«Ce que je ferais, si j’ai la possibilité de diriger la Côte d’Ivoire…» Mamadou Koulibaly

MK2015

Entretien réalisé par Clément Yao | 21 juillet 2015

Professeur d’économie et homme politique, âgé de 58 ans, cet ancien ministre de l’Economie et des Finances et président de l’Assemblée nationale (2001-2012) de Côte d’Ivoire a quitté le Front populaire ivoirien pour fonder en 2011 le parti Liberté et Démocratie pour la République (LIDER), d’obédience libérale. Connu pour ses prises de positions contre le franc cfa, il a publié plusieurs ouvrages, dont Souveraineté monétaire des pays africains (L’Harmattan, Paris, 2009).

Pourquoi les régimes ivoiriens n’ont pas retiré de la Constitution les articles qui sont source de conflit – notamment l’article 35, qui fixe une limite d’âge à la fonction présidentielle ? Cet article peut-il être la cause d’une nouvelle crise ?

Mamadou Koulibaly – Personne ne veut toucher à la Constitution de 2000 parce qu’elle est présidentialiste. Elle donne au détenteur du pouvoir les moyens de régner comme Obama, Hollande, Ben Ali et Kadhafi, en y ajoutant les pouvoirs du Pape ! Quand le président élu arrive dans son fauteuil, il se rend compte qu’il est le patron de l’armée, de la justice, du Parlement – bref, le patron de tout. Il finit par se dire : «Cette Constitution est peut-être mauvaise dans les mains de mes adversaires, mais pour moi elle est bonne. Je suis un roi, je règne».

Il n’est plus possible d’évoquer l’article 35 pour aller en crise. Dans l’entourage de l’actuel président Alassane Dramane Ouattara, certains aimeraient sans doute voir cette question revenir pour l’exploiter comme un fonds de commerce. Dès qu’on touche aux questions de nationalité du président, d’ivoirité, les populations nordistes et musulmanes de Côte d’Ivoire, comme la communauté internationale, réagissent automatiquement contre le retour de la xénophobie. Ce discours est très favorable à Ouattara, car les gens à Korhogo, au Mali, au Burkina et au Niger vont de nouveau s’identifier à lui, pour se coaliser autour de Ouattara alors que son bilan est mauvais. A mon avis, c’est un faux débat. Le scrutin présidentiel de 2010 avait un caractère référendaire : oui ou non, Ouattara pouvait-il être candidat ? Les gens ont répondu oui. Il a gagné, toutes les conditions ont été réunies pour qu’il soit président. C’est fini. Inutile de revenir là-dessus.

Le problème de la constitution est récurrent sur tout le continent à l’exception de l’Afrique du Sud. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?

M.K. – La faute est le design institutionnel, parce que nous avons presque tous recopié, d’une façon ou d’une autre, le modèle constitutionnel de la Ve République française, qui avait été taillé pour le général De Gaulle. Cette Constitution peut pencher vers un régime parlementaire en cas de cohabitation, ou vers un régime présidentiel fort en cas de majorité claire à l’Assemblée nationale. Il fonctionne en France en raison des contre-pouvoirs exercés par la justice, la presse, l’opinion publique, les élites intellectuelles et commerciales. Hormis l’Afrique du Sud, le Cap Vert, l’Ile Maurice et peut-être le Botswana, les régimes parlementaires s’avèrent totalement négligés sur le continent. Les régimes présidentiels, en revanche, s’avèrent présidentiels à l’extrême : au lieu de limiter les compétences de l’exécutif, les constitutions en Afrique lui donnent au contraire des pouvoirs exorbitants.

Les pouvoirs chargés de contrôler l’action gouvernementale se trouvent sous l’autorité du président de la République. Tout se passe comme si l’inspecteur de l’école primaire était soumis au pouvoir de l’instituteur, qui se comporterait comme son supérieur ! Les parlements ne peuvent donc pas faire leur travail. Le détenteur du pouvoir finit par se rendre compte qu’il est un demi-Dieu. Pourquoi y renoncer ? Les crises continuent, les dirigeants ont envie de s’éterniser…. Les constitutions qui limitent les mandats présidentiels successifs donnent au président le pouvoir de faire sauter ces limitations de gré ou de force.

