En Côte d’Ivoire, les attaques se multiplient, les auteurs restent introuvables
Par Fanny Pigeaud | Médiapart | 03 octobre 2012
QUI CHERCHE à déstabiliser le pouvoir du président ivoirien Alassane Ouattara ? Depuis début août, la Côte d’Ivoire est le théâtre de curieuses attaques : des positions militaires sont mitraillées et vidées de leurs stocks d’armes par des hommes mal identifiés, suscitant craintes et interrogations. Le tout dans un contexte politique resté très tendu depuis le grave conflit qui a opposé M. Ouattara et son prédécesseur Laurent Gbagbo entre décembre 2010 et avril 2011, au lendemain d’une élection présidentielle très disputée.
De fait, le règlement politique et judiciaire de cette crise n’est qu’à peine commencé. Cette semaine s’est ainsi ouvert à Abidjan le premier grand procès lié à la crise ivoirienne de 2010-2011. Sur le banc des prévenus : le général Brunot Dogbo Blé, pilier de l’appareil sécuritaire de l’ex-régime de Laurent Gbagbo, et quatre autres militaires, inculpés d’assassinat, d’enlèvement ou de complicité d’assassinat du colonel-major à la retraite Adama Dosso en mars 2011. La première audience, mardi, n’a duré qu’une heure et a donné lieu à de vifs échanges, signe que la tension dans le pays est loin d’être retombée.
Elle s’est même exacerbée depuis début août : des individus lourdement armés ont pris d’assaut le camp d’Akouédo, l’une des plus grandes casernes militaires du pays, située à Abidjan. Pendant plusieurs heures, ils ont occupé les lieux, tuant une dizaine de soldats, dévalisant l’armurerie, avant de disparaître dans la nature. Des épisodes similaires se sont produits dans d’autres quartiers d’Abidjan et plusieurs autres localités : à Abengourou (est), Agboville (sud), Dabou (sud). Le dernier s’est déroulé le 22 septembre à l’est, à la frontière avec le Ghana. Il a fait officiellement cinq morts.
En tête des suspects possibles : les fidèles de l’ancien président Laurent Gbagbo – en détention depuis bientôt un an à La Haye, soupçonné par la Cour pénale internationale (CPI) d’être «coauteur de crimes contre l’humanité» commis pendant la crise postélectorale. Ce n’est un secret pour personne : beaucoup des militaires qui ont servi sous M. Gbagbo et vivent en exil dans les pays voisins, où ils sont plus d’un millier, ont des envies de revanche depuis l’installation au pouvoir par la force d’Alassane Ouattara, appuyé par l’armée française et l’ONU, en avril 2011. Les autorités les ont d’ailleurs très vite incriminés. Au lendemain de la dernière attaque, M. Ouattara a même décidé de fermer la frontière avec le Ghana, suspecté d’être leur base arrière. Le Front populaire ivoirien (FPI), parti de M. Gbagbo, est aussi dans le collimateur, accusé d’être de mèche avec ces militaires, bien qu’il ait nié toute implication. «Ils veulent créer la psychose, déclencher une insurrection», soutient Joël N’Guessan, porte-parole du parti au pouvoir, le Rassemblement des républicains (RDR).
Mais dans l’hypothèse où des partisans de M. Gbagbo seraient à la manœuvre, ce ne sont pas eux qui profitent pour le moment de ces opérations armées : après chaque attaque, les forces de sécurité multiplient les interpellations qui visent essentiellement les groupes ethniques présumés favorables à M. Gbagbo et les membres de son parti. Pour le seul mois d’août, l’ONU a compté près de 400 arrestations, dont beaucoup se sont déroulées hors du cadre légal. Mi-septembre, le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) a ainsi dénoncé des «détentions illégales et des traitements inhumains, cruels et dégradants» dans le fief de M. Gbagbo, la région de Gagnoa (ouest). En tout, 327 militants et cadres du FPI sont aujourd’hui en prison, selon Justin Koua, responsable de la jeunesse du parti. Parmi eux, il y a son numéro deux, Laurent Akoun, arrêté fin août et condamné à six mois de prison ferme pour «trouble à l’ordre public», après des déclarations publiques critiquant le pouvoir.
Pour Mamadou Koulibaly, président de LIDER, un parti d’opposition, il faut ouvrir le champ des investigations : les «assaillants», dont la presse ivoirienne parle désormais quotidiennement, pourraient aussi être issus du camp présidentiel. «Les gens qui en veulent à M. Ouattara sont nombreux», souligne M. Koulibaly. Parmi eux, il y a les combattants qui ont contribué à installer le président au pouvoir en avril 2011, mais n’ont pas été intégrés dans l’armée par la suite. Ces hommes sont plusieurs milliers et s’estiment pour la plupart mal récompensés. Ils ont toujours leurs armes. La création, en août, d’une «Autorité pour le désarmement, la démobilisation et la réinsertion» va relancer le processus de désarmement, en panne depuis un an, promet M. N’Guessan.
