Côte d’Ivoire: un temps de Toussaint (par Vincent Hugeux)

Quant un fidèle portevoix de Laurent Gbagbo livre ses vérités à La Voix de la Russie…

Vincent Hugeux – Source: blogs.lexpress.fr/afrique-en-face

Je m’étais juré de laisser ce blog -donc ses lecteurs- au repos durant ces journées vouées au culte des défunts. Mais puisque le dénommé Alain… Toussaint, ancien porte-parole parmi tant d’autres de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et propagandiste impénitent du captif de La Haye, a eu la bonté de m’envoyer par courriel le lien renvoyant à l’entretien à la kalach’ accordé voilà peu au site de La Voix de la Russie, comment ne pas infliger à ce florilège d’outrances le traitement qu’il mérite ?

Le choix du support n’a rien d’anodin. La Voix du Kremlin -pardon, de la Sainte Russie-, c’est un peu la Pravda version Poutine. Ce mercredi matin, on y découvre, logomachie brejnévienne à l’appui, un réquisitoire contre « les intellectuels français du Café de Flore », coupables de dénoncer l’apathie du monde envers la fuite en avant mortifère de Bachar al-Assad, ce protégé de Moscou. Avec en prime une référence aux hordes djihadistes lâchées par l’Occident contre l’infortuné Slobodan Milosevic au temps du siège de Sarajevo.

En fait de « questions », l’interviewer maison gratifie d’ailleurs le Sieur Toussaint de relances d’une complaisance risible. Voilà ce qu’on appelle dans la langue de Tolstoï « servir le bortch ». Quant aux réponses, elles épuisent, quitte à desservir la cause que l’ami Alain prétend défendre, le lexique de combat des nostalgiques du régime déchu : colonialisme (néo ou pas), complot, putsch et tout le toutim. A défaut de pointer chacune des galéjades de l’Ex de l’Ex, on se bornera à relever les plus audacieuses.

-« Laurent Gbagbo a été légitimement élu en 2000 ». Certes, même si l’intéressé lui-même qualifia alors le scrutin de « calamiteux ».

-« Vainqueur de la présidentielle de 2010 », il avait préconisé « le recomptage des voix ». Soit. Mais, les faits étant au moins aussi têtus que l’enfant de Mama, on aurait pu recompter les bulletins deux, cinq ou dix fois pour parvenir, corrections incluses, au même résultat. « Pile je gagne, face tu perds » : la formule sied assez mal aux usages démocratiques.

-Gbagbo « paie au prix fort son insoumission à l‘ancien colonisateur ». Ben voyons. Il a surtout payé cash son insoumission obstinée au verdict des urnes.

-Il a été évincé au profit d’un « complot ». Exact. Et plus précisément d’une odieuse conspiration ourdies par… les électeurs ivoiriens.

-Son bourreau ? La France bien sûr, avide de piller les richesses du pays des Eléphants. Une France qui, bien entendu, « contrôle la quasi-totalité de l’économie » nationale. Et d’invoquer le suave exemple du chocolat. Faux. Les opérateurs hexagonaux, largement supplantés par les géants nord-américains, jouent en la matière un rôle marginal. Qui a décroché par ailleurs voilà peu le marché de la centrale d’Azito ? Une société sud-coréenne, préférée au candidat bleu-blanc-rouge.

-Alassane Ouattara livre la patrie à Total, Bolloré, Bouygues et consorts. En cela, il perpétuerait donc les tropismes de son prédécesseur. Du troisième pont d’Abidjan au pactole de la téléphonie mobile, via le port d’Abidjan, Laurent Gbagbo avait pris soin de choyer les industriels préférés de la Sarkozie. Qui décora en grandes pompes, sur fond de conteneurs empilés, le Breton Vincent Bolloré, sinon Gbagbo Laurent ?

Trêve -provisoire- d’ironie. Car Alain Toussaint dénonce ensuite, à bon droit, les travers du nouveau pouvoir. Notamment son échec -patent à ce stade- sur le chantier crucial de la réconciliation, la dissymétrie judiciaire qui épargne les criminels engagés du bon côté de l’Histoire, la persistance de l’emprise des miliciens d’hier ou l’essor de la corruption. Autant de griefs détaillés au fil de rapports récents par Human Rights Watch, Amnesty International ou l’International Crisis Group. Et que l’auteur de ces lignes a mis en évidence sur ce blog comme dans les colonnes de L’Express, notamment au retour d’un reportage à Duékoué («Les plaies à vif de la Côte d’Ivoire »). Oui, en butte aux agressions armées déclenchées par l’arrière-garde du mauvais perdant dans le Grand Ouest ou aux portes d’Abidjan, Ouattara et les siens se raidissent, au risque de bâillonner opposants et médias dissidents. Mais pourquoi diable faut-il que le fidèle poète de cour du « Woody » détrôné discrédite sa charge à coups de fantasmes récurrents et de chiffres fantaisistes ?

-Guillaume Soro et « ADO » ont « recruté et financé, avec leurs parrains français, des dizaines de milliers de mercenaires, coupables de la mort de plus de 10000 personnes depuis septembre 2002 ». Et pourquoi pas des centaines de milliers de soldats de fortune ? De plus, ceux qui, à la différence du camarade Toussaint, ne sont pas frappés d’amnésie sélective, se souviennent fort bien que le système Gbagbo enrôla à tour de bras « chiens de guerre » libériens et pilotes venus tout droit -comme on s’retrouve- d’ex-URSS. Décidément hanté par les références soviétiques, l’invité de La Voix de la Russie assimile ensuite, tout en nuances, le nord du pays à un « goulag ». Soljenitsyne, si tu nous entends…

Celles et ceux qui y vivent, mais aussi leurs voisins, le savent : le devenir de la Côte d’Ivoire est trop essentiel pour qu’on passe sous silence les errements de ses nouveaux maîtres ; et trop vital pour qu’on alimente de la sorte un revanchisme stérile.

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