Le tribalisme vient renforcer ces pouvoirs présidentiels forts. Une fois qu’on est en place, à défaut d’avoir un programme, une doctrine, une idéologie, une vision forte de l’avenir du pays, on se dit : «Je reste, mon soutien sera mon village, ma région, mon ethnie, ma tribu. Si ces gens sont avec moi, on peut utiliser les fonds de l’État pour corrompre les autres groupes ethniques, on achète les leaders d’opinion des autres groupes». On nomme untel qui est du nord, untel de l’est et untel du sud, et le tour est joué. C’est ce qu’on appelle en Afrique la «géopolitique», alors qu’il s’agit de gestion tribaliste du pouvoir. La constitution est considérée comme un simple document et non comme un engagement.

La chute de Blaise Compaoré donne-t-elle un autre signal ?

M.K. – Non, je ne le pense pas. Dans chaque pays, les gens se considèrent comme des exceptions. Alassane Dramane Ouattara se dit par exemple que c’est arrivé au Burkina Faso, mais que la même chose ne peut pas se produire en Côte d’Ivoire. Au Togo aussi, on se pense différent. Dans l’esprit des gouvernants, ce n’est pas la nature de l’état de droit qui se trouve en question, mais la nature du territoire ou des populations. Or, c’est bien l’état de droit qui fait totalement défaut !

Existe-t-il un problème plus culturel de rapport au pouvoir ou au chef en Afrique ?

M.K. – C’est vrai, notre relation au pouvoir plonge dans des racines très anciennes, tribales ou ethniques. Selon les régions d’Afrique, il faut cependant souligner que le pouvoir n’est pas de même nature. Des peuples élisent leurs chefs tribaux, d’autres choisissent le meilleur chanteur, le meilleur lutteur ou le meilleur guerrier. D’autres suivent des dynasties de père en fils. La période coloniale a laissé derrière elle des pouvoirs modernes qui ressemblent à des copies de l’autorité coloniale. Les régimes post coloniaux ont conservé le comportement du commandant qui tient le bâton et avec qui l’on ne discute pas. Le chef se doit de brimer les autres ! De leur côté, les populations voient leurs élus non pas comme leurs serviteurs, mais comme leurs chefs. Un président de la République, un maire ou un député n’est pas perçu comme servant l’État. Personne n’a de compte à lui demander, et il n’a pas de comptes à rendre.

Des exemples en Afrique s’en éloignent, pourtant, comme le Cap-Vert, la Tanzanie ou le Sénégal?

M.K. – Ajoutons le Kenya et l’Afrique du Sud… Les régimes où les choses se passent mieux sont parlementaires. D’où mon plaidoyer, qui consiste à aller vers le parlementarisme. Chaque fois qu’un régime va vers ce modèle avec des scrutins majoritaires à un tour, les situations se stabilisent. Les régimes présidentialistes provoquent des périodes de turbulences autour des successions ou des alternances.

Si j’ai la possibilité de diriger la Côte d’Ivoire, l’une de mes premières réformes consistera à modifier la constitution pour limiter les pouvoirs du président, ne plus faire qu’une élection avec une majorité au parlement qui désigne le président ou le premier ministre. En temps réel, on surveille l’exercice du pouvoir, sans attendre cinq ans avant de laisser les pouvoirs trafiquer les listes électorales ou distribuer des t-shirts pour se maintenir en place.

Laurent Gbagbo disait que la Côte d’Ivoire aurait un jour deux grands partis de droite et de gauche. Faut-il le souhaiter ?

M.K. – La bipolarisation résulte des régimes parlementaires. Au bout de deux ou trois élections, on parvient à voir se dégager deux tendances claires, avec un parti au pouvoir et un parti d’opposition. La majorité doit rendre compte, comme dans le système britannique et le système du Congrès aux États-Unis. Le Ghana dispose d’un mix de parlementarisme et de présidentialisme : le président de la République est élu, les députés le sont quasiment avec lui, et le chef de l’État rend compte au parlement. Ce n’est pas le régime britannique, mais c’est mieux que le régime présidentiel ivoirien.

Avec la limite d’âge des présidentiables, toute une génération va-t-elle quitter la scène politique ? Où vous situez-vous sur cet échiquier ?

