Côte d’Ivoire: « Après moi, c’est… moi ! » ou l’irrépressible tentation de se mettre (inutilement) en danger…

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« Rares sont les personnes qui ressemblent à leur réputation…» (Nouhad Mansouri).

J’ai autrefois connu un homme. Président d’une grande mutuelle de développement de notre pays, il forçait le respect et l’admiration pour sa probité et son sens du respect de la parole donnée. Il veillait sur les textes de son organisation comme sur la prunelle de ses yeux, contrairement à son quadragénaire de prédécesseur qui en avait fait son vade-mecum durant son long règne sans foi ni loi.

Deux mandats légaux plus tard, ce cher Président estimé de tous devait partir, comme le stipulaient les textes, et comme il s’y était lui-même engagé sur l’honneur. Contre toute attente et à l’étonnement de tous, pendant que les différents candidats affinaient leurs programmes et affûtaient leurs arguments, l’équipe sortante demande une révision des textes pour faire sauter le verrou de la limitation des mandats. C’est la crise ! Tout y passe : combines et combinaisons, compromis et compromissions, invectives et directives, ramages et chantage !
Pendant ce temps, notre cher Président fait le mort. Il laisse faire. Je découvre alors un autre homme, différent, cynique, dédaigneux, autiste, froid, calculateur et manipulateur, bref tout le contraire de ce qu’il avait jusque-là laissé paraître de lui. Je découvre toute l’énigmaticité de cette énigme qu’est l’homme. On croit le connaître jusqu’au jour où l’on réalise qu’on s’est trompé sur lui parce qu’il nous a trompés sur ce qu’il est vraiment. Dans le jeu clair-obscur de l’être et du paraître, rares sont les gens qui font honneur à leur réputation ! Nous, qui lui avons chanté l’hosanna et l’avons accueilli aux portes de notre Jérusalem avec des rameaux de prime à la démocratie, n’avons pas tardé à comprendre qu’il nous prenait pour des ânes sur les dos de qui il se tissait, à nos dépens, une couronne d’autocrate et de maître du Temps !…

Il en est de la plupart de nos pays comme de cette mutuelle (inutilement) en danger de mort, et de certains de nos chefs d’Etat comme de ce cher Président dont le crédo semble être : « Après moi, c’est… moi ! ». Les arguments des partisans de ce cher Président sont ceux qu’avancent depuis toujours les « traficoteurs » de constitution : 1- On ne change pas une équipe qui gagne (argument de l’efficacité). 2- La Constitutions n’est ni la Bible ni le Coran ni l’Axiomatique euclidienne (argument de la relativité). 3- Tout changement signifie péril de l’aléatoire, saut dans l’inconnu et risque d’aventure (argument de la stabilité).

Je ne sais pas si nous réalisons encore que promettre, c’est pro-mettre, « mettre en avant », déposer sa parole comme gage devant les hommes, les ancêtres et les divinités, en les assurant que ce qui vient d’être dit devant eux sera fait ! Je ne sais pas si nous nous rendons compte que promettre, c’est s’annoncer et prédire. Et lorsque, dans une société d’hommes libres et égaux, la parole donnée compte pour rien, alors la loi et la morale ne servent plus à rien. Eris, déesse gréco-romaine de la Discorde, peut à ce moment s’inviter parmi nous et semer la zizanie. Les Sages ne disent-ils pas qu’« une petite pluie suffit à faire sortir les vers » ?

