Jean-Pierre BEJOT – La Dépêche Diplomatique avec le faso.net
Alassane D. Ouattara, un président « légal » qui entend affirmer pleinement sa « légitimité »
Il est né l’année où j’obtenais mon bachot. Ce qui fait que nous avons un parcours « ivoirien » qui se coupe et se recoupe mais avec un point de vue différencié sur les mêmes événements. Il avait « l’âge d’homme » (celui où, au sortir des études, on débute dans la vie active) quand son pays a sombré, une première fois, dans le chaos. Depuis l’interdiction en Côte d’Ivoire du magazine dont j’étais le rédacteur en chef (une publication du groupe Jeune Afrique), à la suite de la mise en cause du « Vieux » dans la liquidation de Thomas Sankara au Burkina Faso, c’était la première fois que j’y retournais. Sous une identité d’emprunt.
Balla Keïta, le tout puissant ministre de l’Education nationale, s’activait pour faire lever la sanction et, dans cette perspective, Denis Bra Kanon, incontournable ministre de l’Agriculture, avait accepté de me recevoir discrètement. La Côte d’Ivoire était en pleine « bataille du cacao ». C’était au printemps 1989. Je voyais la Côte d’Ivoire basculer d’une époque dans l’autre : de l’économie nationale à l’économie mondiale. Non pas que la réalité avait changé ; mais sa perception était différente. Félix Houphouët-Boigny venait de passer soixante-neuf jours en Europe. Il avait quitté la Côte d’Ivoire le 5 mars 1989 ; il était revenu au pays le vendredi 12 mai 1989 dans son Grumann présidentiel. Pour annoncer qu’après deux années de bataille sur le front des matières premières, la Côte d’Ivoire rentrait dans le rang. Le pays tout entier sortira meurtri de cette dernière bataille. Pour longtemps. Mais personne ne savait encore que cette affaire-là préparait, déjà, l’arrivée au pouvoir d’Alassane D. Ouattara.
J’avais dépassé la quarantaine ; Hamed Bakayoko n’avait pas encore vingt-cinq ans. L’un et l’autre allions vivre intensément, chacun à notre place, les années « ivoiriennes » (et « ouattaristes ») qui allaient suivre. Désormais, ADO est président de la République, Bakayoko est ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur. Je repensais à tout cela, voici peu de temps, alors que j’évoquais avec Bakayoko la nuit du samedi 17 février 1990, quand une panne générale d’électricité a touché la quasi-totalité du territoire ivoirien jetant la Côte d’Ivoire urbaine dans les ténèbres et les étudiants dans la rue. Je dînais ce soir-là dans les jardins de la résidence de Balla Keita avec qui j’avais suivi, à la télé, quelques jours auparavant, la libération de Nelson Mandela (Balla Keita, qui parlait couramment allemand, avait été membre de la mission que Houphouët avait envoyée en Afrique du Sud au temps de l’apartheid). Nous avons terminé le dîner à la lueur d’une lampe-tempête. Les émeutes de Yop-City, dans la nuit du 19-20 février 1990, allaient précipiter la Côte d’Ivoire dans la crise. 21 ans plus tard, nous étions à Paris ; Bakayoko fidèle à lui-même, avait hésité, pour notre rendez-vous, entre le bar du très « sarkozien » Fouquet’s, sur les Champs-Elysées, où le jardin d’un grand hôtel proche de l’Elysée. Ce sera le jardin.
Pour Bakayoko, il s’agissait de respirer un autre air que celui de l’hôtel du Golf où il était resté confiné pendant la crise post-présidentielle et de s’entretenir avec Claude Guéant, ministre français de l’Intérieur, de la politique de coopération à mettre en place entre les deux pays. C’est que la France s’implique beaucoup dans la question sécuritaire en Côte d’Ivoire.
