La tragédie est encore dans toutes les têtes : plus d’un million de morts en quelques mois, des milliers de déplacés, un peuple dévasté. Dix-huit ans après le génocide, le Rwanda est résolument sur la voie du renouveau. Elève modèle pour les institutions financières internationales, le pays du président Paul Kagamé, fort de sa bonne gouvernance et d’un processus de réconciliation réussi, truste les premières places des palmarès africains du Doing Business. Robert Masozera, son ambassadeur en Belgique, a reçu L’Intelligent d’Abidjan, au Rwanda House, au sud de Bruxelles, pour un éclairage sur les recettes de ce pays considéré par la Banque mondiale comme le » réformateur le plus rapide en matière de réglémentation des affaires ».
L’Intelligent d’Abidjan – Propos recueillis par Michel Russel Lohoré, à Bruxelles
Quel est l’état des relations entre le Rwanda et la Belgique?
Nos deux pays entretiennent de très bonnes relations. Le Rwanda et la Belgique ont des liens anciens et forts. Je voudrais souligner le caractère affirmé de la coopération belge au Rwanda. La Belgique se place au 3ème rang des grands donateurs de notre pays, derrière les Etats-Unis et l’Angleterre. Après la République Démocratique du Congo, le Rwanda est le deuxième bénéficiaire de l’aide au développement accordée par la Belgique. Malheureusement, je dirai qu’on ne sent pas cette disponibilité au plan des affaires. La présence des Belges dans ce domaine est vraiment timide. Pourtant, avant 1994, les Belges participaient activement à l’essor de notre économie, et ce dans tous les domaines. Je crois que c’est à cause du choc provoqué par le génocide. A cause de la tragédie, ils ne sont plus revenus en masse au Rwanda. Mais il y a beaucoup de potentiel et nous travaillons pour activer les choses.
Pourquoi la Belgique n’a-t-elle pas été invitée au cinquantaire de votre pays célébré le 1er juillet dernier?
Je vais faire une mise au point. La Belgique a été conviée à cette commémoration. Mais beaucoup de gens pensaient que le Rwanda allait inviter le Roi Albert II, qu’on allait, à l’instar d’autres pays, célébrer cet anniversaire en grande pompe. Et que le Roi des Belges serait à cette fête. Or, nous avions choisi de placer le cinquantenaire sous le signe de la sobriété et du devoir de la mémoire. N’oubliez pas que l’indépendance du Rwanda a été acquise dans la douleur. On a donc plutôt privilégié la réflexion, les témoignages. En lieu et place de la grande parade.
Nous sommes le mardi 27 novembre. Et au moment où nous venions vous rencontrer pour cet entretien, nous avons trouvé des tentes dressées par des compatriotes devant vos locaux. Les banderoles portent des messages qui fustigent votre président: » Kagamé, assassin ! Kagamé, criminel ! ». Les initiateurs nous ont confié que depuis deux ans et demi, ils organisent cette manifestation tous les mardis, ici même à l’ambassade. Qu’en pensez-vous?
Nous avons ici en Belgique une communauté rwandaise constituée à plus de 60% de personnes ayant quitté le Rwanda en 1994. La plupart parmi eux sont des nostalgiques de l’ancien pouvoir. Il y a aussi quelques anciens politiciens qui n’ont pas apprécié le changement de régime. Les personnes que vous avez vues viennent effectivement tous les mardis. Mais pas avec des revendications fondées puisque ce sont des gens déconnectées des réalités du Rwanda. Cela fait dix-huit ans qu’ils n’y ont pas été. Vous contaterez par exemple qu’ils citeront des cas de prisonniers, ignorant que ces personnes ont déjà été libérées. C’est effectivement une opposition composée d’anciens, mais sans ampleur particulière. Je ne sais pas combien ils sont à manifester aujourd’hui. Généralement, ils sont en moyenne quatre ou cinq.
Donc pas de quoi prendre leurs récriminations en compte?