En attendant, ces ex-combattants ont tiré profit des attaques : au lendemain des premiers incidents, les autorités ont rappelé un certain nombre d’entre eux pour assurer des opérations de contrôle dans les rues d’Abidjan. Pour se payer, ils ont institué un système de racket très particulier : «Ils procèdent à des arrestations de jeunes aux barrages de contrôle, puis amènent ces derniers dans les camps militaires où on les torture. Ils les libèrent contre 100 000 FCFA (150 euros) ou 200 000 FCFA (300 euros)», raconte Pierre Kouamé Adjoumani, vice-président de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme (Lidho).
Les anciens éléments du fameux «Commando invisible» pro-Ouattara, qui avait mené une guérilla urbaine à Abidjan pendant la crise postélectorale, figurent également parmi les mécontents du nouveau régime. Leur chef, Ibrahim Coulibaly, dit « IB », ancien garde du corps de la famille de M. Ouattara et ex-responsable de la rébellion des Forces Nouvelles qui a tenu le nord du pays entre 2002 et 2011, a été tué le 27 avril 2011. Ce sont ses anciens camarades des Forces Nouvelles qui l’ont éliminé. Depuis, plusieurs hommes d’IB ont été supprimés ou emprisonnés, et la plupart ont été mis à l’écart.
Policiers et gendarmes ont des raisons d’être eux aussi insatisfaits : soupçonnés d’être restés fidèles à M. Gbagbo, ils sont peu ou pas armés. À l’intérieur du pays, ils ont même été remplacés de fait par les Dozos. Ces chasseurs traditionnels, reconnaissables à leur tenue marron, leurs gris-gris et leurs fusils de chasse, sont à l’origine présents dans le nord du pays et les États voisins. Lors du conflit postélectoral, ils ont joué le rôle de forces supplétives pour l’armée créée en mars 2011 par M. Ouattara. Depuis, de plus en plus nombreux, venant entre autres du Mali et du Burkina Faso, ils se sont progressivement installés sur l’ensemble du territoire, où ils interviennent dans le domaine de la sécurité mais aussi de la justice, avec l’appui des autorités.
Outre les pistes de coupables possibles menant au camp de M. Gbagbo et à celui de M. Ouattara, il en existe une troisième, évoquée notamment dans les milieux diplomatiques : celle conduisant à Guillaume Soro, actuel président de l’Assemblée nationale et ex-chef des Forces Nouvelles. Premier ministre dans le gouvernement d’union nationale sous M. Gbagbo entre 2007 et 2010, puis premier ministre et ministre de la défense pendant les premiers mois de la présidence de M. Ouattara, ce quadra est réputé ambitieux. Il a gardé des liens étroits avec des anciens chefs de guerre des Forces Nouvelles, qui commandent aujourd’hui des unités de l’armée régulière.
Mais son nom, comme celui d’autres ex-rebelles, est depuis plusieurs mois associé à la CPI : cette dernière enquête sur les crimes commis pendant le conflit postélectoral. Or les troupes placées par M. Ouattara sous la responsabilité de M. Soro sont soupçonnées d’avoir perpétré des tueries, en particulier à Duékoué (ouest) où des centaines de civils avaient été massacrés en mars 2011. Selon une source de l’ONU, la CPI «fait pression sur M. Ouattara pour qu’il lâche certains des ex-chefs de guerre ainsi que M. Soro». Ce dernier a t- il choisi avec ses alliés la voie des armes pour faire à son tour pression sur le président et rendre impossible un tel scénario ?
Le FPI a suggéré cette hypothèse lorsqu’il s’est défendu d’être lui-même mêlé aux attaques : «Qui a intérêt à avoir la mainmise sur le système de défense, dont il avait été écarté, alors que la CPI envisage sérieusement son transfert, de lui et ses hommes, à La Haye ? Qui a intérêt à mettre en difficulté le régime pour empêcher son transfèrement ?» s’est interrogé Miaka Oureto, le président du FPI, dans une déclaration, fin août. Faut-il voir un lien avec tous ces événements : le 26 septembre, M. Ouattara a nommé préfets, trois ex-chefs rebelles, dont Ousmane Coulibaly, dit «Ben Laden», soupçonné par Human Rights Watch d’être impliqué dans de graves exactions.
Et si l’explication se trouvait au croisement de ces trois pistes ? C’est l’idée avancée par un diplomate occidental qui évoque derrière les attaques un «mélange d’acteurs» de tous bords…
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