DOSSIER – Etat de droit et équité – Après la libération des pro-Gbagbo Suspicion légitime sur l’indépendance des magistrats

La nouvelle est tombée très tard dans la nuit du mercredi au jeudi 10 novembre 2011. 20 personnalités proches de l’ancien chef de l’Etat ivoirien vont humer l’air de la liberté après 7 mois de détention sans jugement. Un grand pas certes vers l’apaisement du climat sociopolitique mais qui ne manque pas de susciter moult interrogations et polémiques sur l’immixtion encore avec grand fracas du politique dans des affaires judiciaires.

Un grand pas vers la décrispation

Si le Fpi de Laurent Gbagbo n’est pas totalement satisfait de la décision rendue par la Chambre d’accusation de la Cour d’Appel qui a décidé d’examiner seulement 20 cas sur 65 présentés, force est de reconnaître aujourd’hui qu’un grand pas a été fait pour une décrispation sociale avant les législatives de décembre 2011. En décidant d’interférer dans une affaire qui relève de la compétence exclusive de la justice, le pouvoir exécutif nourrissait intérieurement, un seul objectif : contribuer au plus vite à l’apaisement du climat sociopolitique avant l’échéance des législatives attendues par tous. Cet interventionnisme de l’exécutif dans le judiciaire est aujourd’hui source d’inquiétudes. De graves menaces pèsent aujourd’hui sur l’indépendance de la justice, de la construction d’un état de droit et d’équité. Certes, les Ivoiriens se réjouissent de cette volonté de décrispation du pouvoir d’Abidjan. Ils se réjouissent donc de ce que des pro-Gbagbo ont été libérés, que des avoirs seront dégelés à partir de cette décision de justice. La nouvelle mesure prise va redonner confiance aux exilés qui vont décider de rentrer au bercail. Parce que les nouvelles du pays rassurent aujourd’hui quant au retour à la normalité avec l’élargissement d’anciens dignitaires du régime Gbagbo poursuivis hier par la justice ivoirienne. L’IA, le journal dont vous avez rêvé, avait déjà interpellé le pouvoir Ouattara sur la nécessité de faire un choix entre la justice d’abord et la réconciliation après ou l’inverse. Il y avait véritablement un choix à opérer. Car le temps de la réconciliation ne peut être celui de la justice punitive en même temps. La justice suppose in fine une sanction, une punition. C’est pourquoi il faut se garder de mélanger les deux genres. Il faut, soit conduire la réconciliation à son terme avant toute justice réparatrice, soit sanctionner d’abord avant de parler ensuite de réconciliation. L’IA se réjouit avec beaucoup d’autres Ivoiriens de cette mesure de décrispation. Mais s’inquiète du piétinement du pouvoir judiciaire par l’exécutif. La justice ivoirienne est bien ici la grande perdante dans cette mesure. On en parle tant n’est pas aujourd’hui sérieusement menacée par les exigences de la réconciliation nationale du pouvoir exécutif. Il y a danger à l’horizon d’avoir une justice aux ordres et donc manipulée encore par le pouvoir.

Le pouvoir judiciaire écrasé et humilié

Est-ce le retour aux pratiques décriées sous l’ancien régime par le Rhdp aujourd’hui au pouvoir ? Hier cette opposition incarnée par ce regroupement politique décriait une justice aux ordres où le procureur Tchimou Féhou Raymond prenait ses ordres chaque semaine à la résidence de Laurent Gbagbo. On le voit, les anciennes pratiques ont bien la tête dure. Mais faut-il jeter la pierre au politique et absoudre la justice qui n’a pas pris le devant des choses, en anticipant dans ce sens voulu aujourd’hui par l’exécutif ? N’a-t-il pas volé au secours de cette justice qui montrait des signes de passiveté, d’attentisme ? Ou qui tournait tout simplement en rond ?

Ce qui est reproché à la justice ivoirienne

Le Président Alassane Ouattara déclarait récemment au séminaire organisé par le ministère de la justice à Yamoussoukro ceci : ‘’Notre justice n’est ni rassurante, ni sécurisante’’. Ces propos illustrent bien le mal de la justice ivoirienne. Qui brille par de longues procédures, lourdes et difficiles. Qui n’en finissent pas. Tergiversations, hésitations sont les maux qui la minent. Elle aurait pu déceler dans l’appel du président Ouattara aux Etats-Unis au Fpi d’aller aux législatives, la volonté du président ivoirien d’aller à la décrispation et prendre le devant des choses en allant dans le sens de l’élargissement décidé aujourd’hui au forceps par le politique. Même la rencontre du Président Ouattara avec une délégation FPI-CNRD n’a pas ouvert les yeux sur ce qui se prépare en ce sens. La justice n’a pas anticipé. Elle n’a pas exercé son pouvoir. Et s’est laissée surprendre par le politique qui a pris ses responsabilités en opposant une décision opportuniste qui tient compte de l’environnement sociopolitique actuel. Une telle décision devait venir du judiciaire qui s’est fait coiffer ici au finish. Avait-elle besoin de s’allier sur l’agenda du politique ? Où est donc l’indépendance de la justice, si elle doit être à la solde des politiques ? Une décision de cet ordre, l’aurait réconciliée avec la justiciable ivoirien et aurait redoré son blason. Mais hélas, l’état de droit et d’équité n’est peut-être pas pour demain. Il faut encore attendre pour l’indépendance de la justice, qui exige des magistrats audacieux , sachant anticiper et rendre des décisions d’opportunité.

