Par Dr. Pierre Soumarey
Pour un pacte social et politique: périmètre d’un consensus possible
1- Entre Responsabilité et engagement politique :
L’engagement politique est une adhésion à un projet de société, à une vision. Il ne doit pas se faire à l’encontre de l’intérêt général et contre les fondements de la République. Dès lors, le politique devient une force de proposition, qui porte une responsabilité et une obligation particulière vis à vis de la Nation. Aujourd’hui, après la longue et douloureuse crise que nous avons connu, l’intérêt général correspond à un retour à une paix durable, la stabilité institutionnelle, et la cohésion sociale. Toute démarche contraire, dans le discours ou dans les actes, trahit cette aspiration fondamentale de la communauté nationale. Ce n’est que sur ce socle consensuel, pouvant être perçu comme un pacte social et politique, une sorte de « gentleman agreement », que l’on pourrait dans un climat apaisé, discuter de la meilleure des manières, des projets et des programmes des uns et des autres. Ceux qui ambitionnent de réconcilier les Ivoiriens (pouvoir et opposition), peuvent-ils s’en démarquer sans se contredire ? Cette ambition est-elle originale ou novatrice, pour qu’un camp puisse s’en arroger le monopole, quand tous les acteurs politiques et tous les citoyens de Cote d’Ivoire veulent la réconciliation ?
Première conclusion : Dès lors, la réconciliation n’est ni un clivage idéologique, ni un programme politique. D’ailleurs le dire sans en indiquer, les étapes, la méthode et les moyens, pouvant y conduire est-il loyal et sérieux ? D’une part, si nous souhaitons transformer ce vœu en un programme, il lui manque l’articulation entre le principe et l’action, soit par l’expérience, soit par la théorie. D’autre part, si nous souhaitons incarner cette aspiration, peut-on réconcilier en rompant le principe d’impartialité, susceptible de créer la nécessaire confiance des parties et des acteurs ? En creux, de ces éléments, peut-on réellement répondre à cette demande sociale, en actionnant des réflexes tribalistes et une mobilisation ethnique pour se qualifier à cette charge, sans du coup, la tenir hors champ, de l’unité et de la cohésion nationale ? Contradiction ?
Sans vouloir préjuger du fond, il est patent que l’exigence de nouvelles conditions pour l’élection présidentielle d’octobre, alors que le processus est déjà lancé, pose le problème de sa recevabilité, et interpelle quant à ses objectifs sous-jacents, tant elle apparait inadéquate et inopportune, au regard des contraintes du chronogramme de l’élection. Contribue-t-elle à l’instauration d’un climat serein ? Je m’interroge. Au-delà de la lutte des symboles (image et charge émotionnelle qui renvoient au passé) focalisée sur la personne controversée de M. Youssouf Bakayoko, et de l’équilibre des forces au sein de la CEI, était-il judicieux et avisé d’outrepasser les limites du mandat de ce dernier, telles que imposées par la Loi organique, qui renvoie à la conformité avec la Constitution (Art 32, Al. 2) ? Force est de constater, que celle ci prévoit que le Président de la CEI est élu pour une durée de 6 ans, non renouvelable (L. 2014-335 du 05/06/2014, Art. 9 Nv ; L. 2001-634, Art 8 et 2004-642, Art 9, qui stipulent de manière invariable la même disposition. Provocation, mépris ou légèreté ? Je m’interroge. À partir de là, l’opposition est parfaitement fondée à réclamer la stricte application de la Loi, et on ne saurait le lui reprocher.
Néanmoins, autant l’exigence de conditions sécurisées, impartiales, fiables, et transparentes est à soutenir et à encourager (le pouvoir débiteur de cette obligation, s’est engagé du reste à la remplir), autant l’exigence de remanier la CEI en l’état actuel, apparaît surréaliste, sauf à changer son Président conformément à la Loi. Pour ce qui est de sa composition, cette exigence apparaît dépourvue de toute pertinence. Dans l’absolu, toute intervention humaine, quelle qu’elle soit, est susceptible de défiance et de défaillance, tant que l’homme, soit-il de la société civile, reste intrinsèquement un être politique par capillarité, et demeure faillible et corruptible par nature. Cette préoccupation adresse d’avantage la fiabilité et la transparence des procédures d’enregistrement, de collecte, de transport, et de traitement des données (décompte, centralisation, et consolidation) plutôt que la composition ou la personnalité des hommes qui animent cette structure. Une plus grande informatisation du processus, et une assistance électronique réduisant la part de l’intervention humaine dans celui-ci, paraissent être, de meilleures garanties de neutralité et de fiabilité. L’élection ne s’effectue pas à la CEI, et tous les partis, par leur présence dans tous les centres de vote du territoire national, ont la possibilité de vérifier la régularité, la conformité, et l’exactitude du vote. En ce qui a trait aux dispositions conférant prérogative au Président de la république, en matière électorale, il ne s’agit pas d’une novation, qui puisse justifier un caractère d’urgence, ou être imputable au fait du pouvoir actuel pour lui être reprochée. D’ailleurs, elles s’analysent sous l’angle de la portée générale de la Loi, car ce dernier n’a pas vocation par nature ou par définition, à être candidat, à sa propre succession. À supposer qu’il ne le soit pas, pour une raison ou une autre (santé ou volonté par exemple), quels seraient les paramètres à considérer pour soutenir cette thèse dans une telle perspective ? On en voit bien les limites. L’autonomie financière ? Elle est la même que celle des autres institutions réputées indépendantes, dont les pouvoirs judiciaire et législatif. Dès lors, il y a t-il une volonté discriminante ?
