Par Olivier Toscer
Le « Cardinal » s’est-il brûlé les ailes au contact du sulfureux Alexandre Djouhri ? Retour sur une enquête au parfum de corruption.
Claude Guéant est aux abonnés absents. L’ancien tout-puissant secrétaire général de l’Elysée, celui qui était devenu au fil des ans la tour de contrôle de la sarkozie, ne veut plus voir un seul journaliste. Communication zéro ! La faute à un versement d’un demi-million d’euros sur son compte personnel chez BNP Paribas, retrouvé par hasard lors d’une perquisition. Le versement correspondrait à la vente de deux tableaux d’Andries Van Eertvelt, un obscur peintre flamand du XVIIe siècle. Claude Guéant aurait vendu ses toiles en 2008. L’acheteur ? Un avocat domicilié à l’autre bout du monde, en Malaisie, pays réputé très peu coopératif avec la justice française.
Cette version est loin de satisfaire les enquêteurs de la Division nationale d’Investigations financières et fiscales (Dniff). Le préfet Guéant n’a effectué aucune déclaration de vente, ni au fisc ni au ministère de la Culture, compétent pour délivrer une autorisation d’exportation pour tout objet d’art dépassant les 150 000 euros. La justice a ouvert une enquête pour « abus de biens sociaux, faux et usage de faux, trafic d’influence, corruption active et passive et blanchiment ». Le coup est dur pour celui qui devait son surnom de « Cardinal » à son influence et à son apparente onctuosité.
Des tableaux vendus seize fois leur prix !
Depuis le début de l’affaire, Claude Guéant jure la main sur le cœur à ses proches qu’il doit cette bonne affaire picturale au hasard d’une rencontre avec l’ambassadeur de Malaisie à Paris. Alors à l’Elysée, Claude Guéant se serait ouvert au diplomate, en poste à Paris jusqu’en 2010, de ses difficultés d’acquérir un appartement à Paris, après la disparition de son épouse, Rose-Marie, décédée d’un cancer fulgurant en octobre 2008.
Au cours de la conversation, il aurait, selon sa version, fait allusion aux tableaux qu’il détenait. Et, miracle, l’ambassadeur lui aurait aussitôt trouvé un acheteur providentiel dans son pays, avocat de profession. Un collectionneur qui aurait donc déboursé un demi-million d’euros pour deux toiles estimées au total à seulement 30 000 euros environ, soit… seize fois leur prix ! « Claude Guéant a bénéficié d’un heureux concours de circonstances au moment où il voulait investir dans la pierre », commente laconiquement son avocat, Me Jean-Yves Dupeux.
Les enquêteurs pistent un ami à la réputation particulière
Mais les enquêteurs peinent à croire à cette belle histoire. Selon nos informations, plutôt que de creuser la piste d’un financement occulte du régime Kadhafi, largement évoquée dans la presse, ils se concentrent sur le réseau relationnel de l’ancien secrétaire général de l’Elysée. Avec une attention particulière portée à l’un de ses amis à la réputation particulière : un certain Alexandre Djouhri. Entre Genève et Londres, cet inconnu du grand public se présente comme un « développeur d’affaires », réfutant la qualification plus évocatrice d' »intermédiaire ».
Seule certitude : l’homme est très impliqué dans les grands contrats en tout genre avec les régimes les moins fréquentables de la planète, de la Libye de Kadhafi à l’Angola de Dos Santos. L’ancien bras droit de Nicolas Sarkozy est un habitué des suites du Bristol et du Ritz, ces palaces où Alexandre Djouhri aime descendre lorsqu’il est de passage à Paris. « J’ai des relations amicales avec lui, a un jour reconnu Claude Guéant dans « Libération ». C’est quelqu’un de très séduisant, de très intéressant. »
Or il n’a pas échappé aux enquêteurs que Djouhri le « séducteur » travaille notamment avec Wahib Nacer, un banquier franco-yéménite représentant les intérêts de la Malaisie dans certains dossiers. Cité dans l’enquête judiciaire sur l’affaire Karachi en marge de la répartition de juteuses commissions, Nacer a-t-il joué un rôle dans le recrutement d’un acheteur complaisant pour les tableaux du préfet Guéant ? Et pour le compte de qui ? Les vérifications sont en cours.
La justice décortique notamment les vols effectués par les avions privés utilisés par Alexandre Djouhri depuis Le Bourget et Genève. « Je ne suis informé de rien », se contente de répondre Me Pierre Cornut-Gentille, l’un des avocats de l’ami de Claude Guéant.
Une commission de 12,8 millions d’euros
Proche pendant des années du clan Chirac, Alexandre Djouhri a commencé à se rapprocher de la sarkozie et de son homme lige, Claude Guéant, un peu avant l’élection présidentielle de 2007. Dès son arrivée à l’Elysée, Guéant s’est beaucoup démené pour faire avancer ses intérêts dans les grands contrats.
Selon le journaliste Pierre Péan (1), sa première intervention aurait été un appui insistant auprès de la firme EADS afin qu’elle verse à l’homme d’affaires une commission de 12,8 millions d’euros en marge de la vente de douze Airbus à la compagnie libyenne Afriqiyah Airways. A partir de là, on retrouve le secrétaire général de l’Elysée en appui de toutes les affaires importantes de Djouhri.
