Ultime hommage à Nelson Mandela enterré dans le carré familial

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Le cercueil de Nelson Mandela emporté vers le carré familial

Le cercueil de Nelson Mandela a été emporté dimanche midi vers le carré familial de Qunu (sud) où il doit être mis en terre selon les rites xhosas.

Le cercueil, porté par des militaires haut gradés, a quitté le chapiteau blanc érigé sur la propriété du grand homme, à l’issue de la dernière cérémonie officielle d’adieu. Il sera suivi par 450 invités, triés sur le volet.

«Tu resteras la lumière qui nous guidera», avait lancé le président sud-africain Jacob Zuma lors du dernier hommage à Qunu, où l’émotion a pris le dessus sur la solennité due à ce héros mondial.

Après dix jours de deuil national et une série d’hommages en Afrique du Sud et dans le monde, une dernière cérémonie officielle s’est tenue dans ce petit village rural du sud-est du pays, où il doit être inhumé en milieu de journée dans l’intimité familiale.

Le président Jacob Zuma s’est adressé directement au défunt, «un homme si grand et cependant si humble», dont «l’élégance, le rire, l’amour et le leadership» manqueront à tous. «L’Afrique du Sud va continuer à grandir, parce que nous ne pouvons pas te décevoir», a-t-il lancé.

«Ton long chemin vers la liberté s’est achevé (…) Mais notre propre voyage continue (…) Tu resteras la lumière qui nous guidera sur le long chemin pour construire l’Afrique du Sud de tes rêves».

Coups de canon, escorte militaire, hymnes religieux, chœurs d’enfants, 95 cierges (autant que le nombre d’années de sa vie): toute la pompe due à un homme d’Etat de sa stature avait été déployée pour ces funérailles, en présence de 4.500 invités.

Mais son vieil ami et camarade de lutte Ahmed Kathrada n’a pas tardé à faire jaillir la personnalité unique du héros de la lutte anti-apartheid, un géant chaleureux et accessible, évoquant «son amour, sa simplicité, son humilité, son courage…» «J’avais vu à l’hôpital un homme impuissant et réduit à l’ombre de lui-même et l’inévitable s’est produit», a-t-il noté d’une voix chevrotante. «Ma vie est face à un vide et je ne sais plus vers qui me tourner.»

L’une des petites-filles du défunt, Nandi Mandela, a détendu l’atmosphère en revenant sur les qualités de conteur de son «tatamkhulu» (grand-père). «Il préférait les histoires qui lui permettaient de se moquer de lui-même», a-t-elle rappelé, mais il était «aussi un grand-père strict, attaché à la discipline, qui nous préparait à la vie.»

«Tu vas nous manquer Tatamkhulu. Ta voix sévère quand tu n’étais pas content de nous va nous manquer. Ton rire va nous manquer…»

Même les dirigeants africains appelés au pupitre sont sortis des hommages convenus, la présidente du Malawi Joyce Banda évoquant notamment la manière dont «tout le monde tombait amoureux de Mandela», sous les applaudissements de l’assemblée.

L’esprit des ancêtres

Quelques personnalités étrangères, le prince Charles, les anciens Premiers ministres français Lionel Jospin et Alain Juppé, ou l’entrepreneur britannique Richard Branson, s’étaient glissés dans l’assemblée, où les Sud-Africains dominaient nettement.

Après cet ultime hommage, les caméras devaient s’éteindre. La famille de Nelson Mandela a souhaité le mettre en terre à l’écart des médias. Privée de son patriarche pendant ses 27 ans de prison, obligée de le partager ensuite avec la nation puis le monde entier, elle souhaitait se le réapproprier pour un dernier adieu.

La mise en terre sera dirigée par des chefs du clan Thembu, une branche de l’ethnie xhosa. Un bœuf devait être sacrifié pour contenter les esprits des ancêtres et s’assurer qu’ils réservent un bon accueil au père de la Nation arc-en-ciel.

Ce sont des anciens du clan, également, qui ont veillé le corps dans la nuit. Ce sont eux aussi qui devaient communiquer avec les ancêtres lors des rituels depuis samedi, afin d’apaiser l’esprit du défunt. Dès l’aube aux portes de la propriété de Mandela, dont tous les accès routiers sont coupés depuis plusieurs jours, des résidents de Qunu s’étaient rassemblés, espérant pouvoir se glisser à l’intérieur.

