Dans une formule célèbre, Esope, fabuliste de la Grèce Antique, résumait ainsi la fonction et les effets du langage : « La langue (1) est la meilleure et la pire des choses. » Pour reprendre complètement l’argumentaire d’Esope, lisons ce qu’il en disait : «- Eh ! Qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées… » Mais, il dit aussi : « C’est la mère de tout débat, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur et, qui plus est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. »
Le langage est bien une arme. Peut-on imaginer une société sans langage ? En politique, la « guerre » des mots a remplacé la guerre avec les armes. Mais, c’est une arme à double tranchant. On assiste ainsi, devant des salles de convertis, à des prises de paroles dont la fonction n’est pas toujours de convaincre, mais d’enflammer la foule des militants. Les discours tenus, dont les effets sont renforcés par toutes les figures de style (lyrisme, emphase, exagération, métaphore, comparaison, etc.), peuvent alors donner le sentiment de sortir du cercle de la raison pour celui de l’émotion.
L’emphase est définie notamment comme exagération pompeuse dans le ton, le geste, dans les termes employés ; enflure, grandiloquence. Parler avec emphase, c’est la mise en relief d’un des constituants de la phrase par l’intonation ou par l’ordre des mots.
Tout un programme ou un art, qui n’est pas sans risque face à la vigilance de ceux à qui le discours emphatique n’est pas destiné, mais qui peut aussi être mal compris par ceux à qui l’on s’adresse.
Voulant marquer les esprits des militants et les soutiens de son camp, surtout de la jeunesse, lors d’un meeting de soutien au Président ivoirien Alassane Ouattara, le 5 août 2017 à Abidjan , Hamed Bakayoko est entré dans les subtilités que le langage offre aux hommes politiques : il a lancé un univers de mots qui vise à s’imposer comme réalité, affirmant : « Avant Alassane Ouattara (…) il n’y avait même pas d’hôtels (…), il n’y avait même pas d’avions ».
L’emphase, qui se nourrit ici d’un enthousiasme militant, vient trahir une pensée que l’on peut résumer ainsi, car proche de la réalité selon les Ivoiriens eux-mêmes : avant avril 2011, si l’on regarde les années 1999-2010, la Côte d’Ivoire, sur la pente du déclin, était en train de devenir un État failli, incapable de participer aux échanges commerciaux internationaux, d’attirer les investisseurs et de jouer un rôle sur la scène internationale, à cause des interminables crises politiques et militaires vécues depuis la disparition du père fondateur de la Nation.
Les hôtels existaient déjà, les avions atterrissaient sur l’aéroport international FHB, les bateaux déversaient des marchandises sur le port autonome d’Abidjan, des universités publiques fonctionnaient, la Côte d’Ivoire exportait son cacao ; car en réalité pour Hamed Bakayoko, l’histoire de la Côte d’Ivoire ne commence pas du tout en avril 2011.
Cependant , en avril 2011, c’est une histoire nouvelle de la Côte d’Ivoire qui commence à s’écrire avec l’élection d’Alassane Ouattara, puis sa réélection en 2015.
Lorsqu’il s’exprime, ce 5 août 2017, devant les militants et la jeunesse du RDR, Bakayoko quitte le cercle de la raison discursive pour le chemin de la parole emphatique militante, pour redevenir un militant enflammé et le soutien indéfectible du Président de la République de Côte d’Ivoire.
La politique redevient une religion et l’engagement politique un sacerdoce avec deux constantes : la thématique de l’avant/après et l’utilisation de l’emphase, l’exagération, car il s’agit non pas de convaincre, mais de ramener les contempteurs, ou d’éventuels esprits « égarés », ou chagrins, qui étaient dans le doute, sur le chemin de l’ADOration, dans l’adoration du Chef, en faire des ADOrateurs, comme on ferait des GOR ( Gbagbo ou rien).
[La thématique de l’avant/après]
Cette thématique revient constamment dans les argumentaires de propagande. Tout le monde se souvient de la phrase de Jack Lang, le 10 mai 1981, à la suite de l’élection de François Mitterrand : « On est passé de l’ombre à la lumière », l’exemple même de la phrase emphatique. Nous sommes ici dans une logique de propagande, dont le but est d’influencer l’opinion en modifiant la perception des événements. Le « socialisme » est, pour Jack Lang, synonyme de « lumière » et 1981 la date d’entrée dans une ère de « lumière », comme le communisme était, pour les mouvements de libération africains, une clef pour entrer dans une ère de liberté et de prospérité.
« Le changement, c’est maintenant », avait dit François Hollande au peuple de France. Cinq années après, le Parti socialiste est mort, victime d’annonces présomptueuses comme « l’inversion de la courbe du chômage ».
Même les plus grands démocrates se font victimes des discours qu’ils tiennent, lorsque ces derniers sortent du cercle de la raison. La propagande, ou la parole emphatique, peut se moquer de la réalité en jouant sur l’imaginaire. Hamed Bakayoko est dans un registre , qui ne devrait pas être perçu littéralement et au simple premier degré, comme c’est le cas depuis quelques jours.
[ L’emphase, l’exagération et le lyrisme en politique ]
Deux types de discours se nourrissent d’emphase, d’exagération et de lyrisme : les discours de politique générale et ceux destinés aux militants. Souvent même ces discours peuvent s’apparenter à l’art de parler pour ne rien dire avec des invariants : rupture avec les prédécesseurs, ère nouvelle, etc.
Aux États-Unis, les discours radicaux de l’ultra droite souvent endossés par Donald Trump, les discours des extrêmes en Europe, et la « méthode » Hugo Chavez et Nicolas Maduro en sont des parfaites illustrations : de Paris à Moscou, en passant par Washington, Pékin, Santiago, Athènes…, le ministre ivoirien n’a pas réinventé l’eau chaude.