Deuxième conclusion : En conséquence, cette exigence n’est pas fondée en toutes ses parties, si l’on excepte la reconduction du mandat du président de cette institution. Sur ce point, j’en veux au pouvoir, pour cette légèreté coupable, qui est un mauvais signal à l’esprit de la République, car il y a un lien social à la République qu’on ne saurait ignoré ou piétiné impunément. Je rappelle que le mouvement de la gauche Ivoirienne a consacré l’omniprésence de la thématique républicaine dans l’espace public, singulièrement réactivée à l’occasion de la crise. Quoi que l’on en dise, l’une des réussites des plus remarquables du Président Gbagbo est d’avoir réussi à implanter une culture politique républicaine et panafricaniste dans la conscience nationale, qui s’identifie aujourd’hui, comme une composante de la crise, en tant que résistance à la violation des principes qui la fondent. J’en veux également à l’opposition, pour son absence de réactivité, en temps opportun. La CEI a été reformée à 3 reprises, faute d’unanimité sur son format et son fonctionnement. Il y a eu une très longue période de discussion. Pourquoi cette exigence seulement maintenant ? Quel est le juste équilibre auquel il faut parvenir dans ce contradictoire ? Pourquoi avoir refusé de participer aux discussions ? Que dire de ceux qu’on n’a jamais entendu sur l’indépendance institutionnelle de la CEI, alors qu’ils s’en accommodaient naguère pour les uns, et encore tout récemment pour les autres ? Opportunisme, démagogie, ou calcul politique ?
De ce qui précède, il nous faut appeler, à la responsabilité, à la retenue, et à la maturité des acteurs politiques, pour présenter des exigences réalistes et raisonnables, tenir un discours « civilisé », au sens de civilité (politikus), en vue de l’instauration d’une démocratie apaisée. Ce n’est pas un euphémisme pour inviter à accepter n’importe quoi, mais pour garder à l’esprit l’essentiel : la paix et la cohésion sociale. La démocratie n’est pas une « guerre civile ». Elle est un mécanisme de régulation sociale qui devrait nous conduire à la paix, en écartant les conflits qui peuvent surgir dans une société, grâce à une compétition libre et ouverte, des idéaux et des projets. Curieusement, c’est en son nom, que nous nous entretuons encore en Afrique. Certes, le témoignage de l’histoire démontre, qu’elle s’acquiert souvent dans le sang, car elle n’est jamais donnée. Elle s’arrache. Cependant, n’oublions pas que nous bénéficions d’un raccourci de l’histoire, par l’effet de la mondialisation, de la démocratisation de l’information et de la connaissance, qui fait que nous jouissons d’emblée de l’expérience de ceux qui nous ont devancé dans cette voie (enseignements et recul temporel), sans que nous ayons le besoin de répéter à notre tour, leur expérience pour y parvenir. La compétition électorale, en dépit du fait qu’il soit un moment fort de la vie politique, par ses enjeux de pouvoir et de privilèges, ne doit pas être un affrontement entrainant fracture et belligérance dans une société « évoluée », au sens de moderne, mais une confrontation pacifique des projets et des programmes. Un candidat réduit à la critique, sans proposition concrète, sans projet précis, n’en est pas un. C’est un opportuniste et un démagogue, pour dire le moins. La critique et la revendication, relèvent de la facilité et au mieux du syndicalisme, et non de la politique, dans une perception de la mise en œuvre d’une action structurelle et fonctionnelle, visant l’équilibre social d’une société, et son développement. Cette approche doit être prépondérante et constante chez chaque candidat déclaré. C’est l’un des volets du pacte social et politique de la nouvelle Côte d’Ivoire à construire. Tant qu’un individu, un groupement politique, ne s’inscrit pas dans cette approche, par sa vision, son discours et son action, il ne fait pas de la politique pour servir la Côte d’Ivoire. Il défend et protège un clan, des intérêts personnels ou partisans, en rupture avec l’intérêt général, en contradiction avec l’essence même de la politique.
