenant il reste deux autres acteurs, ici c’est M. Ouattara et M. Soro, qui doivent s’adjoindre aux deux autres pour aller véritablement à ce dialogue que nous appelons de tous nos vœux pour une véritable réconciliation.
On a appris que Guillaume Soro voudrait aussi être reçu. Des contacts ont-ils été noués dans ce sens?
Ne voyons pas la question comme une volonté de Guillaume Soro d’aller vers Laurent Gbagbo, ça été une volonté manifestée par deux camps depuis plusieurs années. Je peux le dire, des hauts cadres du FPI nous avaient fait cette démarche à l’époque, pour que M. Soro aille rencontrer le président Gbagbo. Nous étions plutôt pour sa libération. Nous avons milité pour sa libération et maintenant nous disons que Bruxelles ne doit pas être perçue comme le lieu de résidence de Laurent Gbagbo. Il faut qu’il rentre en Côte d’Ivoire pour qu’il s’asseye avec les trois autres acteurs autour d’une même table, pour parler de réconciliation et de l’avenir de la Côte d’Ivoire. Guillaume Soro rencontrera Laurent Gbagbo, ce n’est même pas à écarter.
Ici en Côte d’Ivoire ou ailleurs ?
Notre vœu le plus cher c’est qu’il le rencontre ici.
Il se dit pourtant que Laurent Gbagbo ne souhaite pas le recevoir
Est-ce que vous avez déjà entendu le président Laurent Gbagbo prononcer un seul mot depuis sa libération ? On connait M. Gbagbo très bavard, mais depuis sa libération il n’a encore pondu aucune déclaration publique. Donc attendons que lui-même se prononce, parce que les informations en notre possession sont différentes de ce qui a été dit.
Vous et les proches de Guillaume Soro parlez beaucoup du président Gbagbo… Vous le regrettez ?
On ne regrette pas un homme politique. Je le dis, le cimetière est rempli d’hommes incontournables. Laurent Gbagbo est un acteur politique majeur, nous l’avons toujours dit. L’accord politique de Ouagadougou qui a permis d’aboutir à l’élection de 2010, c’était l’œuvre de Laurent Gbagbo qui a eu à faire la démarche vers ceux qu’il a appelé ses frères du nord. S’il n’avait pas émis cette volonté de voir les forces nouvelles et son camp s’asseoir à une même table pour discuter, on n’aurait pas eu l’accord politique de Ouagadougou, pas de processus de sortie de crise, (ni) l’élection présidentielle qui a abouti à l’élection de M. Ouattara en 2010. Laurent Gbagbo, on peut dire que c’est de l’opportunisme, est un acteur politique. On ne peut lui nier sa force, on ne peut lui nier sa présence en Côte d’Ivoire.
Vous avez adressé aux autorités un courrier dans lequel vous évoquez des menaces de mort à votre endroit. De quoi s’agit-il exactement ?
En politique il ne faut pas négliger toute menace. Nous avons vu ici la période appelée la période des escadrons de la mort pendant la crise. Nous avons vu des menaces visant certains opposants. La dernière fois c’était une descente impromptue au domicile de M. Bamba Moriféré. Il y a des menaces qui planent sur l’opposition. Je suis un homme politique, on connait mes positions et c’est dans ce cadre que des menaces incessantes sont reçues ça et là, des appels anonymes, des messages à peine voilés de mort sur les réseaux sociaux, jusqu’à ce que me parviennent des informations persistantes faisant état de menaces physiques visant ma personne et ma famille. Il fallait prendre à témoin les autorités, les amis de la Côte d’Ivoire.
Est-ce que vous n’essayez pas d’attirer l’attention sur vous et en même temps aussi de jouer à la victime ?
Loin de moi l’idée de vouloir jouer à la victime. Je ne vais pas attendre ma mort pour dire que j’avais des informations et que je ne les ai pas rendues publiques. Je le dis, effectivement il y a des menaces de mort. J’ai déjà été contacté par certaines autorités chargées de la sécurité, c’est déjà un bon signe. Maintenant je demande que cela soit également fait pour l’ensemble des responsables de l’opposition en Côte d’Ivoire.
Justement, qu’est-ce que vous attendez concrètement des autorités ?
Que la sécurité des personnes et des biens des opposants soit assurée. C’est aussi simple que cela. On ne va pas mobiliser les forces de l’ordre lorsqu’il s’agit des responsables du parti au pouvoir et exposer la vie des opposants. Nous pensons que dans un état de droit, il y a des mesures minimum à prendre et ce sont celles-là que nous demandons qu’on prenne pour assurer la sécurité des uns et des autres. Je tiens à mon droit de parole, ma liberté d’expression, mes mouvements, ma sécurité, donc je vais toujours m’exprimer, qu’elles que soient les menaces.
Alerte info/Connectionivoirienne.net
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