Je m’adresse ici aux partisans de la non-limitation des mandats et à ceux qui, de manière plus pudique et plus subtile, militent pour un « troisième mandat » qui, on le devine bien, se transformera, cinq ans plus tard, en un quatrième et ainsi de suite jusqu’au mandat… à vie ! Ils jouent de ruse ; mais la ruse me semble cousue de fil blanc ! Puisqu’il s’agit, en fait, pour eux, de préserver les intérêts et les investissements du camp et du clan, du parti et de la fratrie ! Je ne vois pas d’autres raisons. Car je refuse de croire qu’il existe encore des gens qui se croient tellement compétents, tellement indispensables que, dès qu’ils auront quitté le pouvoir ou auront été relevés de leur fonction, le soleil cessera de briller, la lune d’éclairer et la terre de tourner ! La seule pensée que des hommes, précaires, peccables et mortels par définition, puissent se considérer ou se laisser considérer comme « providentiels » et « démiurgiques », m’insupporte, m’horripile et, pour tout dire, me fait peur. Pourquoi ? Parce que de tels hommes ont le sentiment d’être meilleurs, plus intelligents, plus utiles à leur pays que les autres. N’est-ce pas là la meilleure manière de fabriquer des tyrans ?

Pourquoi faut-il qu’au XXIème siècle, nous continuions encore d’hypostasier et d’idolâtrer ainsi le Chef, même dans ses dérives les plus autoritaires et ses délires les plus paranoïaques ? Comment concevoir que certains parmi nous soient si misonéistes, si hostiles au changement et à l’alternance, alors même que c’est grâce à la magie du changement/remplacement ou alternance qu’ils roulent carrosse et plastronnent au sommet de l’échelle sociale ? Pourquoi, dis-je, souhaitons-nous l’alternance quand nous ne sommes et n’avons rien, et refusons-nous l’alternance quand nous sommes et avons tout ? En vérité, ne veut pas changer celui qui n’a pas compris que « le monde est changement, et la vie remplacement » ; refuse de céder la place celui qui n’a pas compris que l’alternance, comme accoucheuse d’alternative, ouvre forcément un nouveau champ de possibles et d’opportunités, dans une organisation, un Parti, un Etat. L’alternance n’est rien d’autre qu’une chance. La chance que se donne un pays de se régénérer et de se « réjuvéner » (se donner une nouvelle jouvence) constamment. Avec l’alternance, une autre compétence, une autre vision, un autre leadership ont la chance de s’exprimer et de s’exercer pour le bien de la collectivité.

Refuser l’alternance, quelle qu’en soit la raison, c’est décider de se mettre (inutilement) en danger et d’exposer son pays aux affres de la Discorde. Résister à l’alternance, qui est une loi de la nature, signifie que vous voulez tout le pouvoir pour vous, et vous le voulez tout le temps, sans espoir pour les autres de d’exercer un jour cette Dignité. Face à cette captation/accaparation qui signifie mainmise exclusive sans frein ni lien, à quoi pouvez-vous légitimement vous attendre ? Je ne suis pas devin. Mais, a-t-on vraiment besoin de l’être pour imaginer que ceux de vos compatriotes qui attendent, eux aussi, leur tour de donner la vision et la provision à leur organisation, à leur communauté, à leur pays, n’auront plus d’autre choix que de vous indiquer la porte de sortie de ce que vous tenez pour votre Caverne d’Ali Baba…! Ils vous contraindront un jour à partir. On bascule de l’alternance douce ou voulue à l’alternance forcée !

Je conclus : le mythe ambiant et rampant du chef providentiel et infaillible me fait vraiment peur. Et l’histoire, ancienne comme récente, me donne raison. Dès qu’un homme est capable de penser et de dire : « après moi, c’est…moi ! », alors c’est toute sa société qui marche sur le tranchant de la lame. Pour l’Afrique, et pour mon pays, j’aurais préféré que s’appliquât le principe : « après moi, c’est… toi ! » ; principe de bon sens que j’interprète comme le pari de l’alternance. Si nos dirigeants africains étaient tous pénétrés de ce principe, que de crises seraient évitées ! Que de vies seraient épargnées ! Que de martyrs (inutilement morts) goûteraient encore, avec nous, les délices de la démocratie et l’espérance en une Afrique nouvelle !

Simplice Yodé DION
Maître de Conférences de Philosophie
Université FHB Abidjan-Cocody
simplicediony@yahoo.fr

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