La prise de parole du ministre d’État ivoirien, Hamed Bakayoko, du 5 août 2017, s’adresse volontairement à l’imaginaire, les mots ayant ici une fonction émotive, au-delà de la raison.
Bien sûr, comme indiqué plus haut, les hôtels existaient avant 2011, les avions atterrissaient à Abidjan avant 2011. Toutefois la réalité est que depuis avril 2011, la Côte d’Ivoire est redevenue le fer de lance de l’économie de l’Afrique de l’Ouest, que l’activité diplomatique est redevenue intense, que la BAD est revenue à Abidjan, le pays se transforme.
Une étude récente montre que l’économie ivoirienne est l’une des plus prometteuses en Afrique (le pays vient de lever 2 milliards d’eurobonds sur les marchés financiers), même si tout ce qui est croissance peut rester une pure abstraction, pour le panier de la ménagère.
Il s’agit pour l’orateur de sortir du cercle de la raison discursive afin de frapper l’imagination des militants qui n’attendent surtout pas qu’il leur raconte que tout va mal, et qu’ils ont tort de croire en Alassane Ouattara. N’est-ce pas un talent que de savoir parler à un public ?
[La politique comme religion pour les « noyaux durs »]
Hamed Bakayoko s’était déjà plaint qu’il n’existait plus- ou pas en ce moment -, au RDR, cette ferveur quasi mystique à l’endroit du Chef, comme ce fut le cas avant l’accession au pouvoir. Aujourd’hui il y’a une tentation d’alternance à Alassane Ouattara, un fort soupçon de désir d’après-Ouattara, une volonté de tourner la page d’un Président qui a pourtant encore trois années à passer à la tête de l’État.
La parole emphatique d’Hamed Bakayoko vise à balayer cette perception, dans un contexte de débats avant-terme sur la présidentielle de 2020, poussant déjà à effacer Ouattara. S’il faut laisser , sans réagir, enterrer son Chef de son vivant, alors qu’il est toujours au pouvoir, qu’en restera-t-il alors après ?
Au PDCI, il semble exister une ferveur quasi religieuse pour Bédié, au FPI, pour Gbagbo, dans le « Soroland », pour Soro présenté comme le « gourou » de la transition générationnelle.
Dans la gestion du pouvoir d’État, loin du discours électoraliste pouvant souvent être populiste, la personnalité de Ouattara et son profil de grand économiste, ajoutés à l’usure du pouvoir, peuvent appeler à plus de modération, de rationalité, à moins de passion autour de lui.
Or l’emphase d’Hamed Bakayoko vise à recréer, au RDR, cette ferveur quasi messianique pour le Chef. Il n’est pas question d’adhésion à un programme, mais d’amour, d’affection.
Le fanatisme n’est certes pas loin, et il faut assurément -et à raison- se méfier des logorrhées verbales que déversent, dans les meetings populaires, certains hommes politiques. Hamed Bakayoko n’est absolument pas dans ce cas.
[Le rôle des réseaux sociaux]
Comme la langue d’Esope, les réseaux sociaux sont la pire et la meilleure des choses. La pire, lorsqu’ils déversent des flots d’insultes, la meilleure, lorsqu’ils interviennent comme contre-pouvoir. On peut donc s’amuser des « détournements » ou « détourement » critiques engendrés par la toile des propos enflammés d’Hamed Bakayoko, comme des challenges pour démontrer qu’il à bien raison. Lui-même doit en sourire…
Mais, il ne faut pas oublier, en politique, que le pire ennemi de l’homme politique, c’est souvent lui-même, les pires ennemis du Chef (Chef d’État, chef de parti), peuvent souvent être ses soutiens inconditionnels.
Hamed Bakayoko le sait ! C’est pourquoi dans toutes ses postures ( d’avant comme de maintenant ), il reste un enfant du peuple, nullement coupé du vécu de la majorité des populations du pays : un enfant d’Adjamé, qui a grandi en Côte d’Ivoire , qui a connu les petits « gôglô» de la capitale et du pays , qui danse sans façon ni calcul le « coupé-décalé », qui peut chanter avec DJ Arafat et porter ce filleul sur le dos, qui danse avec aise le « bastchegué » , ou le N’dombolo, qui peut chanter avec l’orchestre Kitoko ( des habitudes ou talents qui ne lui ont pas toujours rendu service dans la création d’une figure d’homme politique policé et respectable) ; un homme qui fut même perçu à tort comme un loubard ( ce qui ne fait pas lui, un acteur politique issu de l’élite, et coupé des réalités ).
L’homme politique ne peut sortir, sans risquer de perdre part de crédibilité, du cercle de la réalité, et de la vie quotidienne des populations. Si jamais Hamed Bakayoko avait pu un seul instant en douter, le « pastichage », et les « détour-n-ements » faits de son « fouka fouka » verbal du 5 août 2017, sont là, pour le rappeler à l’incontournable pesanteur du réel…
Sans doute dira-t-il, si l’occasion lui était donnée, ceci : « Je vous ai compris, vous aussi comprenez-moi !».
Charles Kouassi
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(1) L’anecdote de la « langue » part de la « langue » comme viande. Ésope était un esclave phrygien (la Phrygie est actuellement la Turquie), probablement l’inventeur de la fable comme genre littéraire. Le maître d’Ésope lui demande d’aller acheter, pour un banquet, le meilleur des mets et rien d’autre. Ésope ne ramène que des langues. Lors du banquet, – entrées, plats, desserts -, on ne sert que des langues sous toutes les formes. Au début, les convives se régalent, puis ils en sont dégoûtés. Esope explique ainsi que la « langue », comme viande, est bien la meilleure et la pire des choses. Métaphoriquement, la « langue » désigne le « langage ».
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