En tant qu’ambassadeur, j’ai décidé de consacrer un jour par semaine (le mercredi) à recevoir les Rwandais, les écouter, y compris ceux qui ont des revendications à formuler. C’est aussi à cause de ces derniers que j’ai pris cette initiative. Je voulais justement prendre le temps de les écouter et je le fais. Il y en a qui viennent. D’ailleurs, je suis informé que le nombre de manifestants a diminué depuis l’instauration de cette approche. Evidemment, je leur conseille toujours la concertation, au lieu de passer leur temps à faire un sit-in devant nos locaux diplomatiques, toute la journée du mardi, depuis plus de deux ans. La meilleure façon de procéder, c’est de venir voir l’ambassadeur que je suis. Et il m’appartient de transmettre leurs revendications aux autorités concernées. Je suis ouvert à tout le monde mais leur procédé n’est pas le bon. Je pense que c’est beaucoup plus dû au manque d’information. Quand on n’a pas d’information, on consomme beaucoup de rumeurs. C’est comme cela que j’interprète les choses. Ils ne cherchent pas à connaître les faits précis auprès de la mission diplomatique. Il y a par exemple un programme élaboré par le gouvernement baptisé »Come and see! Go and tell! » (Venez voir et retournez raconter!). Il est destiné à la diaspora, surtout à ceux qui n’y sont pas retournés depuis le génocide. On les invite à visiter le pays, observer, et se rendre compte de l’évolution des choses. Pour, à leur retour, raconter ce qu’ils ont vu. Ce programme initié par le gouvernement, parfois même sponsorisé, est coordonné par l’ambassade. Ca a beaucoup contribué à équilibrer l’information.
En cette fin d’année, ont lieu à Kigali la Réunion annuelle du dialogue national et la Convention de la diaspora. Que recouvrent ces deux événements?
Selon la Constitution du Rwanda, le président de la République est tenu d’organiser chaque année une rencontre sur le dialogue national, avec l’ensemble des composantes de la communauté rwandaise, ainsi que la diaspora. Tout le monde se retrouve donc autour du chef de l’Etat, et pendant deux ou trois jours, il passe en revue les actions menées pendant l’année écoulée et fait une projection sur la suivante. C’est un grand moment interactif pour prendre en compte les requêtes et les doléances des uns et des autres. Ce dialogue est puisé à la tradition rwandaise et privilégie l’unité, la réconciliation, la cohésion nationale mais aussi la bonne gouvernance et d’autres questions. C’est très démocratique. Les échanges sont retransmis en direct par les médias. Même les absents peuvent participer par téléphone. Cela est valable pour les membres de la diaspora. Les ambassades envoient des délégations. Mais ceux qui ne peuvent pas faire le déplacement ont la possibilité d’intervenir au téléphone. Des lignes téléphoniques gratuites sont ouvertes à cet effet et nous les leur communiquons. La Convention de la diaspora, quant à elle, se déroule tous les deux ans. Les Rwandais éparpillés à travers le monde peuvent être évalués à deux ou trois millions. Ici en Belgique, nous sommes au moins trente mille. C’est le moment de se ressourcer, de se connaître, de mieux s’organiser pour être davantage utiles à notre pays. Ce contact direct et physique est enrichissant à plus d’un titre.
Que savez-vous du programme Vision 2020 du président Paul Kagamé?
C’est une feuille de route élaborée en 2000 qui définit les grandes orientations de la politique du président Paul Kagamé jusqu’à l’horizon 2020. Le Rwanda est un pays sous-développé mais il a l’ambition d’en faire un pays à revenu intermédiaire à cette échéance. Alors, il a défini les stratégies devant lui permettre d’y arriver. Ce programme aborde tous les secteurs clés: la croissance, la réduction de la pauvreté, le pouvoir d’achat, etc. Déjà, je suis heureux de vous annoncer que lors du bilan à mi-parcours dressé l’année dernière, il a été constaté qu’en 2017, on aura déjà atteint ce qui avait été fixé initialement comme objectifs. Donc, nous sommes même en train de revoir ces objectifs à la hausse. Les Rwandais se sont approprié le concept Vision 2020. Des enfants sont baptisés Vision 2020 à leur naissance ; des villages, des restaurants, etc, portent ce nom. On assiste à une réduction constante du niveau de pauvreté. Sur les cinq dernières années, elle a baissé de 11 points, passant de 56% à 45%. Cela est visible. Surtout quand on sort de la capitale. A l’époque, les gens habitaient dans des maisons de paille. Actuellement, il y a un programme pour faire disparaître tout cela. L’accent est mis sur l’accès à l’eau potable, l’accès aux soins de santé; la scolarité est devenue gratuite et obligatoire. Le changement est palpable et c’est ce qui frappe le visiteur qui arrive au Rwanda.
En matière d’infrastructures, quelles sont les priorités aujourd’hui?