M.K. – Ouattara a déclaré à San Pedro en avril, que s’il gagnait la présidentielle de 2015, il modifierait la constitution pour enlever des éléments dont on pourrait se passer. Dans l’article 35, les éléments qui pourraient le gêner ne sont plus la question de la nationalité ou de son éligibilité, mais deux autres volets, la limite d’âge et la limitation des mandats. Le premier alinéa de l’article 35 dit que le président doit faire seulement deux mandats et qu’il ne doit pas avoir plus de 75 ans. S’il fait sauter ces deux verrous, Alassane Dramane Ouattara ne le fera pas pour les générations futures mais pour lui-même, de manière à se représenter en 2020. Pour les nouvelles générations, le combat commence maintenant. La transition doit se faire en douceur. D’où l’importance du contrôle et de la limitation du pouvoir.

Sur le plan économique, quel est votre programme ? Vous êtes connu pour vos positions critiques à l’égard du franc cfa…

M.K. – Dans les grandes lignes, je rêve d’une Côte d’Ivoire débarrassée des monopoles, qu’il s’agisse de l’eau, de l’électricité ou des produits pétroliers. Une seule raffinerie traite le brut et le vend à des compagnies locales qui ne se trouvent pas en compétition. La baisse ou la hausse des cours du pétrole n’ont pas d’impact sur les prix… La Côte d’Ivoire maintient des droits de douane de 48 % sur les panneaux solaires alors que l’Europe, la Chine et l’Allemagne en produisent à bon marché.

Mon second combat porte sur la résolution des questions foncières, qui se trouve à l’origine de la crise ivoirienne, et qui ont été instrumentalisées comme des questions ethniques. Les titres fonciers sur les terres agricoles ne sont pas précis. Dans notre loi sur le foncier rural, la terre appartient à l’État – une aberration. Les propriétaires fonciers doivent pouvoir vendre ou louer leurs terres à qui ils veulent. Il faut établir un cadastre du territoire pour classer les parcs nationaux et établir les titres fonciers gratuitement pour les villageois, afin que chacun ait la liberté de faire ses transactions comme il l’entend. Si j’ai un puits dans ma cour et que j’y trouve du pétrole, de l’or et des diamants, pourquoi ces richesses ne seraient-elles pas moi ? Pourquoi l’État me laisse-t-il l’eau, mais pas les denrées importantes ?

Troisième point : la retraite, qui concerne de plus en plus d’actifs. Nous avons une caisse nationale de prévoyance sociale et un institut, la caisse générale des agents de l’État, qui ont toutes les difficultés pour joindre les deux bouts. Il faut mobiliser l’épargne nationale sans chercher des prêts à 7 % ou 8 %. Nous voulons basculer dans le système de retraite par capitalisation, susciter des fonds de retraite qui vont collecter et placer cette épargne. Cette réforme de la retraite et des nouveaux produits financiers exige une réforme du système bancaire et monétaire. Mon plaidoyer en faveur du réaménagement de la zone franc et de la fonction bancaire doit se faire dans notre Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Nous n’obtiendrons rien si nous n’arrivons pas à collecter l’épargne pour financer les investissements. L’économie de marché est la seule voie pour nous sortir du chômage et de ce désespoir qui pousse nos jeunes dans les rébellions ou l’immigration. Ils vont mourir sur les côtes de la Méditerranée ou se retrouver en Europe, où les gens sont fatigués de cette immigration.

Sur le plan de la politique monétaire, vos positions vous rendent indésirable pour l’ancienne puissance coloniale. Cela entame-t-il votre poids ?

M.K. – De nombreuses personnes à Paris comprennent très bien la nécessité de réformer ce vieux système de coopération qui a enfanté le franc cfa. Ce système représente un problème commun, aussi bien pour les partenaires européens de la France que les pays de la zone franc, à cause du contrôle étroit exercé par Paris sur l’activité monétaire et bancaire. Dans le système actuel, seules les grosses entreprises peuvent gagner de l’argent. Les Pme-Pmi qui ont des investissements à faire ne peuvent pas prospérer à cause du franc cfa, une monnaie forte qui empiète sur leur compétitivité. Je suis sûr d’avoir des oreilles attentives à Paris.