2 – Entre mémoire et réconciliation
La division et la violence, ont dévasté la Côte d’Ivoire, plutôt que de la développer. Il nous est donné de constater aussi, qu’elles n’ont solutionné aucun des problèmes qui se posaient à elle, de même qu’elles n’ont apporté aucun mieux être aux populations. Bien au contraire. Sur la base de ce constat, il est une évidence: nous ne pouvons pas persister dans cette voie. Comment en sortir, si nous voulons d’abord, instruire le procès de l’histoire ? Existe-t-il une solution qui puisse réellement intégrer pleinement la profondeur historique de la crise et toute sa complexité, pour permettre de dégager un horizon, à partir duquel il est possible de construire une nouvelle Côte d’Ivoire ? Les causes systémiques de la crise ont construit un monde manichéen, dans lequel, se sont substitué aux nobles combats d’hier, entre logiques de gestion du développement et opposition de projets de société, des identités exclusivistes, qui se veulent réductrices, en niant l’esprit et la finalité des premières luttes. Ces nouvelles identités partisanes et idéologiques, peuvent apparaître vertueuses au regard de la fidélité à une appartenance, à une mémoire, et à un homme, alors qu’elles sont en réalité appauvrissantes, dans le contexte d’une sortie de crise, car elles peuvent engendrer à nouveau, des rejets, des conflits passionnels, des replis ethniques et culturels, qui sont autant d’attitudes et de facteurs, qui contredisent l’aspiration à la cohésion sociale et à la paix, de l’immense majorité du corps social.
D’une manière schématique, la Côte d’Ivoire se divise de plus en plus, entre d’une part le camp des « va-t-en-guerre » nourri par un discours du chaos, soutenu par les forces de l’immobilisme et les partisans d’une opposition frontale, et d’autre part, le camp du développement et de la cohésion sociale, nourri par un discours de progrès, que soutient les classes laborieuses et les partisans de la paix. Très curieusement, par un paradoxe de l’histoire, les positions occupées par les uns et les autres, dans cette nouvelle configuration, ne recoupent pas les places traditionnelles qui étaient les siennes. Pourquoi cette contradiction? Parce que cette situation s’exprime à travers un discours trompeur, qui traduit en réalité, un antagonisme primaire cristallisé de manière obsessionnelle, autour de figures politiques de proue, d’ambitions personnelles, d’enjeu de pouvoir, qui se juxtaposent avec des logiques alimentées par des envies de règlement de comptes et de renversement de situation. Le maquillage de cette incohérence, est organisé par des alliances opportunistes, des médias et leurs relais sociaux, mais la réalité est celle décrite plus haut. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer d’une part, la récurrence de certaines thématiques, l’évolution sémantique du discours, qui réinvesti à des variantes près, la rhétorique du catalogue de la crise, tandis que d’autre part, on peut remarquer que certains acteurs passent d’un groupement politique à un autre, suivant leurs intérêts personnels, et selon que cela corresponde à leur propre agenda stratégique : conquête du pouvoir par un élargissement potentiel de la base électorale, pour les uns, refus d’entrer dans la République en l’état, pour les autres, avec la menace de phagocyter le processus, à défaut de le décrédibiliser. Cette mobilité et ce croisement d’intérêts divergents en sont l’attestation, alors, que le changement devrait viser une amélioration des performances socio-économiques actuelles, et la promotion de certaines valeurs. Une telle vision ou une telle ambition, semble être pour le moment, cruellement absentes de cet espace politique. Dès lors, ceci est suffisant, pour que l’appel à un changement puisse s’effectuer, par affection ou aversion (extrême politisation de l’enjeu et bipolarisation de l’électorat), c‘est selon, en ignorant les critères objectifs, sur lesquels devraient se fonder la décision du choix électoral dans une démocratie apaisée (Évaluation objective et critique du bilan des réalisations, pertinence des programmes d’action proposés, logique et faisabilité des projets de société, forces et faiblesses des instruments de l’émergence, etc. …).