Je dirai que c’est l’énergie. Le président Kagamé a beaucoup insisté sur l’énergie. Nous avons fait des progrès en matière d’électrification rurale. Mais le gros problème, c’est la production d’électricité. Et nous devons faire plus d’efforts. D’ailleurs, le président a dit que c’est l’une des clés de la réussite du programme Vision 2020. Evidemment, les autres secteurs sont prioritaires. Cependant, la priorité des priorités reste le secteur énergétique.
Qu’est-ce qui est mis en oeuvre pour la promotion du secteur privé?
C’est le coeur du programme Vision 2020. Je soulignerai la volonté politique affirmée et la réussite de la politique de privatisations. Les entrepreneurs sont écoutés et soutenus par les pouvoirs publics. Le gouvernement a mis en place une réglémentaion saine et des facilités d’accompagnement. Le président voyage rarement sans se faire accompagner des patrons du privé. Il veut leur permettre de découvrir de nouveaux horizons pour être compétitifs, élargir leurs réseaux. La fédération rwandaise du secteur privé est très bien strucurée et l’environnement du Doing Business est favorable. Il est devenu facile de créer une entreprise, d’avoir accès au crédit. Ca crée un boom et incite à la création d’entreprises.
Le Rwanda est cité en exemple pour la lutte contre la corruption. Quelles sont vos recettes?
Cela n’a pas été facile. Encore une fois, c’est le résultat de la rigueur et de la discipline. J’ai coutume à dire que notre secret, c’est la mise en place d’institutions solides et efficaces dirigées par des leaders solides et efficaces. On a un environnement réglémentaire très
strict. Il y a certes le pouvoir judiciaire, mais en amont, il y a la sensibilisation de la population. Consciente du fléau, la population est la première à dénoncer tout manquement. Et puis, nous avons une loi qui punit le corrupteur et le corrompu, celui qui donne et celui qui reçoit. Ils sont punis de façon exemplaire.
Est-ce juste de dire que votre pays puise ses forces dans la tragédie qu’il a connu?
Oui, je le confirme. C’est une tragédie qui a donné des leçons, nous sommes sortis renforcés par l’épreuve. Le Rwanda a failli disparaître. Mais les Rwandais ne veulent plus se souvenir du pays qu’ils ont connu par le passé. C’est pourquoi ils disent » Never again ! » (Plus jamais ça !). Ils ne veulent plus entendre parler du génocide. Ils veulent définitivement oublier tous ces événements douloureux. On combat tous les indices de division.
Peut-on parler aujourd’hui d’un peuple réconcilié?
On peut parler d’un peuple en voie de réconciliation. C’est un processus mais je dirai que c’est une voie de réconciliation qui avance très vite. Je ne dirai pas que nous sommes réconciliés à 100% mais les études révèlent que plus de 80% de la population pense qu’elle est réconciliée. Nous avons une Commission Nationale Unité et Réconciliation pragmatique et qui a fait un bon travail. Mais nous avons aussi une Constitution qui accorde une place de choix aux principes fondamentaux de l’unité et de la réconciliation. On fait beaucoup de choses pour obtenir la cohésion. La réconciliation, c’est une voie qui marche. Le problème qui reste à régler, c’est à l’extérieur du Rwanda, notamment avec la diaspora où il y a toujours des clivages. Vous avez relevé le cas de ces compatriotes qui manifestent devant l’ambassade. Il y a ce problème parce que les messages de réconciliation ne leur parviennent pas. Nous allons nous y mettre un accent accru. On a compris qu’il faut travailler collectivement pour avancer. L’union fait la force.
Paul Kagamé assure que l’économie et la politique vont de pair. Est-ce toujours un binôme gagnant?
C’est correct. Les performances économiques du Rwanda n’auraient pas été possibles sans fondements politiques solides: la démocratie, la bonne gouvernance, la décentralisation, des institutions fortes, le dialogue, etc. Tout cela concourt à instaurer la confiance. La population a d’abord cru dans les institutions. Après, quand il y a la confiance, on s’épanouit. Donc, l’économie ne peut pas marcher si la politique est malade. On y croit beaucoup. On a beaucoup investi dans l’éducation civique. Dans le Doing Business, le Rwanda est devenu champion grâce à la bonne gouvernance.
Quelle place accordez-vous aux échanges intra-africains?