Le sourire aux lèvres

«Je suis là depuis hier soir, j’ai dormi à l’arrière d’un pick-up», déclarait Nomvula Luphondo, un enseignant de 44 ans. «Peut-être qu’ils vont me laisser entrer ? Ce serait bien de pouvoir lui dire au revoir».

D’autres se résignaient à rester à l’écart. «Si la famille le ressent comme cela, qui sommes nous pour dire quelque chose ? C’est leur corps, leur Mandela, à eux de décider. Qu’il ait été chef de l’Etat ou pas», estimait Gugulethu Gxumisa, 19 ans.

Son enterrement met un point final à dix jours de deuil et d’hommages à celui qui a réussi le «miracle sud-africain»: la fin de l’apartheid sans plonger son pays dans la guerre civile. Son crédit, déjà énorme auprès de la population noire qu’il a libérée, avait encore grandi lors de sa présidence (1994-1999) placée sous le signe du pardon envers la minorité blanche.

L’amour de son pays s’est manifesté de mercredi à vendredi quand 100.000 personnes sont venues s’incliner sur sa dépouille exposée dans un cercueil semi-ouvert au siège de la présidence, à Pretoria.

Souvent effondrés, les Sud-Africains avaient pu jeter un dernier regard sur le visage de leur icône, les traits figés pour l’éternité. Et peut-être auraient-ils souhaité déceler un mouvement à la commissure des lèvres…

«Je ne doute pas un seul instant que lorsque j’entrerai dans l’éternité, j’aurai le sourire aux lèvres», avait écrit Mandela en 1997.

AFP

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Graca Machel (G) derrière le cercueil de Mandela lors de ses funérailles le 15 décembre 2013 à Qunu (Photo Odd Andersen. AFP)

Nelson Mandela, les chemins inattendus

Jeudi 5 décembre 2013. Nelson Mandela est mort. L’homme est devenu une icône, un symbole unanimement célébré à travers le monde. Et pourtant… Qui se souvient des décennies où la France, de Charles de Gaulle à Valéry Giscard d’Estaing, coopérait avec le régime de l’apartheid ? Qui rappelle qu’Amnesty International ne l’avait pas adopté comme prisonnier de conscience parce qu’il ne rejetait pas la violence ? Et qu’il fut un « terroriste », dénoncé comme tel par le président Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, parce qu’il savait que la violence faisait partie des armes des opprimés pour renverser l’oppresseur.

Son nom scandé sur les cinq continents est synonyme de résistance, de libération, d’universalité. Lutteur entêté autant que malicieux, Nelson Mandela a fêté ses 95 ans. L’idée même que l’on se prosterne au pied de sa statue l’a toujours exaspéré : mieux vaut aller de l’avant et poursuivre la tâche immense de l’émancipation.

Par Achille Mbembe, août 2013

Une fois Nelson Mandela éteint, l’on sera en droit de déclarer la fin du XXe siècle. L’homme qui, aujourd’hui, se trouve au crépuscule de sa vie en aura été l’une des figures emblématiques. Exception faite de Fidel Castro, il est peut-être le dernier d’une lignée de grands hommes vouée à l’extinction, tant notre époque est pressée d’en finir une fois pour toutes avec les mythes.

Plus que le saint qu’il affirme volontiers ne jamais avoir été, Mandela aura en effet été un mythe vivant, avant, pendant et après sa longue incarcération. En lui, l’Afrique du Sud, cet accident géographique qui peine à se faire concept, aura trouvé son Idée. Et si elle n’est guère pressée de s’en séparer, c’est bel et bien parce que le mythe de la société sans mythes n’est pas sans danger pour sa nouvelle existence en tant que communauté de vie au lendemain de l’apartheid.

Mais s’il faut bel et bien accorder à Mandela le refus de sainteté qu’il ne cessait de proclamer, parfois non sans malice, force est de reconnaître par ailleurs qu’il fut loin de n’être qu’un homme banal. L’apartheid, n’ayant guère été une forme ordinaire de la domination coloniale ou de l’oppression raciale, suscita en retour l’apparition d’une classe de femmes et d’hommes peu ordinaires, sans peur, qui, au prix de sacrifices inouïs, en précipitèrent l’abolition. Si, de tous, Mandela devint le nom, c’est parce que, à chaque carrefour de sa vie, il sut emprunter, parfois sous la pression des circonstances et souvent volontairement, des chemins inattendus.