Or, la vérité historique sur les ressorts de la crise, procède le plus souvent d’une mémoire sélective, et d’une lecture partisane de cette douloureuse expérience, suivant notre appartenance, notre vécu, et notre culture politique. Hampaté Bah disait que la vérité, n’est pas ma vérité, elle n’est pas non plus ta vérité, elle se situe entre la mienne et la tienne. C’est un juste milieu. Elle est nourrie par la multiplicité des identités, la pluralité des aspects et des dimensions qui la composent, car aucun camp n’est totalement exempt de reproches, et aucun camp n’a été épargné. Tous les ivoiriens en ont souffert, directement ou indirectement, à des degrés divers et variables. La réalité est celle-là. La responsabilité est collective, et cette vérité ne s’écrit pas en noir et blanc. Pourtant, j’observe, que la véritable menace pour le futur de la Côte d’Ivoire, tant au plan du développement que de la démocratie, est la qualité de la relève générationnelle du personnel politique, car notre école a été malade pendant plus d’une décennie, et que durant ce temps, notre jeunesse a développé la médiocrité et la violence. C’est toute une génération qui est questionnée. On peut déjà observé, en prémices, comment est célébré partout la médiocrité, et comment est rependue la violence dans notre jeunesse. Dans cette fin de cycle, des héritiers du Président Houphouet-Boigny, la Côte d’Ivoire est encore portée à bout de bras, par les cadres de la génération précédente, et par des cadres formés à l’extérieur. Serait-ce le nouveau clivage qui s’annonce ?
Pour en sortir, il faut se libérer de l’enferment idéologique, surpasser le traumatisme émotionnel suscité par la crise post-électorale de 2010, et se défaire d’une conception patrimoniale de la nation. Il n’y a qu’à observer comment l’on se dispute les héritages ici et là, et comment l’on revendique des positions monopolistiques, tant de la pensée que des « social assets ». Il en va de même du partage du pouvoir, parfois, à l’intérieur d’une même famille politique, qu’on assimile abusivement à de la division. Il nous faut accéder à une vision plus ouverte de ce qu’est l’intérêt général et de ce qu’est notre concitoyen, avoir une meilleure écoute des aspirations profondes du peuple , accepter des valeurs de partage sur les fondamentaux d’une communauté nationale et d’une République démocratique. La nécessité de construire la cohésion sociale, est un impératif qui s’impose à tous, pour un retour durable à la paix, et se pose aussi, comme un préalable pour redresser le pays et construire son développement. Cette exigence nous invite à ne négliger aucune condition de la paix et à garder constamment à l’esprit l’ordre et la priorité des finalités de l’action politique : servir l’épanouissement et le bien–être du peuple. C’est particulièrement auprès de la jeunesse, ces citoyens en devenir, qu’il faut déconstruire certaines attitudes, parce qu’elle incarne l’avenir, mais aussi l’ électorat le plus significatif (structure démographique), afin de permettre l’émergence de cette nouvelle culture politique, pour l’avènement d’une Côte d’Ivoire de progrès, pacifiée, unie et réconciliée avec elle-même. C’est dans celle-là qu’elle peut avoir un avenir.
Troisième conclusion : Pour se réconcilier, il faut en avoir la volonté. Dans cet exercice, l’effort de dépassement de soi doit être réciproque, bien que l’initiative appartienne au pouvoir, en tant que garant de l’unité nationale. Il n’existe aucune formule magique, aucun standard pour la réconciliation, en dehors de la détermination à la réaliser. Ensuite, viennent l’œuvre du temps pour cicatriser les blessures, l’humilité et la noblesse du pardon pour apaiser les coeurs, les réparations pour autant qu’elles peuvent soulager les meurtrissures subies, l’installation de conditions de confiance, et une justice équitable. En revanche, on ne peut pas tout effacer, reprendre les mêmes, et recommencer, comme si de rien n’était. Pour se prémunir de la répétition d’une nouvelle crise dans le futur, certains garde-fous sont nécessaires : dissuasion (impunité), amélioration de l’encadrement juridique et institutionnel de l’activité politique (élimination des dispositions « confligènes » dans le droit, indépendance des institutions, répression des dérives, impartialité de la justice), tout comme il est nécessaire de susciter certains facteurs favorisants (vérité et pardon).