Vous vous interrogez sur mes chances de gagner si la France n’est pas avec moi, en tant que candidat? Je ne suis pas convaincu que Paris puisse faire élire les présidents en Afrique. Ce sont les peuples africains qui votent. Quand nous serons capables de proposer non pas notre argent, notre ethnie, notre religion ou notre région, mais de vrais programmes de réformes, des changements pour améliorer les conditions de vie, les électeurs feront leur choix. Car il s’agit de leur vie, et non de leur religion ! Si nous sommes capables de nous mobiliser, nous aurons des élections sans avoir besoin de la bénédiction de Paris. L’ancienne puissance coloniale peut certes mettre à la disposition des candidats des fonds colossaux pour leur permettre de fabriquer des t-shirts, des casquettes et distribuer le maximum des billets de banque pour rester au pouvoir. Entre deux élections, elle n’est pas en mesure de régler les problèmes des populations. Je ne suis pas sûr que mes positions sur le franc cfa représentent un handicap. Je peux être perçu comme dangereux pour les intérêts français à court terme, mais pas à long terme.

Vos détracteurs n’affirment-ils pas que le franc cfa a joué un rôle de stabilisation et marque la réussite de la première monnaie communautaire en Afrique ?

M.K. – Ils le disent sans en apporter les preuves. Montrez-moi un seul des 14 pays de la zone franc qui a fait la différence ! Quand je leur demande de classer les pays par succès sur les cinquante dernières années, mes détracteurs doivent bien reconnaître que les plus performants ne sont pas francophones. Qu’il s’agisse du chômage, de la scolarisation ou des investissements directs étrangers, les pays francophones sont derrière ! Les taux d’inflation sont maîtrisés, il est vrai, mais le calcul en est biaisé. En France, l’Insee utilise un panier de la ménagère qui contient la plupart des biens, sur l’ensemble des villes et des régions de France. En Afrique, on se base sur un panier de produits trouvés dans les seules capitales et qui portent sur des prix administrés, fixés par l’État. Au Sénégal, l’indice des prix est calculé sur le marché de Sandaga, à Abidjan sur le marché de Treichville. Or, partout les populations se plaignent du coût de la vie !

Que pensez-vous du rôle joué par l’Uemoa quand elle a coupé les vivres au régime de Laurent Gbagbo durant la crise postélectorale ?

M.K. – C’était logique. A partir du moment où Nicolas Sarkozy avait dit qu’il ne reconnaissait que Ouattara comme président élu en Côte d’Ivoire, il était logique que les institutions de la francophonie le suivent. Le pacte colonial donne ce pouvoir aux autorités françaises d’intervenir au Conseil d’administration de l’Uemoa et de la Banque centrale des États d’Afrique de l’ouest (Bceao) avec une voix prépondérante. Il faut remettre en cause ces accords de coopération devant la Cour internationale de justice. Nous devons en faire l’audit et passer à autre chose, avec une monnaie rattachée à un panier de monnaies et non plus seulement l’euro.

Où en serait la Côte d’Ivoire si elle battait sa propre monnaie ?

M.K. – Un tel choix ne serait pas judicieux. Le commerce n’est pas très intense entre les pays africains où circule le franc cfa. L’hypothèse d’une monnaie communautaire gérée par l’ensemble des pays francophones de la sous-région me paraît plus intéressante que l’hypothèse d’une monnaie nationale, individuelle. Si nous arrivons à une monnaie commune dans le cadre de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, tant mieux. Sinon, tant pis. Le Nigeria a sa propre monnaie et ne se porte pas si mal. Le Kenya aussi Les monnaies nationales en Afrique sont tout ce qu’il y a de plus banal. Sur 54 Etats, on n’en compte que 17 avec une monnaie commune. Les autres ont leur monnaie nationale. Il n’est pas exclu que la Côte d’Ivoire puisse l’envisager, même si cela ne peut être qu’une solution alternative. La meilleure option serait de partir sur la base d’une monnaie commune gérée par tous. La condition de mon plaidoyer, c’est d’arriver à une fédération avec un gouvernement commun.

Il y a une discussion globale en ce moment sur le rôle de l’Etat. On se rend compte que sans un Etat fort pour redistribuer les richesses, le libre marché crée de la croissance mais aussi des inégalités. Est-ce qu’il ne faut pas finalement un État fort, un État providence dans les pays comme le vôtre ?

