Après six mois de violence, la quasi-totalité des habitants de Côte d’Ivoire ont une histoire effroyable à raconter : un proche tué dans la plus grande brutalité, le souvenir d’un viol, le pillage ou la mise à feu d’une maison. J’ai écouté des centaines de ces récits, stupéfait par la force avec laquelle on pouvait décrire l’impensable à un inconnu tandis que se poursuivait le conflit armé.
Les habitants de la Côte d’Ivoire ont à maintes reprises évoqué un système défaillant dont la population ordinaire a fait les frais. Pendant des années, porter l’uniforme des forces de sécurité ou entretenir des liens politiques avec le gouvernement a de fait conféré une immunité contre toute poursuite judiciaire, quel que soit le délit commis. L’État de droit était remplacé par le pouvoir procuré par la possession d’une kalachnikov ou par la capacité à verser des pots-de-vin. Depuis les résidents d’Abobo victimes de bombardements systématiques jusqu’aux femmes guérés qui ont dû se réfugier au Libéria pour fuir les violences, le message a été le même : pour fonder une nouvelle Côte d’Ivoire, les abus doivent cesser, et le gouvernement doit rendre justice en poursuivant les responsables des crimes graves – qui que soient ces individus et sans se préoccuper du parti qu’ils soutiennent.
Le Président Alassane Ouattara a fait des gestes importants pour promouvoir l’obligation de rendre des comptes. Tout récemment, le 15 juin, il a annoncé la création d’une commission d’enquête nationale chargée d’examiner les violences qui ont éclaté lorsque l’ancien Président Laurent Gbagbo a refusé d’accepter le résultat des élections du 28 novembre. Ces violences ont fait au moins 3 000 morts, et des dizaines de femmes ont été violées. Le Président Ouattara a promis à plusieurs reprises que justice serait rendue pour les crimes commis par les deux camps – autrement dit les forces de Gbagbo ainsi que les Forces républicaines du Premier ministre Soro.
Toutefois, depuis quelques semaines, l’écart se creuse entre les promesses du gouvernement et ses actes. Bien que les deux camps soient impliqués dans des crimes graves, les membres d’une seule de ces forces armées sont en garde à vue. Pour apaiser le mécontentement et rétablir l’État de droit, Ouattara devrait honorer son engagement de mettre un terme à l’impunité et à la justice sélective qui alimente la perpétuation des abus.
Human Rights Watch a mené cinq missions sur le terrain en Côte d’Ivoire et à la frontière ivoiro-libérienne, de décembre 2010 à mai 2011. Nous avons interrogé plus de 500 victimes et témoins des violences, y compris des partisans des deux camps politiques, des membres de tous les principaux groupes ethniques, des ressortissants de pays ouest-africains voisins de la Côte d’Ivoire, et même des membres des deux forces armées.
Je me suis personnellement entretenu avec des femmes à Abobo qui avaient été violées par les forces de Gbagbo avant d’être contraintes à assister à l’exécution de leur époux au simple motif qu’ils avaient activement mobilisé l’électorat pro-Ouattara. J’ai interrogé certains des rares survivants d’un massacre perpétré à Bloléquin, au cours duquel des mercenaires libériens et des miliciens de Gbagbo ont exécuté des dizaines de personnes, y compris des femmes et des enfants, dont la langue maternelle n’était pas le guéré. Un père meurtri m’a décrit l’exécution de cinq de ses fils, accusés par les miliciens d’être des « rebelles » parce qu’ils portaient un nom musulman. Ces crimes – supervisés par des individus comme le général Bi Poin, le général Dogbo Blé et Charles Blé Goudé – impliquent Gbagbo et ses forces dans des délits qui constituent probablement des crimes contre l’humanité.
Il convient toutefois de noter qu’à partir de l’offensive militaire qu’elles ont lancée en mars, les Forces républicaines de Ouattara ont elles aussi perpétré des atrocités à l’encontre de civils, dans bien des cas selon des critères ethniques. Bien que les Forces républicaines aient réussi à mettre fin au conflit avec l’arrestation de Gbagbo, certes un bel accomplissement, elles ont commis des crimes graves – et ont continué d’en commettre pendant les semaines qui ont suivi.
