Côte d’Ivoire…Comme une adresse aux seniors de la République

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Parce que « l’édenté ne se mêle pas d’une affaire d’os » (Bamoun) ;

Parce qu’ « un enfant incirconcis ne donne pas des ordres » (Ngbaka).

Or, dans cette République de « séniocrates » nommée Côte d’Ivoire, je ne suis qu’un édenté ; je ne suis qu’un incirconcis ; je ne suis qu’un poussin encore à la mamelle qui ne se mêle pas d’enseigner comment on doit marcher. Mais je suis le poussin qui alerte…

Comme dans le conte africain où il est dit qu’un jour, deux lézards mâles, tenaillés par la faim, décident d’unir leurs dernières forces vitales, pour quêter de quoi se sustenter. Le risque est grand, mais leur existence même en dépend. Plus que l’effort, l’union et la synergie d’action leur permettent de vaincre la peur et l’adversité. En effet, dit le Sage africain : « quand les mâchoires se rencontrent, elles brisent un os ».
Nos deux alliés d’un jour, de retour du front de la faim, héros chargés de victuailles en abondance, ne parviennent pas à s’accorder au moment du partage de la prise commune. Ils peinent à s’entendre sur la part que chacun devrait recevoir. Ils s’accusent hargneusement de gourmandise, de mauvaise foi, de trahison. La rupture est consommée, l’igname coupée ! Nos deux alliés d’hier s’empoignent rageusement dans une bagarre sans motifs valables qui dure toute la matinée.

Un poussin qui assiste à cette scène insupportable court chercher secours auprès de son père, monsieur le Coq. Celui-ci lui rétorque fort affectueusement qu’il n’en a cure. Le poussin se dirige tout droit avec la rapidité de ses frêles pattes chez le père Sagadjigui. Il ne trouve auprès du Bélier qu’une oreille distraite et indifférente. Pendant ce temps, sur le théâtre des hostilités, la guerre vire à l’apocalypse. Le poussin, horrifié, entend alors les beuglements d’un troupeau de bœufs non loin de là. Il y fonce et sollicite les bons offices ou, au pire, une intervention musclée du grand Taureau, le patriarche du clan. Il est rabroué sans ménagement. A cet instant précis, notre poussin, atterré, jetant les yeux vers le village, voit de grandes flammes s’élever au ciel. Dans leur acharnement à se détruire, nos deux complices devenus ennemis ont mis le feu à une toiture et le vent s’est chargé de transmettre les flammes dévastatrices à toutes les cases du village. Quand les villageois, alertés par les immenses volutes de fumée, reviennent des champs, tout n’est que ruine et cendre.
Pour apaiser les mânes et conjurer le mauvais sort, le coq est poursuivi et égorgé. Le sacrifice n’est pas accepté. Au tour du bélier d’être capturé et immolé. Les génies refusent et exigent le taureau pour apaiser leur colère. Le pauvre poussin s’approche plus tard du lieu du supplice et dit alors aux illustres victimes de l’holocauste : « cela ne vous serait pas arrivé, chers aînés, si vous n’aviez pas affiché de l’indifférence devant cette guerre des lézards. Il était sage de se demander si ses retombées vous épargneraient…».

Je voudrais, à l’occasion de cette contribution, être ce poussin qui se permet de déranger la quiétude de nos séniors, et les interpeller sur les risques, les périls, les sombres nuages qui planent sur notre cité, sur notre pays. Qui peut dire, aujourd’hui, que, en Côte d’Ivoire, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ? Ce serait faire comme l’autruche. Mon intention n’est pas d’acheter le marais et le sel, mais au fil des jours, des invectives et des accusations, comme Homère, je peux dire que le « sort de ce pays est sur le tranchant du rasoir ».

