Enquête – Par le Monde
Avec les robots guerriers, la guerre va changer de visage
GUER (MORBIHAN) ENVOYÉE SPÉCIALE –
Les experts militaires évoquent une véritable « révolution ». La robotisation du champ de bataille s’accélère. La technologie est mûre pour bouleverser la guerre : car la perspective, désormais à portée, est celle d’une automatisation de l’usage de la force, de l’acte de tuer. Seraient balayées les lois de l’écrivain Isaac Asimov exigeant qu’un robot ne puisse porter atteinte à un être humain et doive obéir aux ordres qu’il lui donne. Les démocraties l’accepteront-elles ? Les milieux de la défense sont, eux, déjà en plein débat, comme en ont témoigné les militaires, chercheurs et industriels qui se sont réunis pour un colloque international aux Ecoles de Saint-Cyr, les jeudi 9 etvendredi 10 novembre, à Coëtquidan (Morbihan).
Une ligne jaune vient d’être franchie en France, comme elle fut plus récemment aux Etats-Unis ou en Israël. Sans oser le dire, les armées ont, en 2011, admis le principe du robot armé, du robot tueur, voire du robot suicide. Le langage employé, « robots effecteurs », témoigne d’un embarras moral. Il ne s’agit plus seulement de donner la mort à distance, ce que font déjà de nombreux soldats, pilotes de chasse, opérateurs de drones ou de missiles guidés.
L’armée de terre a ainsi dévoilé jeudi son « objectif d’état-major », premier document public sur le sujet. Il envisage l’usage de robots autonomes à l’horizon 2035. Pour les militaires, c’est demain. L’objectif affiché n’est pas, pour l’heure, de remplacer le combattant. On veut « mieux le protéger . En limitant les pertes, les robots faciliteront l’acceptation des conflits dans la durée », justifie l’état-major.
Quelles sont les priorités ? « Améliorer le renseignement de contact, améliorer le traitement du danger des mines et explosifs, renforcer les capacités de destruction du combattant, l’alléger. » Elles se déclinent en matériels, que la défense décidera d’acheter ou non d’ici peu : microrobots caméra de 5 kg comme ceux déjà employés par le GIGN ; mini-robots de 50 kg capables de détecter des snipper et d’exploser un obstacle ; pantins permettant de robotiser le premier véhicule d’une colonne blindée, etc. « Cela fait vingt ans que nous réfléchissons à la robotisation, maintenant il faut mettre le pied dedans, ce qui n’empêche pas de réfléchir à long terme », explique le colonel Eric Ozanne, de l’état-major des armées.
L’affaire divise. Selon les uns, les armées n’ont pas d’autre choix que de se lancer dans la robotisation, et réfléchiront en marchant à ses usages. Selon les autres, il faut, pendant qu’il est encore temps, poser en préalable un cadre intellectuel et éthique. « Les décideurs veulent-ils la robotique parce que c’est la dernière mode, ou ont-ils une vraie vision ? Savent-ils que le monde que nous allons accueillir va bien au-delà de leur imagination ? », s’inquiète le général Michel Yakovleff, adjoint du commandant suprême pour l’Europe de l’OTAN. Ce haut gradé invite à relire les ouvrages de science-fiction qui nous ont alertés sur les dangers de la déshumanisation. « Tout ce qui déshumanise la guerre est une abomination », ajoute-t-il. Une fois les robots mis au point pour tuer de façon autonome, « les barrières morales tomberont si nous sommes menacés. Or, à l’arrivée, c’est le soldat qui devra gérer les conséquences des actes du chien de guerre qu’on lui aura donné ».
Des matériels, d’observation ou d’agression, sont déjà dans les forces. Les équipements américains et israéliens dominent, mais des PME françaises, animées de jeunes ingénieurs inventifs, veulent convaincre la défense de leur passer des marchés. Cinquante pays sont lancés dans la bataille de la robotisation militaire.
Dans les airs, les engins télécommandés se généralisent en devenant de plus en plus autonomes. L’histoire a débuté au Vietnam pour les drones américains. Leur nombre est passé de 50 en l’an 2000 à 7 000 en 2010. Ils ont accompli un tiers des frappes en profondeur conduites dans les opérations militaires en cours, a rappelé le colonel Eugene Ressler, professeur à l’académie militaire de Wespoint. En mer, même chose. « En France, la marine nationale s’attend à une généralisation des robots au point que les centres de commandement des drones deviendront des cibles », note Christian Malis, professeur associé à Saint-Cyr.