Au fond, sa vie se résume en quelques mots : un homme constamment aux aguets, sentinelle sur le départ, et dont les retours, tout aussi inattendus que miraculeux, n’auront que davantage encore contribué à sa mythologisation.

Au fondement du mythe ne se trouvent pas seulement le désir de sacré et la soif du secret. Il fleurit d’abord au voisinage de la mort, cette forme première du départ et de l’arrachement. Très tôt, Mandela en fit l’expérience, lorsque son père, Mphakanyiswa Gadla Mandela, expira presque sous ses yeux, la pipe aux lèvres, au milieu d’une toux irrépressible que même le tabac dont il était si friand ne parvint guère à adoucir. C’est alors que ce départ premier en précipita un autre. Accompagné de sa mère, le jeune Mandela quitta Qunu, le lieu de son enfance et des débuts de son adolescence, qu’il décrit avec une infinie tendresse dans son autobiographie. Il reviendra s’y établir au terme de ses longues années d’incarcération, après y avoir construit une maison, réplique en tous points de la dernière prison où il fut enfermé peu avant sa libération.

Refusant de se conformer aux usages, il partira une deuxième fois au sortir de l’adolescence. Prince fuyard, il tournera le dos à une carrière auprès du chef des Thembus, son clan d’origine. Il s’en ira à Johannesburg, ville minière alors en pleine expansion et haut lieu des contradictions sociales, culturelles et politiques engendrées par cet assemblage baroque de capitalisme et de racisme qui prendra en 1948 la forme et le nom d’apartheid. Appelé à devenir chef dans l’ordre de la coutume, Mandela se convertira au nationalisme comme d’autres à une religion, et la ville des mines d’or deviendra le théâtre principal de sa rencontre avec son destin.

Commence alors un très long et douloureux chemin de croix, fait de privations, d’arrestations à répétition, de harcèlements intempestifs, de multiples comparutions devant les tribunaux, de séjours réguliers dans les geôles avec leur chapelet de tortures et leurs rituels d’humiliations, de moments plus ou moins prolongés de vie clandestine, d’inversion des mondes diurne et nocturne, de déguisements plus ou moins spontanés, d’une vie familiale disloquée, de demeures désertées — l’homme en lutte, traqué, le fugitif constamment sur le départ, que seule guide désormais la conviction d’un jour prochain, celui du retour.

Mandela prit en effet d’énormes risques. Avec sa propre vie, qu’il vécut intensément, comme si tout était chaque fois à recommencer et comme si chaque fois était la dernière. Mais aussi avec celle de beaucoup d’autres, à commencer par sa famille, qui, conséquence inévitable, paya d’un prix inestimable le coût de ses engagements et de ses convictions. Elle le liait par là même à une dette insondable qu’il sut toujours ne jamais être à même de rembourser, ce qui ne fit qu’aggraver ses sentiments de culpabilité.

Il évita de justesse la peine capitale. C’était en 1964. Avec ses coaccusés, il s’était préparé à y être condamné. « Nous avions envisagé cette éventualité, affirme-t-il dans un entretien avec Ahmed Kathrada, longtemps après sa sortie de prison. Si nous devions disparaître, autant le faire dans un nuage de gloire. Il nous plut de savoir que notre mise à mort représenterait notre dernière offrande à notre peuple et à notre organisation (1). » Cette vision eucharistique était cependant exempte de tout désir de martyre. Et, contrairement à tous les autres, de Ruben Um Nyobè à Patrice Lumumba, en passant par Amilcar Cabral, Martin Luther King, voire Mohandas Karamchand Gandhi, il échappera à la faux.

C’est dans le bagne de Robben Island qu’il fera véritablement l’expérience de ce désir de vie, à la limite du travail forcé, de la mort et du bannissement. La prison deviendra le lieu d’une épreuve extrême, celle du confinement et du retour de l’homme à sa plus simple expression. Dans ce lieu de dénuement maximal, Mandela apprendra à habiter la cellule dans laquelle il passera plus d’une vingtaine d’années à la manière d’un vivant forcé d’épouser un cercueil (2).