Des personnes relâchées qui n’ont jamais été entendues

L’indépendance de la justice. Ce problème reste entier et à solutionner. Car cette justice montre des signes inquiétants quant à sa volonté d’agir sans une dictée du politique. Comment peut-on comprendre que des personnes détenues pendant sept (7) mois sans aucune audition puissent être relâchées un matin sans qu’on ne leur signifie ce pourquoi elles étaient maintenues dans les liens de la justice ? Peut-on véritablement dans ce cas de figure parler d’état de droit et d’équité si elles n’ont jamais été auditionnées ? La justice ivoirienne donne ici des arguments au Fpi de crier à des arrestations arbitraires, de chasses aux sorcières contre ses proches. Parce qu’elle a failli à sa mission. Toute cette cacophonie entre le politique et le judiciaire sonne un peu désordre. Cela n’est ni rassurant, ni sécurisant, comme le Chef de l’Etat lui-même l’avait dit. Il y a véritablement un goût d’inachevé dans ces remises en liberté provisoire qui donnent des arguments solides au Fpi de monter sur ses grands chevaux pour parler de violations des droits de l’Homme sur la base des arrestations arbitraires de ses membres et libérés dans un flou total.
Vivement que le politique se tienne loin des affaires judiciaires et que véritablement les juges fassent librement leur travail sans injonction des gouvernants. Pour un état de droit, d’équité et démocratique. On a connu des Camille Hoguié, Yapo Yanon, Zoro-Bi Ballo, Maître Assi etc… Des valeurs ont existé et montré le chemin.
Maxime Wangué

Encadré
‘’Une justice mal amenée peut enflammer la situation’’

‘’Une justice mal amenée peut enflammer la situation’’. Ces propos de maître Philippe Currat, avocat Suisse et spécialiste de la CPI interpellent les autorités d’Eburnie, la justice ivoirienne, la CDVR pour que la justice punitive, sélective, partisane, partiale et partielle n’envenime pas la situation en Côte d’Ivoire. Pour que la justice des vainqueurs ne s’abatte pas sur les vaincus, elle doit se garder de tout zèle, de tout abus de pouvoirs ou excès. De la part des magistrats et juges qui doivent exercer en toute indépendance et liberté. Sans immixtion intempestive du politique dans des affaires qui relèvent purement de la magistrature. Pour ne l’avoir pas compris hier, des hommes de droit se sont tristement illustrés par des abus de toutes sortes : arrestations et détentions arbitraires, arguments fallacieux pour des emprisonnements tout aussi fallacieux. Mises en liberté provisoire et libérations aux relents mercantiles, tribalistes ou claniques. La Côte d’Ivoire revient de loin. Elle ne doit pas encore s’accommoder de ces pratiques anciennes décriées hier avant l’accession à la magistrature suprême du Président Alassane Ouattara. Me Philippe Currat, un pratiquant du droit à la CPI a prévenu : ‘’une justice mal amenée peut enflammer la situation’’. Que la justice ivoirienne prenne donc garde de tomber dans le piège de la ‘’justice des vainqueurs contre les vaincus’’. Pour cela, elle doit se départir du diktat du politique pour prôner son indépendance et surtout faire respecter cette indépendance et liberté que lui confère son statut. Il lui faut rompre avec le copinage, la complicité que tente d’instituer le politique. Que les décisions de justice émanent librement d’elle seule mais jamais qu’elles ne soient dictées par le pouvoir exécutif. C’est de cette manière seule que la justice pourra se réconcilier d’avec le justiciable après dix années de pratiques obscures.
Igor Wawayou

