En Côte d’Ivoire l’humuliation comme une bombe à retardement

Voilà bien un mot pour lequel la plupart des gens ne manifeste presque aucun intérêt : « humiliation». Pourtant, ce mot, que nous négligeons tant, est à l’origine de nombreux maux dans nos sociétés. Partout dans le monde, nous assistons fréquemment- par le truchement des médias- à des scènes d’humiliation d’individus de tout genre et de toute race.
Dans d’autres circonstances, nous en sommes victimes, soit dans notre petite sphère familiale, soit à l’intérieur même de l’État auquel nous appartenons. Combien de fois ces scènes d’humiliationsont-elles parfois banalisées par les chefs de famille, par les dirigeants politiques, etc., qui en sont eux-mêmes- dans le pire des cas- les auteurs ou les coauteurs ? Combien de fois nos sociétés sont-elles restées et continuent-elles de rester indifférentes à l’amertume de certains de leurs membres humiliés ?
Peut-être qu’une telle banalisation de l’humiliation et une telle indifférence vis-à-vis de celle-ci témoignent véritablement de notre ignorance de ses effets réels ! Peut-être que ses effets, nous les connaissons, et nous les feignons tout de même ! En tout cas, nous n’entendons pas, en ce qui nous concerne, prendre part à cette indifférence collective voire contagieuse.

 

C’est pourquoi nous avons décidé de tirer la sonnette d’alarme sur les dangers que présente l’humiliation- comme l’ont déjà fait d’autres personnes avant nous. De ce point de vue, une boutade célèbre du journaliste écrivain Thierry Maulnier, de son vrai nom Jacques Talagrand, nous permet de mesurer avec une telle ténuité les effets pernicieux de cette dernière : « Il y a dans l’humiliation une force cachée qui peut courir longtemps souterrainement, dans le silence de l’histoire, mais qui surgit tôt ou tard au grand jour, avec une violence torrentielle » (Violence et conscience, Gallimard, éd, 1945).

Cette boutade nous permet de mieux approfondir notre compréhension de l’humiliation, en ce qu’elle met en pleine lumière ses conséquences aussi bien lointaines qu’immédiates. En effet, l’humiliation est l’action de faire honte à quelqu’un, de le rendre humble. Cette action consiste à le rabaisser, c’est-à-dire à le dégrader de manière outrageante. On peut donc humilier une personne, un groupe de personnes, un peuple, etc., en exerçant sur ceux-ci une violence qui peut prendre des formes diverses : verbale, culturelle, physique, etc. Dans tous les cas, l’effet immédiat de l’humiliation est qu’elle crée en l’humilié un sentiment de honte et de confusion.
L’humiliation bafoue pour ainsi dire la dignité de celui qui la subit. Ce qui fait naître chez ce dernier des sentiments de haine et de vengeance qui, par conséquent, pourraient être fatals à la personne qui lui a fait connaître ce sort. Dans la mesure où l’humilié veut reconquérir sa dignité et son humanité qu’il a perdues, il décidera alors de faire payer à son bourreau le double de l’humiliation subie et même plus-dès qu’il en sera capable.Et cette violence qui l’anime est difficile à maîtriser ; elle détruit tout sur son passage.C’est une « violence torrentielle », pour user de l’expression de Maulnier (op.cit.) ; laquelle est susceptible de faire voler un jour en éclats la société toute entière.
Dans ces conditions donc, la révolte furieuse et sanglante, la lutte armée, le terrorisme, les conflits fratricides, les coups d’États, etc., apparaissent entre autres comme les effets lointains de l’humiliation sous toutes ses formes. Ils deviennent dès lors les modes d’expression par lesquels, l’humilié compte restaurer, aussi exactement que possible, le socle de son humanité. Ces modes d’expression constituent sans doute la seule façon pour lui de se faire reconnaître par la société. Par eux, l’humilié veut amener celui qu’il considère comme son bourreau à une reconnaissance coûte que coûte de ses droits, de ses valeurs, de sa liberté et de sa dignité, etc. Il veut montrer à ce dernier qu’il est un être respectable et un être qui doit être respecté des autres.

Ces considérations nous amènent à établir la réalité suivante : l’humiliation, de par ses effets dévastateurs, est une boite de Pandore avec laquelle l’on ne doit nullement jouer, pour éviter qu’elle soit ouverte.C’est, selon les termes de Maulnier : « un poison sans pardon » (op.cit.).Ce poison, inoculé dans les âmes humaines, celles-cis’en débarrassent difficilement. « Qui saurait mesurer les effets de cette force impure et sauvage, que la hontesubie dans l’impuissance a accumulée dans quelques cœurs ? » (op.cit), pour reprendre l’interrogation de l’auteur. La lutte pour l’indépendance des peuples ouest africains dans les années 1960, la lutte intrépide contre le racisme, connu sous le nom d’apartheid, en Afrique du sud avec Nelson Mandela, etc., ne sont-elles pas les effets perceptibles de l’humiliation subie dans l’impuissance par ces peuples africains ?
On ne peut point douter que les différentes crises qui ont jalonné l’histoire de notre pays- la Côte d’Ivoire- de 1999 jusqu’à la récente crise postélectorale de 2011 soient, dans une certaine mesure, les effets de l’humiliation subie par les ivoiriens eux-mêmes. Cela peut être dû soit, à l’humiliation infligée par les dirigeants politiques ivoiriens aux peuples ivoiriens à travers leur négligence des aspirations de ces derniers, par leur mauvaise gestion des biens publics, etc., soit, à l’humiliation due aux discours identitaires tenus par les populations du sud à l’endroit de celles du nord et vice versa, etc.

Durant la sanglante crise postélectorale par exemple, les pro-Ouattara et les pro-Gbagbo se sont humiliés mutuellement. On a alors vu de part et d’autre certaines personnes carbonisées, d’autres éventrées et amputées, des maisons pillées et saccagées. Nous pouvons donc tirer la leçon suivante : l’humiliation que nous infligeons, consciemment ou non, à quiconque finira toujours par s’extérioriser en se retournant contre nous de la manière la plus violente et la plus terrifiante.
Nos nouvelles autorités politiques gagneraient donc à prendre en charge les personnes humiliées dans cette situation de post-conflit en leur redonnant leur humanité, leur liberté et leur dignité, etc., si elles désirent une réconciliation vraie et sincère entre tous les ivoiriens. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. », ainsi que le stipule l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

Pancrace AKA
Étudiant licencié de philosophie, actuellement inscrit en maitrise de recherche dans cette filière à l’Université de Cocody-Abidjan.

E-mail : Pancraceaka@yahoo.fr

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