Au cours de longues et atroces heures de solitude, poussé aux abords de la folie, il redécouvrira l’essentiel, celui qui gît dans le silence et dans le détail. Tout lui parlera de nouveau : une fourmi qui court on ne sait où ; la graine enfouie qui meurt, puis se relève, donnant l’illusion d’un jardin ; un bout de chose, n’importe laquelle ; le silence des mornes journées qui se ressemblent sans avoir l’air de passer ; le temps qui s’allonge interminablement ; la lenteur des jours et le froid des nuits ; la parole devenue si rare ; le monde à l’extérieur des murs dont on n’entend plus les murmures ; l’abîme que fut Robben Island, et les traces du pénitencier sur son visage désormais sculpté par la douleur, dans ses yeux flétris par la lumière du soleil se réfractant sur le quartz, dans ces larmes qui n’en sont point, la poussière sur ce visage transformé en spectre fantomatique et dans ses poumons, sur ses orteils, et par-dessus tout ce sourire joyeux et éclatant, cette position altière, droit, debout, le poing fermé, prêt à embrasser de nouveau le monde et à faire souffler la tempête.

Dépouillé de presque tout, il luttera pied à pied pour ne point céder le reste d’humanité que ses geôliers veulent à tout prix lui arracher et brandir comme l’ultime trophée. Réduit à vivre avec presque rien, il apprend à tout épargner, mais aussi à cultiver un profond détachement par rapport aux choses de la vie profane, les plaisirs de la sexualité y compris. Jusqu’au point où, prisonnier de fait, confiné entre deux murs et demi, il n’est cependant l’esclave de personne.

Homme d’os et de chair, Mandela aura donc vécu à proximité du désastre. Il aura pénétré dans la nuit de la vie, au plus près des ténèbres, en quête d’une idée, à savoir comment vivre libre de la race et de la domination du même nom. Ses choix l’auront conduit au bord du précipice. Il aura fasciné le monde parce qu’il sera revenu vivant du pays de l’ombre, force jaillissante au soir d’un siècle vieillissant et qui ne sait plus rêver.

Tout comme les mouvements ouvriers du xixe siècle, ou encore les luttes des femmes, notre modernité aura été travaillée par le rêve d’abolition qu’auront porté auparavant les esclaves. C’est ce rêve que prolongeront, au début du XXe siècle, les combats pour la décolonisation. La praxis politique de Mandela s’inscrit dans cette histoire spécifique des grandes luttes africaines pour l’émancipation humaine.

Ces luttes ont revêtu, dès les origines, une dimension planétaire. Leur signification n’a jamais été uniquement locale. Elle a toujours été universelle. Même lorsqu’elles mobilisaient des acteurs locaux, dans un pays ou sur un territoire national bien circonscrit, elles étaient au point de départ de solidarités forgées sur une échelle planétaire et transnationale.

Ce sont des luttes qui, chaque fois, ont permis l’extension ou encore l’universalisation de droits qui, jusque-là, étaient restés l’apanage d’une race. C’est le triomphe du mouvement abolitionniste au cours du XIXe siècle qui met fin à la contradiction que représentent les démocraties esclavagistes modernes. Aux Etats-Unis, par exemple, l’affranchissement des gens d’origine africaine et les luttes pour les droits civiques ouvrent la voie à l’approfondissement de l’idée et de la pratique de l’égalité et de la citoyenneté.

On retrouve la même universalité dans le mouvement anticolonialiste. Que vise-t-il, en effet, sinon de rendre possible la manifestation d’un pouvoir propre de genèse — le pouvoir de se tenir debout par soi-même, de faire communauté, de s’autodéterminer ?

En devenant le symbole de la lutte globale contre l’apartheid, Mandela prolonge ces significations. Ici, l’objectif est de fonder une communauté au-delà de la race. Alors que le racisme est de retour sous des formes plus ou moins inattendues, le projet d’égalité universelle est plus que jamais au-devant de nous.

Il reste à dire un mot au sujet de l’Afrique du Sud que Mandela laissera derrière lui. Le passage d’une société de contrôle à une société de consommation représente sans doute l’une des transformations les plus décisives depuis sa libération et la fin de l’apartheid. Sous l’apartheid, le contrôle consistait à traquer et à restreindre la mobilité des Noirs. Il passait par la régulation des espaces dans lesquels ils étaient confinés, l’objectif étant d’extraire d’eux le plus de travail possible. C’est la raison pour laquelle des microenvironnements furent mis en place, qui fonctionnaient sur le mode tantôt des enclos, tantôt des réserves. Les contacts entre les individus étaient alors soit interdits, soit régis par des lois strictes, surtout lorsque ces individus appartenaient à des catégories raciales différentes. Le contrôle passait donc par la modulation de la brutalité le long de lignes raciales que le pouvoir voulait rigides.

