Le franc CFA et la France par DR PRAO YAO
«Celui qui contrôle le volume de la monnaie dans notre pays est maître absolu de toute l’industrie et tout le commerce…et quand vous réalisez que le système entier est très facilement contrôlé, d’une manière ou d’une autre, par une très petite élite de puissants, vous n’aurez pas besoin qu’on vous explique comment les périodes d’inflation et de déflation apparaissent.»
James A. Garfield, président des Etats-Unis, assassiné
Jacques Rueff disait avec un élégant sérieux que «le destin de l’homme se joue sur la monnaie! Exigez l’ordre financier ou acceptez l’esclavage!». Pour l’intellectuel français, il ne peut pas y avoir de progrès de la Civilisation et de la Liberté sans la stabilité monétaire. C’est une façon claire de reconnaitre combien la monnaie compte dans l’organisation et la survie d’une société. La monnaie, on le sait est une invention qui est au cœur de nos sociétés actuelles. Pourtant les pays africains de la zone franc (PAZF), semblent écarter la monnaie dans leurs stratégies de développement. Ces pays n’ont rien saisi de l’importance de la monnaie, sa force et son rôle dans l’économie. Comme le rappelait Valery Giscard d’Estaing, pour guérir une plaie, il ne faut pas la lécher avec une langue de bois.
Alors que l’Asie et le Maghreb, après s’être débarrassés des vestiges du colonialisme, s’en sortent économiquement, les pays de la zone Franc hésitent toujours à rompre le lien colonial, comme s’ils doutaient de leurs propres capacités à prendre en charge leur destinée. Le coup d’Etat monétaire de la France est en passe de devenir une servitude monétaire volontaire. Nous présenterons dans cette contribution les principes de cette coopération monétaire et les défauts qui devraient pousser les Africains à se révolter contre le Franc CFA.
La Zone Franc et les principes de la coopération monétaire
La constitution de la Zone Franc va se faire en 1939 avec l’établissement du contrôle de change. En effet, il fallait dresser la liste des pays qui acceptaient une monnaie phare comme moyen de paiement international. C’est ainsi que le 9 septembre 1939, la France crée la Zone Franc. Mais c’est le 26 décembre 1945 que le franc CFA est officiellement né. La Zone Franc était alors composée de trois sous-ensembles : le premier constitué par les départements français métropolitains, les quatre départements français d’Outre-mer et les territoires d’Outre-mer, à l’exception du territoire des Afars et Issas (ancienne Côte Française des Somalis) ; le deuxième sous-ensemble est constitué par les Etats africains et malgache puis le troisième sous-ensemble formé par le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Ces derniers pays à qui, il faut dire du bien, ont refusé à cette époque la liberté de transfert entre leurs pays et la France, les mécanismes des comptes d’opérations moins contraignants que ceux des autres pays africains de la zone. Aujourd’hui, ces pays ont leurs monnaies avec des économies robustes que celles des pays de la Zone Franc. Cette zone englobe aujourd’hui quinze pays : huit pays d’Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina-Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo), six pays d’Afrique centrale (Cameroun, République Centrafricaine, Congo-Brazzaville, Gabon, Guinée Equatoriale, Tchad) et les Comores. C’est une organisation financière, monétaire et économique, dont le cœur est la France et l’instrument principal le franc CFA. Cette organisation, gérée par la France, s’appuie sur des institutions africaines : la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Banque des Etats d’Afrique Centrale (BEAC), la Banque Centrale des Comores (BCC).
Le système franc CFA est basé sur quatre grands principes : la centralisation des réserves de change au Trésor public français, la fixité de la parité franc CFA/euro, la libre convertibilité du franc CFA à l’euro, et la libre circulation des capitaux entre la France et les pays africains de la zone franc. Il faut ajouter à ces principes, la participation française aux instances de direction des banques centrales africaines, pièce maîtresse du système CFA puisqu’elle est supposée garantir l’application sans faille des quatre principes précédemment cités.
Pourquoi le Franc CFA est une monnaie qui joue contre les africains ?
Le FCFA est un cadeau empoisonné sous le sapin. Cette coopération monétaire entre les pays africains et la France a au moins cinq défauts.