3 – Entre exigences de développement et de démocratie :
C’est un lieu commun que d’affirmer que la démocratie ne saurait oblitérer le primat de la paix sociale et politique, indispensable à la vie des peuples, car le plein épanouissement de ceux-ci, repose autant sur l’économie que sur l’absence de conflits, que les libertés démocratiques, le droit, et l’éducation viennent renforcer. Sans la paix, on ne peut construire ni démocratie, ni développement, et sans développement, il ne peut avoir, ni indépendance, ni souveraineté. La complexité évolutive de cette triple exigence, pose des problématiques fondamentales, car elle implique des étapes, des échelles de priorités, et une articulation harmonieuse de ces différentes dimensions. Des tensions apparaissent inévitablement, dès lors que l’on tente de les dissocier, ou que leur articulation est déséquilibrée. Aussi, l’effet anesthésiant de l’expansion de l’activité et de la reprise économique, malgré des progrès significatifs, visibles et constants, s’estompe de plus en plus, car un nombre sans cesse croissant de personnes se rendent compte, que l’adhésion à la vision de l’émergence, ne saurait ignorer certaines dimensions, qui ne sont pas suffisamment intégrées dans le modèle (élargissement de la participation à la gestion des affaires, persistance de la corruption et de la distraction des deniers publics, importance de l’économie mafieuse et du racket, notamment dans les transports, relèvement quantitatif et qualitatif de l’école, professionnalisation et réforme de l’appareil de sécurité, meilleure représentativité de l’expression plurielle de la société dans les structures de décisions, règlement du foncier rural, etc. …). L’impératif de la paix, de la cohésion sociale, et de la stabilité politique, est également questionné, au regard des libertés démocratiques, de l’état de droit, et de l’accaparement de l’appareil d’État par un groupe politique, ethnique et clanique, du reste, assumée de manière décomplexée.
En revanche, l’exigence d’une redistribution immédiate des fruits de la croissance, malgré « une politique sociale des plus hardies », au détriment d’un investissement à long terme, est non seulement suicidaire, en ce sens qu’elle constitue une forme de renoncement en l’avenir, mais foncièrement démagogique. À l’opposé, l’absence d’investissements massifs dans les secteurs de la recherche, de la formation de pointe, et de l’école en général, au profit d’une vision économique à court terme (production, infrastructures lourdes, développement humain) constitue également un renoncement en l’avenir. Un effort gigantesque doit être accompli dans ces secteurs, car ce sont eux, qui devront relever le défi de l’émergence, pour promouvoir un développement endogène basé sur la transformation et l’innovation, et assurer la relève qualitative des ressources humaines, nécessaire à la réalisation de la phase de l’industrialisation. Il faut pour ce secteur à la fois, une loi de programmation sur 5 à 10 ans, et un plan pluriannuel d’action élaboré par les acteurs de ces secteurs (chercheurs, enseignants, étudiants, pouvoirs publics) en y associant les personnes concernées à travers les associations des parents d’élèves et les organisations patronales (employabilité). Cela permettra de stabiliser ces secteurs stratégiques. Enfin, il conviendra d’instituer un « numérus clausus » dans certaines professions libérales (avocats, médecins, huissiers, pharmaciens, géomètres, notaires, établissements privés d’enseignement et de santé) pour permettre le transfert de ces compétences, vers l’intérieur du pays, et organiser une meilleure répartition géographique de celles-ci, sur le territoire national. Ce redéploiement territorial des compétences, non seulement accéléra le développement des régions bénéficiaires (accès aux prestations administratives et socio-économiques, de base) mais libérera des niches d’emplois. Dans le court et moyen terme, les routes, les ponts, l’électricité, l’eau, la santé, les transports, la modernisation de l’administration, l’amélioration de l’appareil de production (extension et productivité), sont indispensables à l’accélération de l’activité, à l’augmentation de la richesse, et à l’amélioration du bien-être des populations. C’est un préalable incontournable au développement. Pouvons nous dégager à ce stade des prérequis de ce développement, des excédents ou des marges d’autofinancement, pouvant être consacrés aux investissement à long terme, ci-dessus évoqués et nous éviter concomitamment un surendettement ?
Les revendications sociales doivent, non seulement, être conscientes de ces enjeux (satisfaction des besoins immédiats et nécessité de ne pas compromettre l’avenir), mais aussi, savoir que l’État ne dispose pas de ressources illimitées (prééminence de la création de richesses sur la redistribution, risques de surendettement), et que plusieurs besoins et sollicitations concurrents existent, pour lesquels une hiérarchisation s’impose (adéquation des moyens, choix stratégiques). Les besoins et les retards accusés ici et là, ne peuvent être satisfaits ou comblés que graduellement (durée et progressivité). Ce n’est pas une question de volonté ou de légitimité, mais de moyens. On ne peut pas raisonnablement vouloir tout en même temps, et tout de suite. Une telle exigence est dangereuse, qu’elle soit sincère ou stratégique (déstabilisation politique et perturbation du processus), en ce sens qu’elle fait obstacle au développement véritable (croissance économique et transformation structurelle des conditions de vie) et réduit considérablement les marges d’action du Gouvernement. En un mot une trop grande pression sociale, tue l’investissement qui tire la croissance, lorsqu’elle est démesurée et intempestive. Dans nos cultures africaines, pour obtenir quelque chose, il convient d’avoir foi, et de faire des sacrifices. D’où nous vient-il l’idée, que nous puissions obtenir le progrès, sans foi, sans abnégation, sans sacrifices, alors que nous observons au quotidien, dans tous les domaines de la vie, que la réussite est le fruit d’un effort sur soi ? Ne nous y trompons pas, le niveau atteint dans le développement par les pays du Nord et de l’Ouest tant convoités, est le fruit d’une construction et d’un effort multiséculaire. Il est inscrit dans la durée. Par ailleurs, les grèves qui s’y produisent, d’une part, ne sont jamais destructrices de la vie, du tissu social et des acquis, d’autre part, leurs coûts peuvent être supportées par leurs économies, alors que les nôtres sont très insuffisantes et fragiles. En Allemagne les syndicats acceptent des réductions de salaire, pour sauvegarder des emplois et des pans de son industrie. C’est un bel exemple de la prise en compte de l’intérêt général, et un acte patriotique. Aussi, je propose en adéquation avec notre situation de sous-développement, la limitation du droit de grève dans les services publics en Côte d’Ivoire (éducation, santé, sécurité, etc. ….)
