L’auteur Etienne Augé Source: slate.fr
En défendant Zwarte Piet, «un nègre Banania» local, les tolérants Néerlandais montrent leur part d’ombre issue de leur histoire, eux qui se croyaient protégés par un rempart de polders.
C’est la page Facebook qui monte aux Pays-bas: plus de 2 millions de likes en deux jours. Pas pour défendre un quelconque bijoutier d’Amsterdam mais pour sauver «la plus belle tradition» du royaume: Zwarte Piet, Pierre le noir, sorte de «nègre Banania» qui revient chaque année récompenser les enfants gentils et punir les méchants. Le 5 décembre, il arrive d’Espagne avec Sinterklaas, le Saint Nicolas local dont il est le serviteur, afin de distribuer des cadeaux aux enfants méritants. Cette tradition est extrêmement populaire dans tous les Pays-Bas et les Néerlandais se préparent longtemps à l’avance pour l’arrivée de Sinterklaas et ses Zwarte Pieten, événement retransmis à la télévision nationale.
Sauf que cette année, les Nations unies viennent gâcher la fête…
L’affaire a commencé lorsque Verne Shepherd, une des 72 expertes auprès du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies, déclare que «Zwarte Piet» est intrinsèquement raciste et que la tradition de Sinterklaas doit être supprimée. Verne Shepherd est jamaïcaine, professeure d’université et spécialiste de l’esclavage. Bien qu’elle ne représente pas les Nations unies, elle peut suggérer des mesures d’autant plus pertinentes qu’en tant qu’experte, elle est a priori plus libre d’exprimer sa pensée que les diplomates onusiens. La nouvelle a fait l’effet d’un tsunami dans un pays réputé pour son calme et sa tranquillité.
Entre le 22 et le 24 octobre, plus de deux millions d’abonnés à Facebook ont cliqué sur la page «Pietitie» pour manifester leur soutien à ce que certains internautes ont qualifié de «plus belle tradition» des Pays-Bas. La nation néerlandaise comptant 16 millions d’habitants, on peut parler d’une mobilisation massive des habitants pour défendre cette tradition.
De Hollande et d’ailleurs, les internautes néerlandais ont afflué pour cliquer sur la page et commenter ce qu’ils considèrent comme un arrêt de mort pour Zwarte Piet, coupable de représenter un passé que les Néerlandais ont du mal à accepter, celui de l’«Age d’or» du XVIIe siècle, fondé sur l’esclavage. Les Néerlandais ont eu beau expliquer que Zwarte Piet est noir car il est tombé dans une cheminée (!), l’argument peine à convaincre, les vêtements de ce personnage étant immaculés et la chute dans un conduit plein de suie n’expliquant pas les lèvres rouges et proéminentes, les anneaux en or aux oreilles et la propension à la bêtise et aux sévices sur les enfants turbulents qu’il ramène dans un sac en Espagne.
Le mythe de la tolérance mis à mal
Ce qui frappe dans cette affaire, c’est la difficulté pour les Néerlandais d’accepter qu’ils habitent un pays comme les autres, avec ses démons hérités du passé.
Chaque pays possède sa mythologie et, si la France fait graver «Liberté, égalité, fraternité» au frontispice de ses mairies, les Néerlandais s’appuient sur la tolérance pour construire leur culture. Les habitants de ce petit pays sont pour la plupart choqués par les accusations de Verne Shepherd: comment nous accuser de racisme alors que nous sommes si tolérants?
Il est vrai qu’en matière de droits civils, les Pays-Bas sont pionniers, notamment pour les lois sur la drogue, la prostitution et le mariage entre couples de même sexe déclaré légal depuis 2001, soit une première mondiale. Mais la réalité et la mythologie sont par définition différentes.
Les Pays-Bas comptent également leur parti extrémiste «thermomètre», à l’image du Front national en France: le Parti de la liberté (PVV). Ce parti reste minoritaire, rassemblant 10% des députés et encore moins au Sénat, mais son leader, Geert Wilders, possède une réputation qui transcende les frontières au point qu’il est actuellement l’un des Néerlandais les plus connus au monde. Ses prises de position contre l’islam, ses interdictions de pénétrer les territoires allemand, britannique et australien, sa fameuse crinière blonde et son discours anti-étranger afin de protéger les valeurs hollandaises ont contribué à lui accorder une position privilégiée dans les médias.
Concernant l’affaire «Zwarte Piet», Geert Wilders n’a pas manqué de s’exprimer en déclarant que cette tradition ne devait pas être effacée par des «pleurnicheries multiculturelles». Même si tous les Hollandais sont très loin de partager les valeurs de Geert Wilders, il reste le porte-voix de nombreux «autochtones» inquiets de l’affluence des immigrants, les allochtonen, en particulier ceux provenant de pays musulmans. Même si Geert Wilders ne représente pas tous les Néerlandais, ceux-ci, devant l’affaire Zwarte Piet, semblent s’éveiller d’un long rêve pour s’apercevoir que, comme tout le monde, ils ont également leur part d’ombre issue de leur histoire alors qu’ils se croyaient protégés par un rempart de polders.
Rôle de l’ONU
Au-delà de la réaction courroucée d’une grande partie des Néerlandais, blessés dans leur culture, on peut s’interroger sur l’étendue des pouvoirs des Nations unies. Si quelques membres du groupe «Pietitie» ont fait remarquer avec perfidie que l’ONU devrait plutôt s’occuper de la Syrie, on peut se demander dans quelle mesure le «Machin» se doit de s’ingérer dans les affaires internes des nations.
C’est bien la difficulté du rôle de l’ONU, censée œuvrer pour le respect de sa charte, mais parfois en conflit avec les particularités culturelles de chaque pays. Si les citoyens occidentaux comprennent peut-être le besoin d’intervenir dans un pays étranger afin d’éviter des massacres, les Hollandais ne saisissent pas pourquoi les Nations unies leur demandent de cesser une coutume locale moquant les peuples africains, tout comme les Espagnols s’étrangleraient si un expert auprès de l’ONU leur conseillait de ne plus pratiquer la tauromachie afin d’éviter la torture envers les animaux. Et que dire des Français attachés à leur foie gras? Cette tradition gastronomique n’est aujourd’hui plus pratiquée que dans cinq pays dont la France, les autres l’interdisant petit à petit, que ce soit la Turquie en 2004 ou Israël en 2005. Quant aux traditions américaines de Columbus Day ou Thanksgiving, célébrant la colonisation européenne, elles semblent également en sursis dans un pays qui révise sérieusement son histoire pour rendre plus plausible sa mythologie.
Les Pays-Bas sont donc comme tous les autres pays et peinent à faire face à leur passé. L’affaire Zwarte Piet pousse donc les Néerlandais à se regarder au plus profond d’eux-mêmes pour affronter leurs démons qu’ils croyaient anéantis par les mythes de la tolérance et de la normalité.
«Sois normal, c’est déjà assez fou», assène le proverbe populaire local. En prenant conscience de l’influence actuelle de leur histoire, qui inclut les conquêtes et les colonies, les Néerlandais se rendent compte que leur concept de normalité n’est peut-être pas si normal que cela, et qu’ils sont peut-être les seuls à se croire tolérants. Habitués à conquérir les eaux et durs au mal, les citoyens de la Hollande sauront faire face à eux-mêmes. Et sans maquillage.
Etienne Augé
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