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Après leur mise en liberté provisoire / Quelle attitude vont adopter les bénéficiaires de la mesure ?
Le cas Danièle Boni Clavierie suivi à la loupe
Parmi la vingtaine de personnalités élargies depuis le mercredi 9 novembre 2011, figurent des visages connus dans le microcosme politique. On peut citer pêle-mêle le professeur Joseph Kata Kéké, député Fpi de Daloa sous-préfecture. Etien Amoakon membre des instances du Fpi, idem pour la maire d’Issia, Adèle Dédi Tapé ou encore le docteur en économie Maurice Lorougnon, compagnon de lutte de Laurent Gbagbo et ancien rédacteur en chef du quotidien « La Voie » et de l’hebdomadaire « Nouvel Horizon ». Dassé Martin, directeur du siège du Fpi, le professeur Koné Boubakar, dernier directeur du protocole du président Laurent Gbagbo font aussi partie du système politique du parti de Laurent Gbagbo et Diabaté Bêh, Conseiller économique et social pour le compte du FPI. Pour ceux-là, nul doute qu’ils feront encore leur chemin en politique. Ce qu’ils viennent de vivre, fait partie de la routine à laquelle tout politicien doit s’accommoder. En principe, cette parenthèse douloureuse ne devrait pas tiédir leur engagement en politique. Même si l’épée de Damoclès reste pendante sur leurs têtes car ils ne sont qu’en liberté provisoire.

Ceux qui ont rejoint Laurent Gbagbo après avoir quitté leurs partis

Dans le cadre de la présidentielle qui se préparait après les différents accords, une coalition de mouvements et partis politiques s’était mise en place pour apporter la contradiction au Rhdp, la coalition des houphouëtistes qui a vu le jour en 2005 à Paris. La Majorité présidentielle (Lmp) qui comprenait le Cnrd et le Fpi devenait ainsi ‘’l’antidote’’ du Rhdp. Georges Armand Ouégnin, membre du Rassemblement pour la paix et le partage (Rpp), Gnamien Yao, transfuge du Pdci, Dogo Raphaël qui dirigeait un mouvement des personnes handicapées et Danièle Boni Claverie, présidente fondatrice de l’Union Républicaine pour la Démocratie (Urd), sont de cette écurie. Pour eux, la question peut se poser. Vont-ils continuer avec le parti de Gbagbo, se retirer du champ politique ou changer de veste ? L’interrogation demeure car certains parmi ces ténors ont bu à la source de l’houphouëtisme. Une philosophie politique guidée par la maxime qui dit « la politique est la saine appréciation des réalités du moment».

Le cas particulier de Danièle Boni Claverie

Où va militer Akissi Danièle Boni Claverie après sa libération ? Hier, elle était avec Henri Konan Bédié, après Houphouët-Boigny. Ensuite, ce fut Robert Guéï sous la transition militaire et Laurent Gbagbo. Sera-ce bientôt Ouattara ? La fille de Tiassalé dont le père Alphonse Boni fut un baron du Pdci-Rda et fidèle compagnon de Félix Houphouët-Boigny a créé l’Urd pour se faire une place dans le paysage politique qui va sûrement se recomposer. Va-t-elle cette fois-ci faire mentir les observateurs de la scène politique ? Tout près n’est pas loin, dit-on, à Abobo.
S. Débailly

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Justice / Libération des pro-Gbagbo
Une délégation de l’UA salue l’action judiciaire
La liberté provisoire accordée à 20 personnalités membres de l’ancien pouvoir, en détention depuis sept mois, a été saluée par une délégation de l’Union Africaine. C’était, le jeudi 10 novembre 2011, à la faveur d’une séance de travail avec le ministre des Droits de l’Homme et des Libertés Publiques, Coulibaly Gnénéma à son cabinet sis au Plateau. Venue évaluer les besoins du ministère des Droits de l’Homme et des Libertés Publiques pour la promotion des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire, une délégation de l’Union Africaine conduite par l’ancien Premier ministre de la République Centrafricaine, Anicet Georges Dologuelé, a salué l’action judiciaire qui a permis à vingt (20) membres de l’ancien régime de recouvrer une liberté provisoire. «Nous sommes dans une mission d’expertise, je me garderais d’aborder des décisions politiques. Mais dès lors que la justice s’exerce en faveur de certains Ivoiriens, comme c’est le cas des personnalités politiques, c’est une bonne chose», a déclaré SEM Anicet Georges Dologuelé. S’agissant de l’évaluation de la situation des Droits de l’Homme, le chef de la délégation de l’UA a noté une nette amélioration. « Beaucoup d’efforts ont été faits en matière de Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire, depuis la crise postélectorale. Entre ce que nous avons entendu par voie de presse, il y a quelques mois, et ce que nous constatons depuis votre arrivée, nous disons qu’il y a une nette amélioration», a-t-il constaté. Et c’est vu cette amélioration, que l’Union Africaine s’est engagée après avoir identifié les besoins du ministère, à soutenir le ministre Coulibaly Gnénéma pour la réussite de sa mission.
K.Ange