M.K. – Non, je ne pense pas. L’État fort, c’est ce qui nous a conduits à la situation actuelle. Plus il est fort, plus son détenteur le devient et écrase les populations. Je suis plutôt favorable à cette vison économique qui limite les pouvoirs de l’État, qui soumet le pouvoir des hommes politiques au contrôle des populations et qui libère l’économie en donnant plus de possibilités à l’entreprise privée, au libre échange de marché, sans protectionnisme. L’État fort actuel nous donne tous ces effets néfastes contre lesquels nous essayons de lutter, avec des instruments qui ne sont pas adaptés. Libérons les énergies pour qu’un paysan, un agriculteur de la Gironde en France vienne dans une ville de la Côte d’Ivoire comme Daloa où les populations disposent de terres et ne savent pas trop quoi en faire pour leur apprendre à mieux exploiter le sol et augmenter le rendement agricole. Tout le monde y gagnerait. Je n’arrive pas à comprendre que les présidents de la République africains puissent s’offrir des conseillers techniques américains, européens alors qu’ils sont eux-mêmes diplômés et qualifiés… Pourquoi ne pas donner la possibilité aux paysans, aux agriculteurs et aux hommes d’affaires d’avoir l’opportunité de s’offrir, eux aussi, ce type de partenariat avec l’extérieur ? Ce qui est bon pour le président devrait l’être pour le paysan…

Pensez-vous que les pays africains font un bon usage de la prospective ?

M.K. – Non, je ne le crois pas. Nous en faisons un très mauvais usage parce que nous n’avons pas d’instruments de statistiques fiables, d’institutions de collecte systématique de données, de moyen d’information sur la situation économique réelle. Nous ne sommes même pas capables de savoir en temps réel quelle est la taille de la population. Même quand nous voulons faire le recensement, tout est escamoté : nous n’avons aucune donnée sur le chômage ou le monde rural. Il est évident que si vous n’avez pas de données fiables au départ, la prospective ne servira à rien.

Y a-t-il un manque de vision en général des élites politiques africaines du fait que tous les regards sont rivés sur les échéances électorales ?

M.K. – Le manque de vision est ce qui nous caractérise le plus en Afrique. Cette myopie est systématique, parce qu’on ne rêve que d’une seule chose : exercer le pouvoir. L’exercer pourquoi ? Cela n’est pas notre grande préoccupation. Pour bien comprendre le phénomène, il suffit d’observer les campagnes électorales. La plupart du temps, il n’y a pas de programme socioéconomique structuré, de visions intégrées. La plupart du temps, les candidats sont dans les effets d’annonce portant sur des chapelets de mesures. Les candidats ne proposent pas par exemple le type de société à bâtir dans les cinq, dix ou quinze années à venir. Cette élite se contente de promesses, elle vit en borgne dans un monde d’aveugles, sans être suffisamment formée pour comprendre ce qui se passe dans un monde de plus en plus complexe. En outre, cette élite ne souhaite pas que la population soit bien formée. Le processus qui marque l’élite africaine relève du cas de Wangrin dans le roman de Amadou Hampaté Bâ, c’est-à-dire d’être les hommes et les femmes chargés de traduire les désidératas de l’Occident pour les populations africaines. C’est dommage.

Quel est votre diagnostic sur l’état des universités publiques en Côte d’Ivoire, quand on sait que les établissements privés qui pullulent vos villes n’offrent pas forcément des formations adaptées au marché du travail ?

M.K. – L’état des écoles en général et des universités en particulier en Côte d’Ivoire s’avère catastrophique ! Cela tient à tout ce dont je viens de parler. Plus les personnes scolarisées sont nombreuses, instruites, éduquées, plus elles vont comprendre la politique et l’économie, ce qui va amenuiser le pouvoir de domination des élites politiques. Voilà pourquoi cette élite ne fait aucun investissement sérieux dans le capital humain. Les chantiers de la santé et de l’éducation sont bâclés. Il m’arrive souvent de dire que si j’en avais la possibilité, en Côte d’Ivoire, tous ceux qui vivent aux dépends du budget de l’État n’auraient plus le droit d’aller se faire soigner à l’étranger. Nos universités souffrent de tout : surpopulation dans les amphithéâtres, pas d’équipements appropriés. On considère qu’une école, c’est quatre murs et un toit. On ignore les laboratoires, les bibliothèques, les instruments de travail. Que ce soit en pharmacie, en chimie, en mathématiques, en physique, en droit, en économie ou en langue, les étudiants ne disposent d’aucun équipement. Les investissements massifs dans l’éducation sont confondus avec les investissements dans les bâtiments. Est-ce fait sciemment ? Quand on voit clair et que l’on est éduqué, on ne peut plus se faire avoir !