Nous avons déjà dit, que la qualité du dialogue social indique le degré de maturité et de responsabilité atteint par une société. À défaut, le pouvoir a t-il raison de craindre le désordre, la paralysie, et l’anarchie, en les combattant avec fermeté ? Comment participer à la fois, à « l’encrage de la démocratie et à l’essor du développement » dans un même mouvement ? Les deux objectifs sont-ils réellement antinomiques ? Doit-on laisser des troubles se produire, quand bien même, ils seraient manifestement illicites (inobservation de la déclaration préalable de grève, violation des décisions de justice, absence d’autorisation des meetings, destruction des biens publics et privés, entrave à la liberté de travail, violence et meurtres lors des manifestations) au nom de la liberté d’expression ? Ceux qui souhaitent et manœuvrent pour écarter ADO du pouvoir, doivent-ils compter sur lui, pour les y aider ? Ceux qui sont dans une logique de diabolisation, servi par un discours de déclin, sont-ils en phase avec la réalité ? Le pouvoir doit-il pour autant museler la contestation, interdire les meetings et les manifestations, asphyxier l’opposition (incarcération de ses leaders), étouffer les voix divergentes, se montrer imperméable à la critique, rester sourd aux suggestions et observations de l’opposition, au nom des impératifs de l’ordre, de la stabilité, et du développement ? Lorsqu’on se prévaut de l’autorité de la Loi, ne vaudrait-il pas mieux commencer par l’observer et se l’appliquer à soi-même ?
L’une des forces du système politique du Président Houphouet-Boigny, résidait dans sa capacité de récupération, et l’une des vertus de son opposition, a été d’inscrire son action dans la République, lorsqu’elle a pu s’exprimer. Ce sont bien souvent, les systèmes qui entourent les Chefs d’État en Afrique, quels qu’ils soient (Houphouët, Bédié, Guéï, Gbagbo, ADO), qui sont en cause, car chaque pièce du système, non seulement abuse de sa parcelle de pouvoir, mais pose des actes, traduisant suivant son propre entendement, ce qu’il pense être la ligne à suivre, et la volonté du pouvoir en pareilles circonstances. Les motivations des personnes du système, sont diverses (peur, autocensure, suivisme, opportunisme, carriérisme, reconnaissance, intérêts personnels, ambitions professionnelles, égoïsme, tribalisme, profit facile et rapide, etc. …). C’est donc, foncièrement une question de culture politique à la base, en ce qu’elle constitue un ensemble de valeurs et de normes sociales qui orientent leurs attitudes et structurent leurs rapports à la gestion du pouvoir et la conduite des affaires. Sédiments de l’histoire ? Fondements culturels ? On ne fait pas la politique en Côte d’Ivoire, de la même manière qu’on la pratique en Europe, aux USA, en Chine, ou en Russie. Notre mode d’être, de pensée, d’agir, de commander, de servir en politique, est en Côte d’Ivoire, une continuité qui puise ses racines dans les habitudes du parti unique, de la pensée unique, d’une nation en construction marquée par des luttes ayant entraîné la division, la violence et de profondes blessures. Une conception d’un pouvoir sans partage, qui ne peut ni être questionné, ni critiqué. Pire, la passion partisane, les réflexes ethniques, et les ambitions personnelles ont étouffé l’esprit critique, à un point tel, que les esprits libres et indépendants, sont devenus des denrées rares, dans une société politisée à outrance, où la relativité et l’objectivité ont disparus des jugements critiques, et où « si tu n’es pas avec moi, cela veut dire que tu es contre moi ». Il n’y a jamais eu de rupture radicale dans cette conception et cette pratique politique, si bien qu’elle a engendré l’impunité, la mauvaise foi, une conception patrimoniale et clanique du pouvoir. C’est ce lien culturel et historique avec le concept d’une République démocratique qui est questionné.