Nous y croyons fermement. C’est inscrit dans le programme Vision 2020 dont nous avons déjà parlé. Nous voulons devenir un hub dans la sous-région. Au sein de la communauté est-africaine, le Rwanda est entouré de cinq pays, avec 130 millions d’habitants, une union douanière et un marché commun. C’est beaucoup plus stimulant pour le ratio économique et commercial. Le commerce intra-états transfrontalier serait beaucoup plus rentable qu’avec l’Occident. A l’époque, les échanges commerciaux entre notre pays et la République Démocratique du Congo étaient fructueux. C’est pourquoi la situation qui sévit à l’est de la RDC nous affecte beaucoup plus qu’on ne le pense. C’est vraiment absurde de croire que le Rwanda peut être source de problèmes pour la RDC alors que c’est nous qui souffrons de cette insécurité. Le Rwanda s’inscrit de façon active dans une stratégie de l’intégration régionale en adoptant les meilleurs standards possibles, en faisant la différence grâce au développement des infrastructures. On voit déjà les retombées.
Excellence, malgré les multiples démentis, les efforts diplomatiques, les autorités rwandaises n’arrivent toujours pas à empêcher l’ONU, la communauté internationale, les ONG, et non des moindres, d’attester que leur pays est le principal soutien de la rebellion à l’est de la République Démocratique du Congo.
C’est franchement dommage que des organisations pensent que le Rwanda est responsable de cette situation qui dure depuis plus de vingt ans, même depuis la colonisation. Mais plus la situation évolue, les perceptions aussi changent maintenant. On commence à réaliser qu’on s’était trompé et que les mutins du M23 sont des Congolais. Le gouvernement congolais persiste à dire que c’est le Rwanda qui les attaque. Depuis la chute de Goma, on commence à comprendre que c’est un problème congolo-congolais. Ce sont des Congolais qui étaient dans l’armée congolaise et qui se sont rebellés. On avait accusé le Rwanda de les avoir armés. Puisque les rebelles du M23 ont affaire à une armée très faible, une armée indisciplinée qui leur laisse tout leur arsenal, on constate maintenant que ce n’est pas le Rwanda qui soutient la rebellion. Le problème est très profond. Pour le régler, il faut toucher aux causes profondes. Que gagne le Rwanda en armant les rebelles? Le Rwanda est très touché par cette crise. Notre économie en souffre. Et pourtant, avant la naissance de cette rebellion, on s’entendait très bien avec Kinshasa, on travaillait très bien avec un gouvernement élu et légitime. C’est toujours notre position. Les gens qui ont rédigé ce rapport de l’ONU l’ont fait avec mauvaise foi pour nuire. Le fait que ce soit un rapport de l’ONU, le fait que ce soit des experts, ne signifie pas que c’est un rapport très fiable. On a beaucoup nié en apportant toutes les évidences. Il y en a qui ont été convaincus, d’autres non. On espère qu’avec le temps, ils changeront d’opinion. Si vous lisez les résolutions publiées présentement, on ne condamne plus le Rwanda, on ne sanctionne plus le Rwanda, on a changé de langage. Le problème congolais est la conséquence de la mauvaise gouvernance . C’est un pays vraiment mal géré. C’est pourtant un pays qui a des potentialités énormes. C’est pourquoi je dis qu’il ne suffit pas d’avoir un grand pays, un pays très riche en ressources. Quand on n’a pas de leadership, quand on n’applique pas la bonne gouvervenance, ce pays va succomber. Pour le cas de la RDC, il ne faut pas chercher des boucs émissaires.
Pour terminer, quelle est l’ambition du président Paul Kagamé pour le Rwanda et l’Afrique?
(Il soupire de plaisir). J’aurais aimé qu’il fût là pour vous répondre lui-même. C’est une question qui l’intéresse beaucoup. Nous avons un président vraiment panafricain, qui a une vision pour l’Afrique, qui aime parler au nom de l’Afrique. Il rêve de voir son pays, le Rwanda, bien intégré dans un continent stable et fort, qui a de la poigne, qui n’est pas marginalisé. Chaque fois, il s’inquiète de voir l’Afrique bafouée, rabaissée. Ca l’énerve. Parfois, il attaque les chefs d’Etats africains qui acceptent ça. Le président Kagamé rêve d’une Afrique décomplexée et digne. Il dit toujours: » Aux problèmes africains, il faut des solutions africaines ».
Propos recueillis par Michel Russel Lohoré, à Bruxelles
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