Le premier défaut est la parité fixe franc CFA-euro : une entrave à la compétitivité des économies africaines dans le monde
Hier lié au franc français, le franc CFA est aujourd’hui arrimé à l’euro, c’est-à-dire que la valeur du franc CFA sur les marchés mondiaux dépend de celle de l’euro. Autrement dit, les pays africains de la Zone Franc n’ont pas le contrôle de leur politique de change et subissent les fluctuations du cours de la monnaie unique européenne. Les recettes de leurs exportations doivent être converties en euro avant de l’être en franc CFA, ce qui signifie que si la conversion entre l’euro et les monnaies étrangères fluctue, les recettes des pays africains de la zone franc fluctuent également. Actuellement la valeur de l’euro se renforce par rapport aux monnaies étrangères. Par conséquent, la compétitivité des pays de la zone euro, et donc de la Zone Franc, diminue par rapport au reste du monde. Une baisse de la compétitivité signifiant une plus grande difficulté à vendre ses produits sur le marché mondial, les conséquences pour les pays africains de la Zone Franc d’un arrimage à une monnaie forte comme l’euro sont considérables : les économies restent faibles, et les populations s’appauvrissent car les matières premières qu’elles produisent ne sont pas complétives et donc difficilement vendables.
Le second défaut : la libre convertibilité franc CFA/ euro et la libre circulation des capitaux qui facilitent la fuite des capitaux
La libre convertibilité s’applique entre les pays africains de la Zone Franc et la France et inversement, mais ne concerne pas les échanges entre les trois zones du système CFA. Ce principe facilite les investissements français en Afrique, le rapatriement des capitaux, et l’importation par la France de matières premières, mais bloque les échanges inter-africains.
Les principes de libre convertibilité et libre circulation des capitaux favorisent également la fuite des capitaux de l’Afrique vers la France. Les entreprises françaises installées dans les pays africains de la Zone Franc peuvent rapatrier librement leurs liquidités vers la France et les transferts d’argent entre la France et l’Afrique s’opèrent sans entraves au profit des élites françafricaines. Selon la CNUCED, la fuite des capitaux en 30 ans des pays africains depuis les indépendances dépasse 400 milliards de dollars américains. Selon Hugon (1999, p.99), on estime l’hémorragie des capitaux hors UEMOA à 3 milliards de francs en 1991, à 4,6 milliards en 1992 et à 5 milliards de francs durant les 6 premiers mois de l’année 1993. Les placements spéculatifs effectués en francs CFA en France entre janvier 1990 et juin 1993 s’étaient élevés à 928,75 milliards de francs CFA, soit environ 1,416 milliards d’euros. Le montant des transferts sans contrepartie des ménages non africains sortis des PAZF en direction de la France et le Reste du monde (RDM) est passé de 89 millions de dollars (en 1970) à 434 millions de dollars (en 1993). Le montant cumulé de ces transferts est estimé à 3783,6 millions de dollars (soit 2200 milliards de franc CFA). Au nom de cette convertibilité, les pays africains sont obligés de déposer la moitié de leurs richesses à la Banque de France. Le stock de liquidités, à la Banque de France, est estimé à 20 milliards de dollars (US$) et seulement rémunéré à un taux d’intérêt de 0.75%.
Le troisième défaut c’est que le Franc CFA a développé la pauvreté
Les pays de la zone franc ne sont pas mieux lotis en termes de performances macroéconomiques à comparer aux pays africains hors Zone Franc. Lorsqu’on compare les taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) des pays africains de la Zone Franc et des pays hors zone, il apparaît que les années 60 et 70 sont marquées par des résultats supérieurs pour les pays de la Zone Franc (5% contre 4,4%) alors qu’il y a inversion au cours de la décennie 80, plus précisément entre 1985 et 1991(1% contre 3,7%), sur l’ensemble des trois décennies, les résultats sont, en revanche, comparables. On note également une plus grande instabilité des taux de croissance au sein de la zone. L’écart-type du taux de croissance a été entre 1971 et 1987 de 7% contre 4,5% pour les pays voisins. De 1980 à 1994, les écarts du PIB réel par rapport à sa tendance à long terme ont été supérieurs.