Les paroles qui franchissent les barrières de nos dents sont terribles et méchantes. Les mots qu’on entend ici et là, non seulement entre adversaires mais surtout entre alliés et compagnons d’hier, sont comme inspirés de Mégère, « la Haine », dont la seule fonction est de susciter parmi les hommes les querelles armées, la colère et les crimes de la jalousie et de l’envie. Les discours ambiants, dans les rues, dans la presse comme sur les réseaux sociaux, ne sont pas de ceux qui apaisent mais qui inquiètent. Les chants de réjouissance ont fait place aux roulements de tambours, et les sons qui s’échappent des cases et chapelles sont ceux des lances qu’on aiguise, des armes qu’on affûte, des boucliers qu’on teste. Ce pays mérite-t-il encore un tel sort ? Pourquoi sommes-nous si incapables de nous parler, de nous écouter, de nous entendre sur un consensus minimum qui garantirait, au moins, la survie de notre pays et la sacralité de la vie de ses habitants ? Pourquoi faut-il que la mort, la guerre, le conflit permanent soient nos référentiels axiologiques ? Pourquoi, si nous nous réclamons sincèrement d’Houphouët-Boigny (ce qui ne signifie pas forcément être membres du RHDP), la paix et le dialogue devraient être le rocher de Sisyphe ou la quadrature du cercle ? Pourquoi, nous, Ivoiriens, sommes-nous aussi inaptes à donner au monde une bien meilleure version de nous-mêmes ?
Je ne crois pas que mon pays, la Côte d’Ivoire, soit une « République des Irresponsables » pour citer le titre d’un livre de Michèle Alliot-Marie (Paris, Odile Jacob, 1999). Je crois plutôt que mon pays est une République de Responsables parce que ce sont des gens de valeurs qui sont responsables de cette République, qu’ils soient pouvoir, opposition ou société civile. C’est à ceux-là que le poussin que je suis voudrait s’adresser pour leur dire que nous sommes tous au carrefour de la responsabilité, et que le destin de ce pays comme nos vies et celles de nos enfants sont suspendus à leur sens de la responsabilité. Je comprendrai parfaitement que ceux dont les « intérêts » (postes, privilèges, honneur, biens matériels…) sont directement en cause puissent ne pas prêter une oreille raisonnable à ma raison raisonnante, puisqu’ils sont autant de gladiateurs dans l’arène et de crocodiles dans le marécage. Ceux-là ne pensent sans doute qu’à se remplir la panse et à se construire une posture et un positionnement.. Ils sont comme les lézards dont parle le conte évoqué plus haut.

Mais le coq, mais le bélier, mais le taureau ? Tous ces vétérans de la République, tous ces aînés et séniors de la politique ivoirienne…qui, le nez plongé dans leurs affaires personnelles, brillent par leur indifférence et leur silence bruyant face au désastre que préfigure le délitement du vivre-ensemble déjà fragile et le brouillage de la communication entre les enfants de ce pays ? N’y a-t-il pas, dans ce pays, de bonnes volontés, (Rois et chefs traditionnels, anciens présidents d’institution, anciens premiers ministres et ministres, grands commis de l’Etat, hommes de culture….) capables de s’élever au-dessus des clameurs du Colisée et des politicailleries du Capitole, pour nous inviter tous à penser pour une fois à la patrie (qui rassemble) et non pas toujours au parti (qui divise) ? Existe-t-il encore dans ce pays des « Elders », des séniors capables d’appeler tous ceux qui tiennent le fil du destin de ce pays dans leurs mains, au dialogue et à la concertation ? Je les vois. Nous les voyons ; nous les connaissons tous, ces Elders, possibles facilitateurs et médiateurs tout désignés. Mais ils semblent s’être retirés sous leur tente ou enfermés dans leurs tours d’ivoire. Notre devoir est de les exhorter à descendre de leur Olympe, toujours-déja menacé de précarité, pour que leur parole réconciliatrice soit une « boussole pour savoir où le soleil se lève et où il se couche » (Han Fei Zi, L’art de gouverner, p. 32). Notre devoir est de leur rappeler cette pensée de Sartre : « On est toujours responsable de ce que l’on n’essaie pas d’empêcher ». Les oiseaux qui s’envolent le matin ne regagnent-ils pas leur nid, le soir venu ? C’est notre nid, notre chez-soi, notre terre natale qu’il s’agit de sauver. Une telle initiative, par-delà leurs préférences politiques, serait indicielle de leur sens de la responsabilité. Être responsable, ce n’est pas ne rien dire, ne rien faire quand rien ne va autour de soi. Ce n’est pas s’assoir dans son salon feutré et regarder son monde s’effondrer sous ses yeux, en espérant malicieusement en tirer quelque bénéfice, au cas où… Être responsable, c’est prendre le risque de répondre de la liberté et de la vie de l’autre. C’est participer au non-dépérissement de sa société. C’est être capable, quand le pays vous appelle, de répondre : « Me voici » !
Plus notre société est exposée aux risques, plus grande devient la responsabilité qui pèse sur chacun de nous, mais davantage sur vous, les responsables et les seniors de la République qui, à force de brandir votre légitime droit d’aînesse, en avez fait une « seniocratie ». C’est maintenant qu’il vous faut agir. Que ceux qui, parmi vous, sont coqs, béliers et taureaux sages et lucides, fassent leur devoir d’aînés pour sauver le village du désastre. En ces temps de grandes incertitudes, je n’ai jamais été aussi près de comprendre cette sentence si lumineuse mais si galvaudée de Libanius (314-393) dans ses Correspondances (Lettre 184) : « Mieux vaut tard que jamais ».
Moi, je ne suis qu’un poussin apeuré qui ne peut rien mais qui ne sait que pépier : « Attention ! Attention ! »…

Simplice Yodé DION
Maître de Conférences
Université FHB – Cocody

PS : Cette contribution est inspirée de l’une de nos chroniques publiée dans « Fraternité Matin » en 2013 sous le titre « La terre est ronde ».

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