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Réactions de quelques hommes politiques et leaders d’opinions …
Koua Justin, secrétaire national par intérim de la Jfpi :
«C’est un geste dérisoire»
‘’On n’a pas avancé d’un pas. Nous attendons la libération de tous les détenus y compris Laurent Gbagbo. Nous voulons leur liberté provisoire pour que la justice, jouant son rôle, puisse les blanchir ou les condamner. Mais dans le cadre d’une justice qui n’est pas aux ordres. Maintenant, ce que le peuple attend, c’est la libération de tous les détenus. Il ne s’agit pas de libérer quelques-uns pour faire plaisir. La Jfpi attend la libération de Laurent Gbagbo et de tous les autres détenus. La remise en liberté provisoire des 20 personnalités est pour nous un geste dérisoire. Pourquoi ceux-là, si tous sont détenus avec les mêmes chefs d’accusation ? De quelle justice s’agit-il ici ? La Côte d’Ivoire souffre de sa justice. La Jfpi s’engagera dans le combat jusqu’à l’obtention de la liberté de tous les détenus’’.

Boa Amoakon Edjampan Tiémélé, député Pdci-Rda:
«C’est un élément qui peut détendre l’atmosphère»
‘’C’est une très bonne chose. Nous nous battons pour que par le biais d’un rapprochement avec nos frères, nous puissions détendre l’atmosphère. Et ce qui vient de se passer est un élément pour détendre l’atmosphère. Nous espérons que le parquet examinera tous les dossiers’’.

Bamba Sindou, président du Raidh:
«Nous avons espoir que cela va continuer»
‘’Cela concourt à la décrispation de la situation sociopolitique et on espère qu’il y aura beaucoup d’actes dans ce sens. La paix sociale en dépend. Il faut aller dans le sens du dialogue politique. Mais pour y arriver, il faut la présence des partis politiques. Maintenant pour ceux qui pensent que c’est peu, je pense que c’est un processus qui est enclenché et on n’en est pas certainement à la fin. Nous avons espoir que cela va continuer’’.

Nathalie Koné Traoré, directrice exécutive du Cefci:
«S’il n’y a rien à leur reprocher, il faut les libérer tous»
‘’C’est une question de justice. Au centre féminin pour la démocratie et les droits humains, nous pensons qu’il faut laisser la justice opérer en toute liberté. Quand on libère certains détenus et qu’on laisse d’autres, sur quelles bases le fait-on, étant donné que les ministres du gouvernement déchu étaient détenus sous les mêmes chefs d’inculpation. S’il n’y a rien à leur reprocher, il faut les libérer tous et éclaircir une fois pour toute leur situation. Encore une fois, nous appelons à une justice équitable et non politique. Parce que la coïncidence entre l’approche des législatives et la libération des prisonniers me paraît surprenante. Il y a sûrement des manœuvres politiques qui n’honorent pas la justice’’.

Traoré Wodjofini, coordonnateur de la Cosopci :
«Nous demandons au Chef de l’Etat de faire encore des efforts pour libérer d’autres personnalités»
‘’Je voudrais saluer ce premier geste d’apaisement et de décrispation de la situation politique à la veille de l’organisation des législatives apaisées. Nous demandons, à propos, au FPI de jouer la carte de l’apaisement. Nous saluons aussi le sens d’ouverture du Chef de l’Etat et la voie du dialogue qu’il a empruntée. Nous lui demandons de faire encore des efforts s’il en a la capacité, en vue de la libération de d’autres personnalités de l’ancien régime qui ne sont pas impliquées dans des crimes contre l’humanité. Afin que ceux-ci puissent se présenter aux futures élections législatives. Ce sera un signal fort. Comme l’a dit le représentant de l’ONU en Côte d’Ivoire, il faut qu’il y ait une forte participation de l’opposition à ces législatives. Pour que nous puissions avoir un parlement multipartite. Et ce pour la promotion de la démocratie en Côte d’Ivoire’’.

N’Gouan Patrick, coordonnateur de la convention de la société civile ivoirienne :
«Cette libération contribuera à la décrispation sociopolitique»
‘’C’est une bonne chose qu’ils soient libérés, s’il n’y a pas de chefs d’inculpation contre eux. C’est leur droit. Cette libération contribuera à la décrispation sociopolitique et à la réconciliation nationale. Toutefois, il faut que ceux qui sont encore détenus puissent faire l’objet d’une procédure équitable et impartiale pour qu’on n’ait pas l’impression qu’il y a une justice à deux vitesses’’.

Tapé Kipré, secrétaire national aux élections (Fpi) :
«On veut les voir d’abord»
‘’On voudrait les voir, les saluer avant toute déclaration. Pour l’instant, c’est une liberté provisoire et on veut les voir avec nous d’abord’’.
Propos recueillis par S. Débailly et R. Dibi

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