On ne pourra pas dire qu’il s’agit de cris d’orfraie d’un militant pro-Gbagbo hystérique. C’est un professeur de droit criminel de l’université de Londres qui monte au créneau pour dénoncer avec force les violations des principes généraux de la science juridique dont se rendent coupables les juges de La Haye…
Il s’appelle Kevin Jon Heller, il est professeur de droit criminel à l’Ecole d’études orientales et africaines de l’Université de Londres. Et il est en colère contre les juges de la Cour pénale internationale (CPI). En cause ? Les derniers développements de l’affaire Laurent Gbagbo. Pour mieux comprendre son irritation, il faut partir de la décision de confirmation des charges contre le premier président de la Deuxième République de Côte d’Ivoire – qui avait déjà été obtenue au forceps et lors d’une obscure session de rattrapage sans la moindre audience publique. Les juges de la Chambre préliminaire avaient refusé de confirmer les charges contre Gbagbo selon le mode de responsabilité contenu dans l’article 28 du statut de Rome. Cet article évoque la « responsabilité des chefs militaires et autres chefs hiérarchiques » dans la commission des crimes relevant de la compétence de la CPI.
Une condamnation, même a minima
Pourquoi le bureau du procureur tenait à imposer ce mode de responsabilité ? Parce que Fatou Bensouda et ses hommes savent bien qu’il leur sera difficile de prouver le fameux « plan commun » mis en place par Gbagbo et son premier cercle pour rester au pouvoir, y compris en commettant des crimes de masse à caractère ethnique. Ils se réservaient donc la possibilité de plaider en disant, en substance : « On ne peut pas nier que des forces pro-Gbagbo ont commis des crimes, même si ce n’était pas l’objectif de leur combat. En les déployant, Gbagbo savait qu’elles commettraient des crimes. Il est donc coupable ». Bien sûr, un tel mode de raisonnement pourrait conduire à la CPI tout chef de l’Etat devant faire face à des attaques armées, vu qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire de l’humanité de guerres « propres ». Mais c’est bien parce qu’il est large et peut conduire à une condamnation, même a minima, et permettre à l’Accusation d’avoir son honneur sauf après une longue procédure, que ce mode de responsabilité est « précieux ».
La Chambre préliminaire a refusé de confirmer ce mode de responsabilité, mais le bureau du procureur a demandé l’autorisation à la Chambre de première instance, qui va juger sur le fond, de le réintroduire. Ce qu’elle a fait, contredisant ainsi leurs collègues de la Chambre préliminaire qui ont passé plus de deux ans sur le dossier. Et c’est bien cela qui irrite Kevin Jon Heller. Selon lui, les juges de la CPI, par leur utilisation abusive de la « régulation 55 » qui permet de requalifier les modes de responsabilité au cours du procès en cas de circonstances exceptionnelles, vident de sa substance la Chambre préliminaire. A quoi sert-il de perdre du temps à tout le monde au cours d’une audience de confirmation des charges dont les conclusions peuvent être « déchirées » à tout moment, s’interroge-t-il en substance. « Le droit de la défense à un procès équitable est devenu une vaste blague » avec cette utilisation « agressive » de la régulation 55, insiste-t-il.
La procédure de confirmation des charges ? Inutile !
« Ainsi donc le bureau du procureur n’a même plus besoin de faire appel de la décision de confirmation des charges avant de demander à la Chambre d’instance de juger l’accusé sur la base du mode de responsabilité dûment rejeté par la Chambre préliminaire ? Disons le différemment : même si la Chambre préliminaire a raison de dire que le bureau du procureur n’a pas mis en lumière « des raisons substantielles de croire qu’une personne a commis le crime invoqué » sur la base du mode de responsabilité cité, la Chambre d’instance est libre de juger l’accusé sur la base de ce mode de responsabilité non confirmé en supposant que le bureau du procureur fera mieux lors du procès. L’inutilité de la confirmation des charges aurait-elle pu être démontrée plus clairement ? », s’indigne-t-il.
L’argument utilisé par la Chambre d’instance pour donner droit à la requête du bureau du procureur énerve au plus haut point le professeur Kevin Jon Heller. En effet, ses juges se servent des propos de leurs collègues de la Chambre préliminaire selon lesquels « ils ne peuvent pas éliminer » la possibilité que Gbagbo soit finalement jugé au regard de l’article 28 du statut de Rome, et de l’opinion dissidente de la juge belge Christine Van Den Wyngaert selon laquelle elle aurait peut-être accepté de confirmer les charges dans certaines conditions pour invoquer des circonstances prétendument « exceptionnelles » justifiant le changement de mode de responsabilité. « Donc, cela n’a aucune importance que la Chambre préliminaire ait, dans les faits, conclu que le bureau du procureur a échoué à présenter des preuves suffisantes pour soutenir la thèse de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Cela ne compte pas que la Chambre préliminaire ait, dans les faits, conclu que le fait de juger Gbagbo selon ce mode de responsabilité aurait requis que la Chambre change de manière significative sa compréhension de la manière dont les événements se sont noués en Côte d’Ivoire durant la crise post-électorale et son implication dans celle-ci. Non, ce qui compte vraiment c’est ce que la Chambre préliminaire a pensé de la possibilité de confirmer ce mode de responsabilité ; c’est le fait que la Chambre préliminaire ne pouvait pas écarter la possibilité que le procureur soit capable de soutenir ce mode de responsabilité lors du procès ; c’est le fait que la juge dissidente « aurait pu envisager » ce mode de responsabilité en dépit du désaccord total de la majorité », ironise-t-il amèrement. Les suppositions valent mieux que les faits, dans l’esprit des juges qui devront, dans quelques mois, juger Gbagbo sur le fond…
Eviter l’impunité ou éviter d’acquitter un accusé contre lequel on n’a rien prouvé ?
Le professeur de droit note que « la décision de la Chambre d’instance signifie que Gbagbo ne devra plus se contenter de monter une défense contre [les] cinq modes de responsabilités [déjà retenus] mais se battre pour contester « l’idée très différente selon laquelle il est responsable des crimes de ses subordonnés comme chef hiérarchique ou supérieur ». Il s’indigne de ce que les juges considèrent que ses avocats n’ont pas besoin de temps en plus pour adapter leur défense à cette nouvelle donne.
A la fin de son article à charge, Kevin Jon Heller explique l’enjeu véritable de la manœuvre. « La position de la Chambre d’instance est « d’éviter l’impunité », c’est-à-dire d’éviter d’acquitter un accusé tout simplement parce que l’Accusation ne peut pas prouver sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable ». En gros, dans le cas qui nous concerne, il faut bien que Gbagbo soit coupable de quelque chose. Tous les moyens utilisés pour arriver à cette conclusion sont bons ! Dommage.
Philippe Brou
Le Nouveau Courrier
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