Sous l’apartheid, la brutalité avait trois fonctions.

D’une part, elle visait à affaiblir les capacités des Noirs à assurer leur reproduction sociale. Ils n’étaient jamais en mesure de réunir les moyens indispensables à une vie digne de ce nom, qu’il s’agisse de l’accès à la nourriture, au logement, à l’éducation et à la santé ou, davantage encore, aux droits élémentaires de citoyenneté.

Cette brutalité avait d’autre part une dimension somatique. Elle visait à immobiliser les corps, à les paralyser, à les briser si nécessaire. Enfin, elle s’attaquait au système nerveux et tendait à assécher les capacités de ses victimes à créer leur propre monde de symboles. Leurs énergies étaient, la plupart du temps, détournées vers des tâches de survie. Ils étaient forcés à ne jamais vivre leur vie que sur le mode de la répétition. Tel était en effet le travail que le racisme était supposé accomplir.

Ces formes de violence et de brutalité ont fait l’objet d’une internalisation plus profonde qu’on ne veut bien l’admettre. Elles sont, depuis 1994, reproduites sur un mode moléculaire au niveau de l’existence commune et publique. Elles se manifestent à tous les niveaux des interactions sociales quotidiennes, qu’il s’agisse des sphères intimes de la vie, des structures du désir et de la sexualité ou, davantage encore, de l’irrépressible envie de consommation de toutes sortes de marchandises.

Ce désir effréné de consommation est pris pour l’essence et la substance de la démocratie et de la citoyenneté. Le passage d’une société de contrôle à une société de consommation a lieu dans un contexte marqué par diverses formes de privations pour la majorité des Noirs. Extrême opulence et extrême privation coexistent, et le fossé qui sépare ces deux états tend de plus en plus à être négocié par la violence et par diverses formes d’accaparement.

La démocratie post-Mandela est composée en majorité de Noirs sans travail, et d’autres inemployables, qui n’exercent de droit de propriété sur presque rien. L’histoire longue du pays est elle-même marquée par l’antagonisme entre deux principes, le gouvernement du peuple par le peuple et la loi des possédants.

Jusqu’à récemment, ces derniers étaient presque exclusivement blancs, et c’est ce qui donnait aux luttes une connotation raciale. Ce n’est plus entièrement le cas. La classe moyenne noire émergente, cependant, n’est pas en position de jouir en toute sécurité des droits de propriété récemment acquis. Elle n’est pas certaine que la maison achetée à crédit ne lui sera pas reprise demain, soit par la force, soit à la faveur de circonstances économiques défavorables. Ce sens de la précarité constitue l’une des marques de sa psychologie de classe.

Le vieux mouvement de libération, le Congrès national africain (African National Congress, ANC), est quant à lui pris dans les rets d’une mutation plus contradictoire encore. Le calcul fait par les classes au pouvoir et par les propriétaires du capital est que la pauvreté de masse et les taux élevés d’inégalité pourraient, sous certaines conditions, conduire à des troubles, à des grèves épisodiques et à de nombreux incidents violents. Mais il n’en résultera guère une contre-coalition capable de remettre fondamentalement en cause le compromis de 1994 qui transfère le pouvoir politique à l’ANC et consacre la suprématie économique et culturelle de la minorité blanche.

L’Afrique du Sud entre dans une nouvelle période de son histoire, au cours de laquelle les procédures d’accumulation ne s’opèrent plus par l’expropriation directe comme lors des guerres de dépossession du XIXe siècle. Elles passent désormais par la capture et l’appropriation privée des ressources publiques, par la modulation de la brutalité et par une relative instrumentalisation du désordre. La constitution d’une nouvelle classe dirigeante multiraciale se fait donc par une synthèse hybride des modèles russe, chinois et africain postcolonial.

Entre-temps, l’espace public se rebalkanise progressivement. La géographie démographique du pays se fragmente. Abandonnant l’hinterland, de nombreux Blancs s’agglutinent sur les côtes, notamment dans la province du Cap-Ouest. Ils ont peur du processus rampant d’« africanisation » du pays et rêvent de reconstruire ici les piliers d’une république blanche débarrassée des oripeaux de l’apartheid, mais vouée à la protection des privilèges d’autrefois.