Dans ce contexte, il nous revient de faire évoluer notre manière de percevoir nos concitoyens, de concevoir nos rapports à la chose publique, à l’intérêt général, à la politique. Il nous faut certes, renforcer nos institutions (efficacité, compétence, prépondérance, autorité et indépendance) pour bâtir les piliers de la République, mais de ce qui précède, il convient de prime abord, de restructurer les mentalités et d’enraciner une culture politique assise sur la discipline républicaine (instruction publique, formation citoyenne, culture civique, éducation morale, acceptation de la différence, comme source d’enrichissement mutuel, respect de l’Ordre Public et des Institutions, respect de la vie humaine et du bien public, conscience et intégrité professionnelle, contribution à l’effort national comme moyen d’intégration à la République). Ce tournant marquerait un déplacement significatif de notre histoire politique vers une culture politique républicaine et démocratique. Ensuite, il conviendrait de construire l’état de droit. Pour ce faire, personne ne devrait être au-dessus de la Loi fusse-t-il un politique (majorité ou opposition), et aucun citoyen ne saurait tirer des droits ou des avantages d’une situation illégale, d’une position sociale ou économique, d’une responsabilité administrative, politique ou professionnelle. Enfin, le contrôle de l’action gouvernementale devrait être effectif, à travers des self-controls, des procédures d’encadrement de l’activité, des contrôles internes de l’Administration, et l’action parlementaire.
Quatrième conclusion : L’opposition doit pouvoir se faire entendre à l’intérieur de ce cadre légal. C’est à l’intérieur de celui-ci qu’on pèse sur les prises de décision, et qu’on peut le mieux influencer les orientations de l’action gouvernementale. On ne peut pas se prévaloir d’un statut particulier ou revendiquer des droits en dehors de ce cadre. Les institutions parallèles, n’ont aucun sens dans une République, digne de ce nom. Elle doit entrer dans la République, en participant aux élections, tout comme elle doit accepter de mettre ses compétences au service de la nation. Y participer n’est pas une compromission, chacun gardant sa liberté, ses convictions, pour poursuivre ses objectifs (conquête du pouvoir et mise en œuvre de son projet politique de société). On ne sert pas un État avec ses convictions, mais avec ses compétences. On me rétorquera, pourquoi y faire, si notre action doit être contraire à nos convictions et notre combat ? Parce que d’une part, l’État n’appartient pas à un parti ou à un clan, c’est un bien collectif indivis, et que d’autre part, on ne sert pas un pouvoir, mais l’intérêt général et la nation. Les militants de base des différents partis l’ont bien compris, et s’y retrouvent sans différenciation et sans état d’âme. Dès lors, les politiques pourraient à leur tour le faire, s’ils savent faire la distinction, entre leurs responsabilités politiques et professionnelles, à moins qu’ils recherchent des privilèges et obéissent à des intérêts personnels et partisans. La politique doit cesser d’être une profession, et on n’a pas besoin d’être à un haut poste de responsabilité, pour servir la nation, car l’opposition y est exclue de fait, au nom de la cohésion de l’action gouvernementale. À l’origine chacun possède un métier, et rien ne l’empêche de l’exercer, certains le font, plutôt que de réclamer des moyens d’État et des postes. Servir la nation, est une obligation, pour tout citoyen. Je note au passage, que c’est en étant à l’intérieur de l’appareil d’état, en maîtrisant ses rouages, qu’une opposition peut démontrer avec plus de crédibilité, sa capacité à gouverner avec compétence dans la stabilité. C’est en toute connaissance de choses (maîtrise des éléments des dossiers et de la réalité du terrain) qu’elle développe son aptitude à produire une critique informée, approfondie, réaliste et constructive. La politique doit cesser d’être un reflexe ethnique, de l’idolâtrie (culte de la personnalité, personnalisation des partis et des échanges) et un lieu d’affrontement.
