Par Sabine Cessou
La Cour pénale internationale (CPI) a décidé d’enquêter sur la Côte d’Ivoire, mais les défenseurs des droits de l’homme redoutent encore une justice des vainqueurs.
Le gouvernement d’Alassane Ouattara a inculpé 118 personnalités de l’ancien régime, Laurent et Simone Gbagbo inclus, mais strictement personne dans son propre camp. Pourtant, le massacre de Duékoué, perpétré le 29 mars par les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) pro-Ouattara et leurs alliés dozos, des chasseurs traditionnels, représente l’une des plus graves violations des droits de l’homme commises durant les cinq mois de crise post-électorale.
A Duékoué, les survivants ou les familles des victimes «vivent encore aujourd’hui dans un camp humanitaire installé à la sortie de la ville, et ont trop peur ou sont dans l’impossibilité de rentrer chez eux», dénonce Human Rights Watch (HRW).
Les noms des responsables
Cette organisation américaine de défense des droits de l’homme, dans un rapport publié le 6 octobre et intitulé «Ils les ont tués comme si de rien n’était», fait l’inventaire des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis de novembre 2010 à juin 2011. Mâchant le travail de la CPI (Cour pénale internationale), elle désigne aussi des coupables. Douze responsables militaires et politiques sont pointés du doigt.
Huit de ces hommes appartiennent au camp Gbagbo et quatre au camp Ouattara. Parmi eux, le capitaine Eddie Médi, actuel commandant des FRCI à Bloléquin, chargé de mener l’offensive de mars de Toulépleu à Guiglo, dans l’ouest du pays. Tout au long de son passage, des civils guérés ont été tués, des villages incendiés et des femmes violées. Egalement désigné, le commandat Fofana Losséni, alias «Loss», supérieur hiérarchique d’Eddie Médi, responsable des soldats ayant massacré des civils à Duékoué le 29 mars. Quant au commandant Ousmane Coulibaly, alias «Ben Laden», il aurait été responsable d’exactions dès la rébellion nordiste de 2002-2003, dans l’ouest du pays.
Selon HRW, il est impliqué dans des actes de torture et des exécutions sommaires dans le secteur Koweit de Yopougon, un quartier d’Abidjan considéré comme le fief de Laurent Gbagbo. Le “comzone” Chérif Ousmane, longtemps en poste à Bouaké, chef des opérations des FRCI à Yopougon après la bataille d’Abidjan, a été promu en août numéro deux de la sécurité présidentielle. Il est directement mis en cause par HRW, qui cite ce témoignage poignant d’un soldat des FRCI ayant participé en mai à l’exécution de 29 civils.
«Ce qui m’a choqué, c’est que nous avons exécuté 29 personnes que nous avions arrêtées lors de notre ratissage dans le quartier Millionnaire [Yopougon]. Ce jour-là, je me souviens, le commandant Chérif [Ousmane] était très en colère parce qu’il avait perdu six dans les combats contre les miliciens à Abobo Doumé [le quartier de Yopougon près de la Base maritime]. Au moment de nous replier, le chef d’unité lui a demandé par téléphone ce que nous devions faire des prisonniers, et nous avons reçu l’ordre de notre chef qui a cité le nom de Chérif : «Vous n’avez arrêté personne, je ne veux voir aucun prisonnier.» Nous les avons conduits au bâtiment GESCO et les avons exécutés à quelques mètres de là au bord de la route. Ils ont été tués par vagues de cinq par cinq et quatre par quatre. Nous les avons fusillés sans même leur bander les yeux, ils ont tout vu. Ils pleuraient et nous suppliaient de les laisser en vie, qu’ils n’avaient rien à voir avec les miliciens.»
Laurent Gbagbo mis en cause
Parmi les personnalités en cause dans le camp adverse, on trouve Laurent Gbagbo lui-même, mais aussi Charles Blé Goudé, qui se cacherait au Ghana, après être passé par le Bénin et la Gambie, et qui a agi en chef de milice à la tête des Jeunes patriotes.
L’ancien chef d’état-major Philippe Mangou, qui a prêté allégeance à Alassane Ouattara après l’arrestation de Laurent Gbagbo, est aussi accusé de n’avoir rien fait pour empêcher les exactions contre les civils, de même que deux anciens chefs d’unités d’élite, les généraux Guiai Bi Poin, du Centre de commandement des opérations de sécurité (Cecos), et Bruno Dogbo Blé, commandant de la Garde républicaine.