Dans les armées de terre, le consensus s’est scellé dans les années 1990 : les robots accompliront les tâches « ennuyeuses, dangereuses ou sales ». L’armée américaine comptait 162 robots terrestres en 2004 ; et 3 659 en 2010. Les progrès ont été plus lents. Mais nul n’est plus choqué d’évoquer la perspective d’employer des machines semblables au Goliath, le mini tank suicide de l’armée allemande lors de la seconde guerre mondiale.
Les robots terrestres conservent de nombreuses limites : lenteur, faible autonomie en énergie, liaisons erratiques, vulnérabilité aux intempéries… Les engins démineurs restent incapables de creuser pour détruire un explosif enfoui et éviter ainsi d’exposer la vie d’un homme. « 60 % des robots reviennent d’opérations en pièces », souligne ainsi le colonel Matthias Habermann, officier référent de la Bundeswehr. « Parce que les missions militaires restent trop complexes pour les robots, la décision n’est pas encore prise d’en équiper l’armée allemande au-delà de ses forces spéciales », a-t-il précisé.
Les scientifiques assurent que ces lacunes seront très vite surmontées. « Les robots auront la mobilité de nos fantassins », assure le colonel Earl Powers, du Laboratoire de combat des Marines américains. « Au niveau tactique, ils seront partout : nous travaillons sur l’idée que chaque unité de fantassins aura ses drones de reconnaissance, d’armement, de port de munitions et de logistique, d’évacuation des blessés ». « Nous allons avoir des surprises à l’avenir, prévient pour sa part le colonel Ressler. Nous programmons des robots qui pourront entrer dans un bâtiment et engager le feu de manière plus précise qu’un fantassin. » Selon ce cadre, « il faut préparer nos officiers à cette révolution (…), le principal étant de leur donner des valeurs ».
Le général Yakovleff, de l’OTAN, « ne croit pas » au robot « tueur », mais voit de façon assez précise le rôle du « capteur » ou du « serviteur ». Pour lui, « les robots opéreront en essaim, ce qui exige des algorithmes capables de les faire fonctionner de façon collective ; ils seront mono-capteurs, portables ; ils ressembleront plus aux animaux qu’on le pense, et se déplaceront à des vitesses tactiques comparables au chien ». Pour ce haut responsable militaire, il faut « un robot pour un homme », pour que celui-ci reste le responsable.
Les chercheurs travaillent sur la façon dont les machines peuvent se coordonner entre elles autant qu’avec l’homme. Jeffrey Bradshaw, de l’Institute for Human and Machine Cognition de Floride, évoque « un travail d’équipe ». Mais quelle vitesse de décision accorder à la machine pour que l’homme puisse continuer d’intervenir ?
En 1139, le deuxième Concile de Latran avait interdit les arbalètes car elles n’étaient pas certaines d’atteindre leur cible sans risquer de tuer un innocent. En 2011, l’on sait que les algorithmes les plus sophistiqués aboutissent à des décisions aberrantes, comme l’ont montré ceux utilisés pour réguler les marchés financiers.
Les robots pulvérisent les lois de la guerre, avertit Noël Sharkey, professeur d’intelligence artificielle à l’Université de Sheffield (Royaume-Uni). « Les robots, même capables de discriminer une cible, n’ont pas de bon sens. Ils sont incapables d’appliquer les règles de proportionnalité de l’usage de la force. Ils ne sont pas responsables, souligne-t-il. Avec des drones qui volent à Mach 22 comme on les expérimente, les êtres humains ne peuvent plus être dans la boucle pour prendre des décisions ! »
Les militaires soulèvent de très nombreuses questions éthiques. « Si on attaque mon robot, vais-je tirer dans la foule pour le défendre ?, questionne le général Yakovleff. Va-t-on bâtir des escadrons de la mort de robots pour détruire ceux du camp adverse en se disant que si un homme reste à proximité, on tirera aussi ? »
Il faut d’urgence établir un cadre, défend le commandant Mark Hagerott, de la US Naval Academy, en raison de la pression économique – les robots sont moins chers que les hommes – et de l’inertie des progrès scientifiques – on ne peut revenir en arrière une fois que la technologie est là. « Face au développement massif de robots capables de déployer une force létale, il faut une prohibition. »
Nathalie Guibert
Les commentaires sont fermés.