Le paradoxal attachement aux cadres psychiques de l’époque de la ségrégation raciale constitue une réponse partielle au processus de transformation du pays en une nation de citoyens armés, une sorte de nation-garnison dotée d’une police profondément corrompue et militarisée. Les nantis y bénéficient d’un semblant de protection acheté auprès de milliers de sociétés de sécurité privées et de sociétés de gardiennage détenues en partie par les barons au pouvoir et leurs affidés (3).

Ce nouveau régime de contrôle par la marchandise se consolide sur fond d’une redistribution drastique des ressources de la violence. Or une société armée est tout sauf une société civile. Elle est encore moins une véritable communauté. Elle est un conglomérat d’individus atomisés, isolés face au pouvoir, séparés par la peur et la suspicion, incapables de faire masse, mais prompts à se placer sous la férule d’une milice ou d’un démagogue plutôt que de bâtir des organisations disciplinées indispensables au fonctionnement d’une société démocratique.

Pour le reste, de la vie comme de la pratique de Mandela, deux leçons méritent d’être retenues. La première est qu’il n’y a qu’un seul monde, du moins présentement, et ce monde est tout ce qui est. Ce qui, par conséquent, nous est commun est le sentiment ou encore le désir d’être des êtres humains à part entière. Ce désir de plénitude en humanité est quelque chose que nous partageons tous.

Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à celles et à ceux qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée. Il n’y aura guère de conscience d’un monde commun tant que celles et ceux qui ont été plongés dans une situation d’extrême dénuement n’auront pas échappé aux conditions qui les confinent dans la nuit de l’infravie. Dans la pensée de Mandela, réconciliation et réparation sont au cœur de la possibilité même de la construction d’une conscience commune du monde, c’est-à-dire de l’accomplissement d’une justice universelle. A partir de son expérience carcérale, il parvient à la conclusion selon laquelle il y a une part d’humanité intrinsèque dont est dépositaire chaque personne humaine. Cette part irréductible appartient à chacun de nous. Elle fait que, objectivement, nous sommes à la fois distincts les uns des autres et semblables. L’éthique de la réconciliation et de la réparation implique par conséquent la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui, qui n’est pas la mienne, et dont je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non. Cette part d’autrui, je ne saurais me l’accaparer sans conséquences pour l’idée de soi, de la justice, du droit, voire de l’humanité entière, ou encore pour le projet de l’universel, si telle est effectivement la destination finale.

Dans ces conditions, il est vain d’ériger des frontières, de construire des murs et des enclos, de diviser, classifier, hiérarchiser, de chercher à retrancher de l’humanité celles et ceux que l’on aura rabaissés, que l’on méprise, qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous pensons que nous ne nous entendrons jamais. Il n’y a qu’un seul monde, et nous en sommes tous les cohéritiers, même si les manières de l’habiter ne sont pas les mêmes — d’où justement la réelle pluralité des cultures et des façons de vivre. Le dire ne signifie en rien occulter la brutalité et le cynisme qui caractérisent encore la rencontre des peuples et des nations. C’est simplement rappeler une donnée immédiate, inexorable, dont l’origine se situe sans doute au début des temps modernes : l’irréversible processus d’emmêlement et d’entrelacement des cultures, des peuples et des nations.

Souvent, le désir de différence émerge précisément là où l’on vit le plus intensément une expérience d’exclusion. La proclamation de la différence est alors le langage renversé du désir de reconnaissance et d’inclusion. Pour ceux qui ont subi la domination coloniale ou pour ceux dont la part d’humanité a été volée à un moment donné de l’histoire, le recouvrement de cette part d’humanité passe souvent par la proclamation de la différence. Mais, comme on le voit dans une partie de la critique africaine moderne, celle-ci n’est qu’un moment d’un projet plus large : le projet d’un monde qui vient, d’un monde en avant de nous, dont la destination est universelle ; un monde débarrassé du fardeau de la race, et du ressentiment et du désir de vengeance qu’appelle toute situation de racisme.

Achille Mbembe
Professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg. Auteur de Critique de la raison nègre, à paraître aux éditions La Découverte en octobre 2013.

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