Les germes de la crise ivoirienne et du conflit post-électoral ont-ils disparu ? Votre pays est-il réconcilié ?

M.K. – La violence s’est relativement calmée. Les actions d’éclat menées par les différentes forces parallèles se sont estompées. Ces violences sont devenues plus discrètes. Cependant, on ne peut pas dire que les sources du conflit en tant que tel ont disparu. Certaines décisions prises aujourd’hui, en période préélectorale, sont potentiellement sources de conflit. Certaines enquêtes menées tendent à montrer que les conditions qui ont prévalu à la veille des élections présidentielles de 2010 sont quasiment les mêmes à la veille des élections de 2015. Il existe encore à ce jour les mêmes tiraillements politiques, cette même division des populations et des militants des partis politiques.

La psychose du lendemain des violences post électorales plane de nouveau sur la Côte d’Ivoire. Malheureusement, aucune disposition institutionnelle pour aller à l’accalmie n’est prise. Bien au contraire, toutes les grandes décisions qui sont prises tendent à aggraver la situation. Je puis vous dire que des risques de dérapages existent bel et bien, pour que la Côte d’Ivoire bascule dans les mêmes violences post électorales de 2010, même s’il n’y a plus de rébellion et d’accords de Marcoussis.

Vous voulez dire que la haine entre les différents camps est toujours présente ?

M.K. – Oui. Cette haine est beaucoup plus présente au niveau des partis politiques, des militants et des grands mouvements qui étaient opposés en 2010 qu’au niveau des populations civiles. Les sentiments de vengeance et de règlements de compte sont palpables. Il y a encore à ce jour des ressentiments parce qu’il n’y a pas eu de véritable réconciliation ni de justice.

Il y a eu tout de même des mesures d’apaisement prises par le gouvernement en place ?

M.K. – En effet, il y a eu des mesures d’apaisement à caractère politique. Le gouvernement a essayé d’exploiter le désarroi des uns et des autres. La réconciliation ne se résume pas à la libération de prisonniers. Elle doit tenir compte des victimes, leur parler, leur donner le sentiment qu’elles ne sont pas seules dans cette douloureuse épreuve, que ce qui leur est arrivé est reconnu par la société et sanctionné. Et qu’elles auront droit à des réparations. Ce n’est pas ce qui s’est fait chez nous depuis avril 2011. Dans le cas d’espèce, les bourreaux ont eu gain de cause, quel que soit leur bord. Ceux qui étaient du bon côté du fusil ont été récompensés et ont eu des promotions. Et chaque fois qu’ils sont mécontents, l’on tient compte de leurs désidératas. En face, ils sont totalement ignorés.

Dans beaucoup de conflits sur le continent, l’argument ethnique est très souvent brandi alors que les véritables problèmes sont essentiellement politiques. Comment mettre fin à l’instrumentalisation de la fibre ethnique à des fins politiques en Afrique ?

M.K. – Dans le cas de la Côte d’Ivoire, je pense qu’il faut tout d’abord régler les sources de conflits ethniques. Et la première d’entre elles porte sur la question foncière rurale. Nous devons régler les problèmes liés à la terre en attribuant des titres fonciers, afin de donner la liberté aux populations de vendre leurs biens. Un homme politique ne pourrait plus venir exploiter les frustrations économiques ou foncières des populations pour en faire des thèmes de haine politique dans l’optique de gagner des élections.

La seconde chose à faire consiste à limiter le pouvoir des hommes politiques qui pensent faire la pluie et le beau temps. Si les populations ont le sentiment que l’homme politique est celui qui a tous les pouvoirs, pour elles, la réussite sociale va consister à devenir un homme politique ! Comment inculquer d’autres valeurs pour que les jeunes aient plutôt le goût de l’entrepreneuriat ? Enfin, je pense qu’il faut passer d’un régime présidentiel à un régime parlementaire.