En 2008 par exemple, Claude Guéant intervient auprès du ministre de la Défense, Hervé Morin, afin qu’il retire sa plainte contre l’intermédiaire Pierre Falcone pour trafic d’armes en direction de l’Angola. Au même moment, Alexandre Djouhri négociait à Luanda un marché de traitement des eaux pour le compte du groupe Veolia avec le président angolais…
Le ministère de la Défense résistera finalement aux pressions de Guéant, et Falcone sera relaxé en appel. Claude Guéant sera plus efficace notamment pour écarter Anne Lauvergeon de la présidence du groupe nucléaire Areva. Cette dernière avait eu l’outrecuidance de s’opposer aux transferts de technologies en Libye et en Chine sur lesquels travaillait Djouhri.
De l’argent liquide manié sans modération ?
Les policiers de la Dniff planchent également sur l’argent liquide que Claude Guéant semble avoir manié sans modération. Selon les explications de l’ancien directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur en 2002, il s’agissait des fonds secrets de la police. Claude Guéant aurait ainsi « tapé », pour ses besoins personnels, dans la douzaine de millions de francs annuels de l’enveloppe officielle à disposition des services d’enquête de la police.
« Cet argent sert normalement à payer les informateurs ou du matériel électronique de surveillance trop difficile à se procurer par la voie administrative normale, explique un haut gradé de la Place-Beauvau. Mais, traditionnellement, il permet aussi de récompenser les fonctionnaires qui ont fait de belles affaires ou se sont mis spécialement en danger. Mais s’en servir comme surprimes pour les membres du cabinet du ministre déjà indemnisés par une indemnité spécifique est inédit. »
A entendre la première des versions successives qu’il a livrées dans les médias début mai, Guéant aurait touché « des primes de cabinet, en espèces, comme des milliers de fonctionnaires ». Puis il s’est ravisé en évoquant, comme bénéficiaires de cette manne d’argent noir, « deux ou trois » autres de ses collaborateurs. Mais lesquels ? Aucun des membres du cabinet Sarkozy en 2002, tous contactés par « le Nouvel Observateur », n’a reconnu la moindre gratification. « Je n’ai jamais touché de primes en espèces et n’ai jamais entendu parler de cela pour les collaborateurs du ministre », assure par exemple Franck Louvrier, le fidèle directeur de communication de Nicolas Sarkozy de 2002 à 2012. Même commentaire de David Martinon, alors conseiller diplomatique de Sarkozy : « Je n’ai jamais reçu de primes en liquide. »
Des enveloppes mensuelles de 10.000 euros
Avant de cesser de répondre aux sollicitations de la presse, Claude Guéant avait enfin évoqué des sommes de « 3 000 à 5 000 euros par mois ». L’enquête administrative diligentée depuis au ministère de l’Intérieur va bien au-delà . « Nous avons la quasi-certitude que Claude Guéant recevait de la direction générale de la police nationale environ 10 000 euros par mois en liquide entre mai 2002, quand il est arrivé Place-Beauvau, jusqu’à l’été 2004 », résume Marc Abadie, le chef de l’Inspection générale de l’Administration (IGA), l’un des services chargés de faire la lumière sur les petits secrets du ministère de l’Intérieur sous Nicolas Sarkozy. Une belle certitude… pourtant sujette à caution !
D’abord parce que toutes les archives écrites sur le circuit de l’argent caché du ministère semblent s’être mystérieusement volatilisées. Les inspecteurs n’ont pas retrouvé la moindre note. Un seul témoin, Michel Gaudin, le directeur général de la police nationale de l’époque, confirme avoir versé cet argent aux dates indiquées. Pilier de la sarkozie, ami personnel de Claude Guéant, avec qui il cogérait la police, il exerce aujourd’hui les fonctions de directeur de cabinet de l’ancien président de la République. Etait-il le banquier occulte de Guéant ? Lors de son audition, Michel Gaudin a plaidé la bonne foi : il pensait que cet argent servait à défrayer les policiers membres du cabinet ministériel. Mais n’a jamais cherché à en obtenir la certitude.
Autre curiosité : à l’entendre, Michel Gaudin, l’ami de Claude Guéant, aurait couvert la transmission d’une enveloppe mensuelle de cash au cabinet jusqu’à l’été 2004. Or Claude Guéant a quitté son poste en mars de cette même année, quand Nicolas Sarkozy est devenu ministre de l’Economie et des Finances. Il est alors remplacé Place-Beauvau par Dominique de Villepin. Mais Pierre Mongin, le successeur de Claude Guéant comme directeur de cabinet, est formel : « A aucun moment, les pratiques décrites dans le rapport d’inspection n’ont eu lieu lorsque Dominique de Villepin était ministre de l’Intérieur », assure-t-il au « Nouvel Observateur ».
Claude Guéant, qui était alors à Bercy, a-t-il continué à bénéficier pendant quelques mois des fonds secrets de la police ? Encore une question que la procédure judiciaire ouverte sur la base du rapport d’enquête administrative pour d’éventuels « détournements de fonds publics et recel » devra déterminer. Encore une.
(1) Auteur de « la République des Mallettes », éd. Fayard.
Olivier Toscer (avec Cécile Marche)
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