Parmi les personnes citées figure aussi un certain «Bob Marley», chef mercenaire libérien engagé par Laurent Gbagbo et responsable d’au moins 120 morts dans l’ouest du pays – des massacres de «nordistes». Denis Maho Glofiéhi, lui, a dirigé les milices pro-Gbagbo dans l’ouest du pays et participé aux exactions commises à Abidjan (capitale économique de la Côte d’Ivoire) pendant la crise post-électorale. Quant à Pierre Brou Amessan, il est épinglé par HRW en tant que directeur général de la Radio-télévision ivoirienne (RTI), média d’Etat ayant appelé à des violences contre les gens du nord et les personnels des Nations unies.
Une liste tenue secrète
Fait troublant, HRW rappelle qu’une commission d’enquête internationale a publié en juin 2011 un rapport commandé par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à la demande du gouvernement Ouattara. Ce rapport comporte en annexe une liste de noms de personnes soupçonnées d’avoir trempé dans des crimes graves, et qui devraient faire l’objet d’une enquête.
HRW révèle que cette annexe, transmise à Luis Moreno-Ocampo, le procureur de la CPI, n’a pas été communiquée aux autorités ivoiriennes. Pourquoi? Sans doute pour préserver un équilibre politique encore précaire, et éviter de mettre le feu aux poudres en Côte d’Ivoire. Alors que les FRCI s’intègrent dans les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), les fauteurs de troubles disposent encore d’une certaine capacité de nuisance, à des postes importants.
HRW n’en a pas moins appelé les Nations unies à remettre l’annexe au président Alassane Ouattara, au ministre de la Justice Jeannot Ahoussou, ainsi qu’aux procureurs d’Abidjan et Daloa, «pour garantir que justice soit faite».
Le rapport de HRW ne met pas directement en cause Guillaume Soro, ancien chef rebelle et Premier ministre d’Alassane Ouattara, qui ne pouvait pas ignorer l’étendue des exactions commises par les FRCI.
Ce document, qui va faire couler beaucoup d’encre, met cependant le doigt sur un point sensible: il estime en effet que des responsables du camp Ouattara ainsi que des diplomates étrangers proches du gouvernement (sans citer la France), ont «parfois sous-entendu dans leurs déclarations que si les FRCI avaient commis des actes regrettables, ceux-ci étaient moins condamnables que ceux perpétrés par les forces de Gbagbo».
HRW s’en tient évidemment à la défense de toutes les victimes du conflit, et plante une écharde de taille dans le talon de Ouattara. Le président ivoirien ne pourra pas faire comme si le rapport n’existait pas. Les éventuelles poursuites de la CPI contre son propre camp vont lui permettre de laisser à d’autres la tâche de faire le ménage, mais risquent aussi de le déstabiliser – certains pouvant être tentés de s’emparer du pouvoir ou de le liquider.
Le retour de Charles Blé Goudé
Charles Blé Goudé ne s’y est pas trompé: il s’est empressé d’exploiter la nouvelle donne créée par le rapport de HRW. Dans un message diffusé le 5 octobre, il dénonce une situation sécuritaire encore hasardeuse pour les partisans réels ou supposés de Laurent Gbagbo. Et Blé Goudé «d’exiger» une nouvelle composition et une «dépolitisation» de la Commission électorale indépendante (CEI), «le retour dans les casernes des policiers et gendarmes, le désarmement des FRCI, la restitution des domiciles des cadres pro-Gbagbo illégalement occupés par des hommes en armes, le report des législatives pour créer des conditions qui les rendent justes, libres et transparentes.»
Charles Blé Goudé, contre qui la justice ivoirienne a délivré un mandat d’arrêt international, devrait bientôt être visé par la CPI. Il n’est plus en mesure «d’exiger» quoi que ce soit. Le fait qu’il cherche encore à tirer parti des faiblesses du régime actuel n’en reste pas moins frappant. Les radicaux du FPI (Front populaire ivoirien) n’ont pas forcément dit leur dernier mot.
Sabine Cessou
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