Dans certains pays comme au Sénégal, on constate un hiatus entre les entrepreneurs et la classe politique. Les esprits les plus brillants s’orientent dans l’entreprise à causes des impondérables de la politique et délaissent à d’autres ce champ. Comment faire pour que cette situation change ?

M.K. – Il faut résolument passer au régime parlementaire. C’est à partir de ce moment que les hommes d’affaires vont comprendre que pour défendre leurs intérêts, aussi bien en matière fiscale qu’en matière économique, ils ne doivent pas laisser les médiocres gérer les affaires du pays. Ils ont donc intérêt à s’intéresser à ce qui se passe au parlement, à comprendre le fonctionnement de l’État. Autrement, ceux qui détiennent le pouvoir vont leur faire payer des impôts et des taxes qui seront par la suite gaspillés sous leurs yeux. Encore une fois, le régime parlementaire leur permet d’être au parlement, au sénat afin de jouer un rôle de contre-pouvoir.

Si les esprits les plus brillants s’en vont et laissent le pays aux autres, cela ne peut qu’être un processus passager à l’échelle de l’Histoire. Lorsque ces personnes reviennent au pays pour y faire des investissements ou transfèrent de l’argent à leurs familles, ils se rendent vite compte qu’ils ont eux-mêmes contribué à l’insécurité politique et économique, parce qu’ils se sont détournés de la politique. Ils ne viendront pas en politique en suivant un régime présidentiel ou présidentialiste qui va distribuer les rentes. Dans ce cadre, à chaque changement de régime, tous les hommes d’affaires tremblent parce que certains étaient de connivence avec l’ancien régime, et redoutent d’avoir à cracher le morceau avec le nouveau régime. C’est mauvais pour l’économie.

L’Afrique fait face à une démographie galopante et à une urbanisation sans précédent. La jeunesse paraît livrée à elle-même, sans emploi et sans avenir. N’y a-t-il pas des risques qu’elle se révolte et décide de prendre les rênes du pouvoir ?

M.K. – Les villes s’élargissent sans les infrastructures adaptées à cette extension – écoles, lieux de loisir, aires de jeux, etc. Pour que ces risques de révolte s’éloignent, il faut que nos villes soient capables de créer des emplois et d’encourager entrepreneuriat. Il ne s’agit pas d’une question de génération ou de voir les jeunes prendre le pouvoir, mais d’un problème institutionnel. Des présidents en Afrique sont arrivés très jeunes au pouvoir, sans pour autant que la situation ne change : voyez les cas de Gnassingbé Eyadéma et de son fils Faure au Togo, Blaise Compaoré au Burkina Faso, Joseph Kabila en RDC, Pierre Nkurunziza au Burundi. Quel que soit l’âge du détenteur du pouvoir, si les bonnes institutions ne sont pas mises sur pied, elles ne profitent pas de tous ces jeunes dirigeants. Au contraire, une fois au pouvoir, ces jeunes présidents cherchent à s’y maintenir le plus longtemps possible – devenant d’ailleurs plus dangereux que les vieux dictateurs qu’a connus l’Afrique.

Face à la montée de l’islamisme en Afrique où de plus en plus de jeunes sont enrôlés dans des groupes armés, ne faut-il pas s’attaquer plutôt aux causes qu’aux conséquences de ce phénomène ?

M.K. – Effectivement, on se trompe de diagnostic. Le problème, ce n’est pas la jeunesse mais plutôt ce qui a été mis en place comme infrastructures d’encadrement, de formation, d’éducation. Avons-nous construit de vraies universités, de vrais centres de formation ? Avons-nous aménagé l’économie pour que cette jeunesse formée puisse avoir un emploi ? Que faisons-nous pour que cette jeunesse non formée et hors du système scolaire trouve des bouées de secours avec la formation continue et l’apprentissage ? À bien regarder, rien de tout cela n’a été fait. Si nous nous occupions réellement de toutes ces questions, aucun jeune n’irait se faire enrôler dans une rébellion, pas plus que dans le djihadisme, et encore moins dans de périlleuses aventures d’immigration par la mer, en désespoir de cause.

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