Formateurs, savoir-faire et matériel ; « une grande dotation » souligne Bakayoko. « Nous n’avons pas de complexes avec toutes ces histoires de souveraineté », ajoute le ministre de l’Intérieur. Il sait que la sécurité est une attente des populations, des opérateurs économiques, des diplomates, des investisseurs, des bailleurs de fonds… Et s’il évoque un « retour extraordinaire à la normalité », il sait aussi que cette « normalité » est volatile et que, pour l’instant, elle ne concerne que certains quartiers de la capitale où les « barrages » ont été démantelés. Il me parle du « plan d’urgence », du découpage d’Abidjan en six zones, des patrouilles mixtes, de la sécurisation des zones portuaires, de la réouverture de la MACA (Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan), de la récupération des armes avec le concours de l’ONUCI. Il me dit que, compte tenu de la détérioration de la situation imputable à la crise post-présidentielle, les autorités sont contraintes d’avancer « par paliers » et qu’il était nécessaire, dans un premier temps, de mettre « en première ligne », les FRCI, mais que les progrès enregistrés ont permis de récupérer les commissariats, désormais occupés par les seuls policiers, tandis que la lutte contre la criminalité est exclusivement du ressort de la police judiciaire. « En matière d’insécurité, c’est un retour à la situation d’avant la crise », me précise-t-il, ajoutant que tout cela se fait « dans le respect des droits de l’homme ». Il ajoute : « la normalité sera absolue dès 2012 ». « C’est le style ADO. Aucun problème ne reste en suspens. Toutes les difficultés rencontrées sont traitées et font l’objet d’un suivi ; et cela a permis une reprise rapide de l’activité. Les ministres ne sont même plus à l’heure au travail : ils sont en avance ! ».
Ailleurs, la situation est plus nuancée. Le gros point noir demeure l’Ouest, une « zone poreuse » me précise-t-il, dont la sécurisation a été confiée à l’ONUCI qui a érigé 4 pôles permettant d’intervenir rapidement sur la frontière. Un mini sommet extraordinaire de six chefs d’Etat de la CEDEAO vient d’ailleurs de se tenir à Abuja (Nigeria), le samedi 10 septembre 2011, afin d’examiner l’évolution de la situation à la veille de la présidentielle au Liberia (octobre 2011) et des législatives en Côte d’Ivoire (décembre 2011). La CEDEAO évoque des « poches de résistance de miliciens et de mercenaires » et une force conjointe de maintien de la paix CEDEAO-ONU devrait être mise sur pied afin de sécuriser la frontière entre les deux pays. Une évaluation de la situation va être assurée par les chefs d’état-major et les responsables de la police afin de déterminer « les besoins et les engagements qui sont nécessaires pour consolider la paix dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest ». Sur la situation à l’intérieur du pays et, notamment, dans les ex-zones occupées par les Forces Nouvelles (FN), Bakayoko est moins prolixe, me précisant seulement que « l’autorité de Guillaume Soro sur les FN joue positivement pour remettre les choses en place ». Bakayoko ne cache pas d’ailleurs que, jour après jour, les nouvelles autorités découvrent « des cadavres dans les placards ». Mais, ajoute-t-il aussitôt : « cela est la responsabilité de la gestion de Laurent Gbagbo ». Il évoque ainsi « l’affaire Lafont » (cf. LDD Côte d’Ivoire 0344/Lundi 5 septembre 2011) mais précise que sur ce dossier « ils n’ont pas à se cacher ni à avoir de complexes » et qu’en matière de délinquance économique le chef de l’Etat entend agir avec toute la rigueur nécessaire.
Il y a d’ailleurs une permanence dans le discours de Bakayoko : la Côte d’Ivoire se trouve dans une « situation d’urgence » ; les Ivoiriens ont « trop souffert » et ont des « attentes légitimes » ; nul ne peut contester la « légalité » du président Ouattara mais sa « légitimité » tient à la réponse apportée à ces « attentes » dont la toute première est la « liberté ». Et c’est à cela que s’attelle l’équipe gouvernementale. Evoquant cette « liberté », il me cite l’ouvrage de Barack Obama (« Les rêves de mon père. L’histoire d’un héritage en noir et blanc ») et le choc du futur chef de l’Amérique quand, revenant d’un séjour dans le Kenya de sa famille paternelle, il retrouva les Etats-Unis et, malgré tout, son espace de liberté. Dans ce livre, Obama cite son beau-père : « Parfois, la seule chose qui compte, c’est de faire ce qu’on a à faire ». Ce devrait être la devise du gouvernement ivoirien !
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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