Pierre Soumarey
Le témoignage de « SAM l’Africain » comporte un intérêt certain, du point de vue stratégique, dans la conduite d’un procès. Après la malencontreuse révélation de son identité, celui-ci est désormais contraint, par le contexte socio-politique qui prévaut en Côte d’ivoire au regard de ce procès, et la circonstance même de la levée de son anonymat, à s’approprier à son profit ces éléments : donner l’impression de livrer son témoignage, en harmonie avec la constance de ses convictions et sa volonté première, dont il a exposé d’entrée la motivation : « informer le monde entier de ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire » ( on pourrait presque dire, qu’il est en cela, un très bon disciple de Machiavel), bien que celui-ci (son témoignage), contredise à la fois, son intention et ses déclarations initiales dans le contexte de la « pergola ». Le témoignage qui nous est servi aujourd’hui, n’aurait sans doute pas été le même, s’il avait pu conserver son anonymat.
Dès lors, tout l’exercice consiste pour lui, à surfer désormais sur une ligne tenue, située à la lisière, entre vérité et falsification de l’histoire, entre charge et décharge, dont l’objectif est double :
– se soustraire de la vindicte populaire (pro-gbagbo), des mesures de rétorsion qu’il pourrait subir (pouvoir), se dédouaner de la suspicion qui pèse sur lui (suspension du FPI, tendance AFFI), sans toutefois se renier, par rapport à sa déposition initiale (obligation de dire la vérité).
– Dire entre les mots, certaines choses, mais surtout ne pas parler spontanément, mais « être parlé », c’est à dire, être amené à dire certaines vérités, en fonction des questions qui lui sont posées par l’accusation. Il s’agit d’une collaboration objective, où le témoin est aidé à accomplir une tâche « ingrate », à son corps défendant, en apparence (jeu de simulacre et d’impression).
La limite de ce jeu de rôle, réside dans l’intelligence et le savoir-faire des acteurs et des parties en présence.
1. Le procureur doit se montrer habile, pour questionner assez adroitement, le témoin, afin de l’amener à dire, ce qu’il dissimule ou n’ose pas révéler spontanément de lui-même (peur, honte, image, gène, sécurité). Il s’agit aussi d’encadrer son témoignage pour mieux le canaliser (coordonnées de temps, d’espace, contexte, thématique, domaine) et faire ressortir les points saillants (importance, contradictions avec la présentation liminaire de la défense, éclaircissements et précisions sur certains faits accusateurs, information pour les prochaines confrontations et contre-attaques), exploiter au maximum les actes de langage et les lapsus linguae (termes ou mots inappropriés dont l’usage inconscient trahi, soit des désirs soit des réalités). Il s’agit de passer de l’involontaire au volontaire, du non-dit au dit, du caché à l’apparent.
2. Le témoin doit maîtriser les défis de son rôle (conséquences personnelles et impact sur le déroulement et l’issu du procès) et les enjeux auxquels il doit faire face (remplir impartialement son contrat statutaire, c’est à dire, taire ses propres convictions politiques et interprétations des faits, au profit des faits exclusivement ; confirmer sur le fond ses dires précédents, en dépit des variances et nuances orales qu’il peut y apporter aujourd’hui, de manière interlocutoire, afin d’éviter d’être inculpé du délit de « parjure » (production sous serment, d’un faux témoignage, qu’il soit écrit ou oral).
On observe une évolution progressive de son attitude au fil du temps (assurance, auto-recentrage de ses propos, sursauts de conscience). Celui-ci revient volontairement, après de longues séances de suspension, sur des thématiques dépassées, comme pour réparer des omissions, dissiper des ambiguïtés, ou encore combler des insuffisances, pour renforcer la charge, tout en prenant le soin de justifier ces faits, ou plus exactement enrober ceux-ci, par/dans un discours politique partisan (populisme et démagogie). Il s’agit constamment d’un exercice d’équilibre, de prise de distance générale par rapport à la guerre et à la violence (condamnation indistincte des acteurs, mais aveux de leur existence et de leurs implications, sans jamais aborder vraiment la question de leur planification ou de leur mode organisationnel d’expression) de dire les choses, sans nommer les réalités qu’elles couvrent, pour éviter ainsi, la question centrale de la responsabilité. Il apparaît évident au regard de ces mouvements de rétractation et de charge, qu’il est conseillé et recadré, en dehors de la salle d’audience, ou que sa conscience l’interpelle après coup (engagement, devoir, mission), ou encore que le recul et la distance lui permettent une lecture rétrospective de son témoignage, lui apparaissant par endroits insatisfaisants ou lacunaires.
Conclusion : On assiste à une collaboration, où les collaborateurs doivent prendre soin de s’entraider, sans le laisser paraître. Parallèlement, ils doivent éviter de trop s’embarrasser mutuellement, chacun prenant soin de se réserver une porte de sortie (reproches futurs à SAM et exploitation future du témoignage par le Procureur). Tout est ici une question de subtilité, de professionnalisme, de mesure, d’habilité, où chacun des acteurs doit rester vigilant pour ne pas se faire déborder, par rapport à leurs objectifs personnels et respectifs, sans trahir pour autant, l’objectif final du témoignage voulu, par l’un et l’autre (accusation et révélations).
Beaucoup de choses seront révélées dans ce procès, qui modifieront profondément la perception et la lecture des évènements, dans un sens comme dans un autre. Il est utile, voire indispensable, que toute la vérité soit sue, ne serait-ce que sur cet aspect particulier de la crise multidimensionnelle qu’a vécu la Côte d’Ivoire. Nous ne devons pas avoir peur de la vérité.
Il y eu en Côte d’Ivoire avant et après la crise post-électorale, des meurtres, des assassinats, des tueries de masse, des charniers. Il y a donc des auteurs, des responsables, des bourreaux, des assassins. C’est une évidence, que les politiques et leurs suiveurs ou partisans ne peuvent pas continuer à nier indéfiniment, en se rejetant mutuellement le fait. Il y a t’il eu une idéologie, un système, une volonté politique, des actions planifiées, pour soutenir ces faits ? Déjà, commençons par ce qui s’est réellement passé, lors de la crise post-électorale, puisque tel est le calendrier déterminé par la justice, qui nous occupe aux présentes. Voici ce que les Ivoiriens, les Africains, le monde entier veut savoir, à partir de ce procès de la CPI, qui ne fait que commencer et réserve bien de surprises.
Pour le reste, il nous manquera toujours certains maillons essentiels dans la chaîne de notre histoire (silence des « sachants », raisons d’État, intérêts, secrets), mais les pièces du puzzle, seront en place, pour permettre aux historiens de faire objectivement leur travail de reconstitution et d’assemblage dans le futur, avec le recul nécessaire, une mine d’informations fiables et vérifiées.
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