En 2010, la Côte d’Ivoire était le premier pays africains de la zone franc en termes de PIB réel. Mais à cette date, les pays comme l’Algérie (159 milliards de dollars), l’Angola (85,8 milliards de dollars), l’Ethiopie (30,9 milliards de dollars), le Kenya (32,4 milliards de dollars), le Maroc (91,7 milliards de dollars), le Nigeria (206,7 milliards de dollars), le Soudan (65,9 milliards de dollars), la Tunisie (43,9 milliards de dollars), pour ne citer que ces pays, ont chacun un PIB réel supérieur à celui de la Côte d’Ivoire (22,4 milliards de dollars). Les pays qui ont accédé très tôt à leur souveraineté monétaire ont des espérances de vie plus élevées que les trois pays cités ci-dessus. Il s’agit par exemple de la Tunisie (74), de l’Algérie (73), du Maroc (72), de Maurice (72) et du Cap-Vert (72). Au sein des PAZF, le Togo (63), le Benin (62) et le Gabon (61) occupent le peloton de tête en termes d’espérance de vie.
Quatrième défaut : la France veut conserver sa domination et son prestige par le maintien du FCFA
Pour ceux qui pensent que l’intérêt économique pour la France est peu significatif, ils ne doivent cependant pas perdre de vue qu’en réalité, l’enjeu principal de la Zone Franc pour la France n’est pas seulement de nature matérielle, économique ou comptable, mais réside également dans la reproduction continue d’un ensemble de relations qui, en effaçant la « perte » survenue en 1960, préserve son statut de puissance internationale. Le dispositif de la Zone Franc, conservateur dans son essence, entretient en Afrique l’ossature des Etats et leur survie dans un système économique et social figé.
Le franc CFA est un lien qui cimente les relations économiques entre la France et les pays africains de la Zone Franc. Ces pays ne sont pas libres dans la gestion de leur politique économique et monétaire, domaine pourtant constitutif de la souveraineté d’un État. Nous en voulons pour preuve, la dévaluation de 1994 qui a été décidée unilatéralement par la France.
Malgré le passage à l’euro, la France garde la mainmise sur la Zone Franc, alors même qu’elle n’est plus émettrice de la monnaie d’arrimage. L’adoption de l’euro aurait pu se traduire par une disparition du pouvoir tutélaire de la France sur ses anciennes colonies, or la France a obtenu que les accords de coopération monétaire de la Zone Franc ne soient pas affectés par l’intégration européenne.
Cinquante ans après les indépendances, la politique monétaire de la Zone Franc est décidée par la France en fonction de ses intérêts propres.
Le cinquième défaut est que Le franc CFA entame notre souveraineté
La monnaie est envisagée comme un attribut de la puissance publique et un instrument de propagande au service de cette dernière. Le principe de la souveraineté mis en lumière par Jean Bodin a permis de dégager une souveraineté de l’Etat dont la souveraineté monétaire semblait être partie intégrante. L’époque romaine montre bien que la monnaie faisait partie des symboles qui exprimaient la personnalité, la puissance et permettait de situer le romain et tout ce qui n’était pas romain. En 70, après la destruction du temple, la Judée était devenue une colonie romaine et sa monnaie fut intégrée dans le système provincial de l’empire. En clair, les monnaies frappées en Israël représentaient les symboles romains. La monnaie renvoie au prince et plus généralement à une organisation politique de la société. La monnaie est inséparable d’un ordre ou d’un pouvoir. A tout système monétaire est assignée une limite, qui est celle de l’acceptation des moyens de paiement. L’aire d’extension du système de paiement se confond avec celle de la souveraineté de l’institution qui émet la monnaie légale. Monnaie et souveraineté sont donc étroitement liées.
Conclusion
Depuis 1945, la coopération monétaire entre les PAZF et la France a été complètement déconnectée des vrais enjeux du développement africain tout en permettant à la France de contrôler économiquement et politiquement ses anciennes colonies au profit de son économie nationale, et au préjudice du développement des relations entre pays africains. Le modèle imposé par le système franc CFA induit une verticalité des échanges (Nord-Sud) au détriment d’une coopération horizontale (Sud-Sud). Un tel système financier, au service des intérêts économiques et politiques de la France, ne peut pas être le vecteur de l’autonomie monétaire et du développement.
L’obstination des pays de la Zone Franc à utiliser une monnaie colonisée aux mécanismes impérialistes, est incompréhensible. Pourquoi déposer nos réserves de changes sur un compte d’opération, en France alors que nos économies ont des besoins de financement. Il est temps que les intellectuels africains (ceux de la Zone Franc) réfléchissent sur la construction d’une nouvelle zone avec une nouvelle monnaie. Il y’a des sujets sur lesquels l’histoire ne tranche pas mais bien la volonté des hommes et c’est le cas du franc CFA. Ce qui nous reste à faire, c’est une révolte populaire pour mettre fin à l’esclavage monétaire.
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