Le pouvoir actuel n’est pas exempt de reproches, quant à l’état de droit et les avancées démocratiques. En le disant, je ne fais pas allusion au jeu politique et à ce qui se passe à l’intérieur des partis. La Côte d’Ivoire n’est pas la République des partis, et la force d’un parti se mesure à sa capacité à maintenir en son sein la cohésion, et à conserver son audience et ses assises sociales, parce qu’il est en phase avec l’évolution de la réalité et son électorat, qui reste volatile et mobile, contrairement à la conception patrimoniale que l’on peut s’en faire. Tant que la Loi et l’action gouvernementale n’interdisent pas l’expression pluraliste et libre des partis, on ne saurait parler de dictature, au sens institutionnel du terme. En revanche, si la dictature « c’est ferme ta gueule » elle peut être également, de manière plus élégante et subtile, « cause toujours ». La dictature est une méthode, et la démocratie un comportement. Or, nous savons que notre Président de la République, est d’origine un technicien, donc un homme concret et pragmatique, qui par déformation professionnelle, a horreur « des théories intellectuelles » et du « bavardage politique ». Aussi, il conviendrait qu’il améliore sa qualité d’écoute, et qu’il accorde, encore et encore, d’avantage de place au dialogue politique au regard de notre contexte de sortie de crise. Le pays entier y gagnerait. Tous les acteurs politiques ont le devoir d’aider la Côte d’Ivoire à passer du multipartisme à une démocratie apaisée et effective. Or, c’est là, que le mouvement est en panne, car nous sommes dans une démocratie retenue. Trop de choses sont encore retenues (liberté d’accès aux médias d’État, liberté de manifester et de s’exprimer dans un cadre légal et sécurisé, libéralisation du paysage audio-visuel, libéralisation de l’économie, etc. ….)
Faut-il y aller progressivement et de manière maîtrisée ? Une accélération brutale et incontrôlée du mouvement, peut s’avérer explosive. L’expérience de Gorbatchev est encore présente dans les esprits, et Cuba l’a bien compris, car la précipitation et le laisser-aller ne sont pas les voies les mieux indiquées pour y parvenir. Elles tuent la démocratie. C’est pour cette raison, que la liberté est fortement encadrée dans les grandes démocraties. En revanche, non seulement une opposition forte, est nécessaire à la démocratie et à la bonne gouvernance, mais son absence constituerait une régression qui nous ramènerait à la pensée unique, et capitaliserait les frustrations qui serviraient de terreau à de futures révoltes. Il est donc, toujours préférable qu’elle s’exprime, et que le pouvoir puisse disposer d’interlocuteurs représentatifs du mouvement social et de l’opinion publique. C’est à ce moment que le débat s’installe, que le pacte social et politique est rediscuté, que les projets de société se confrontent, que la démagogie est dénoncée, et que la contradiction peut être apportée à la déformation des faits et de la réalité, pour l’édification du peuple, afin d’éclairer les esprits sur les enjeux de société et sur l’avenir. Cela participe de l’instauration d’une culture politique saine. Aussi, il est urgent d’ouvrir un espace public (social et médiatique) où ce débat puisse prendre place. À cette fin, je suggère comme règles du jeu, l’adoption de 2 lois : la première visant à sanctionner l’escroquerie à l’information sur les médias (faits fabriqués de toutes pièces, en sachant pertinemment qu’ils sont faux, en vue de procurer un avantage à un camp politique, ou de nuire à une personne ou un camp. Ce n’est plus de l’information, mais une méthode politique déloyale et malsaine ; deuxièmement, au regard des enseignements de la crise, pénaliser l’incitation à la division et à la violence dans les meetings publics.
Conclusion Générale : Ne nous y trompons pas, que cela soit de la part de l’opposition ou du gouvernement actuels, cette exigence et cette dénonciation, ont toujours existé, selon la place du moment qu’on occupe, que l’on soit au pouvoir ou dans l’opposition. C’est la preuve que les faiblesses pointées dans notre propos, ne sont pas attachées à un pouvoir en particulier, mais à une culture politique et une conception de l’exercice du pouvoir, dont la constance des comportements peut être observée sur une longue durée. Ce sont elles, avec la pratique et les habitudes qui en découlent, qu’il faut changer de fond en comble, par une formation citoyenne, civique et politique. Les crises à fortes connotations personnelles, sociales et ethniques qui ont émaillé notre histoire le démontrent aussi. La dimension authentiquement politique y était absente.
La réconciliation piétine parce que la mémoire prime encore sur l’actualité, de sorte que ce déplacement du regard ou du curseur, ne permet pas d’orienter facilement sa dynamique vers l’avenir. Celle-ci se construit en miroir du passé et par comparaison des régimes, des personnes, et des périodes. L’argument mémoriel, ne doit pas oblitérer pour autant, les modalités spécifiques de la construction d’une culture politique authentique. C’est en opérant une nette coupure, entre le futur et le passé, entre d’une part, la restitution de notre récit politique et son héritage, et d’autre part, l’espace républicain à construire, que nous pourrons donner un sens au présent : l’actualité, avec une représentation structurée, fondée sur une vision d’une Cote d’Ivoire unie et prospère, réconciliée avec elle-même et ses valeurs ancestrales, où la primauté de l’intérêt général, régit la communauté villageoise traditionnelle et la nation.
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