J’ai interrogé des femmes qui ont assisté à l’exécution par les Forces républicaines et les Dozos de leur époux, de leurs frères et de leurs fils à Duékoué. Des jeunes m’ont montré les cicatrices apparues à la suite des actes de torture subis pendant leur garde à vue. Un militaire des Forces républicaines, s’exposant à un risque important à titre personnel, a décrit combien il avait été meurtri psychologiquement après avoir assisté en mai à l’exécution de 29 prisonniers détenus à Yopougon pour des crimes que « personne ne peut décrire ». Une jeune femme a raconté qu’elle avait été brutalement violée par un militaire des Forces républicaines et contrainte à charger des marchandises pillées à bord de trois véhicules, puis qu’elle avait assisté à l’exécution par des militaires de dix-huit jeunes gens à cause de leur âge et de leur origine ethnique.
Une Commission d’enquête internationale, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, Amnesty International et la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) ont toutes publié des observations similaires dans de récents communiqués mettant en exergue l’implication des Forces républicaines dans des meurtres et des viols. Ces crimes se sont déroulés dans l’extrême ouest du pays, notamment à Duékoué, où des centaines de personnes ont été massacrées, et à Abidjan où des actes de violence systématique ont ciblé des individus perçus comme étant pro-Gbagbo.
Des actes de bravoure et de générosité extraordinaires ont également été accomplis par les deux camps du clivage partisan : des Malinkés ont ainsi été hébergés et sauvés par leurs voisins guérés et bétés alors même que les Jeunes patriotes détruisaient tout sur leur passage à Abidjan et, de même, des Guérés ont été sauvés par leurs voisins originaires du Nord alors que les Forces républicaines infligeaient des punitions collectives aux groupes pro-Gbagbo. D’autres victimes ont raconté que des membres des Forces républicaines, dont des commandants, ont recouru à la force pour empêcher leurs camarades d’exécuter des innocents. Les Ivoiriens ont beaucoup à apprendre de cet état d’esprit, qu’ils pourraient cultiver pour promouvoir la réconciliation nationale.
Ces personnes représentent ce que la Côte d’Ivoire a de mieux à offrir ; c’est en grande partie ce qui a fait de ce pays un modèle de croissance et de stabilité en Afrique de l’Ouest pendant de si nombreuses années. Malheureusement, leurs voix ont souvent été noyées, surtout lorsque le gouvernement Gbagbo a décidé d’exploiter les tensions ethniques et politiques – situation qui a atteint son paroxysme lorsque la RTI s’est mise à diffuser pratiquement au quotidien des communiqués incitant à la violence contre les « étrangers », terme explosif désignant les Ivoiriens du Nord et d’autres Ouest-Africains.
C’est surtout l’impunité totale qui a alimenté les horreurs de la dernière décennie. Human Rights Watch, qui travaille en Côte d’Ivoire depuis 2000, a rendu compte des atrocités qui ont suivi les élections de 2000, pendant le conflit armé de 2002-2003 et durant les années « pas de guerre, pas de paix » pendant lesquelles le pays était divisé entre Nord et Sud. Personne n’a été traduit en justice de manière crédible pour aucune des graves atteintes commises lors de ces différents épisodes, ce qui a permis à nombre des mêmes individus des deux camps de rester au pouvoir et de recommencer à terroriser les civils pendant la vague de violence la plus récente.
Lors de son investiture, le Président Ouattara a promis de mettre un terme à cette impunité, et j’ai ressenti que de nombreux Ivoiriens espéraient que soit révolu le temps des crimes graves perpétués sans que justice soit rendue. Toutefois, beaucoup d’entre eux craignent de plus en plus que cette promesse ne soit pas tenue.
Des dizaines de personnes pro-Gbagbo sont actuellement en garde à vue ou assignées à résidence, et des procureurs militaires et civils ont commencé à enquêter sur leurs dossiers. Bien que ces démarches aillent dans le bon sens – d’autant plus que les détenus se trouvent dans un flou juridique depuis des mois, sans chef d’inculpation formel –, les progrès ainsi réalisés seront mis à mal si les auteurs des crimes de l’autre camp ne sont pas eux aussi poursuivis en justice.
À ce jour, aucun des militaires des Forces républicaines n’a été arrêté pour les crimes graves dans lesquels ils ont été impliqués. Près de trois mois se sont écoulés depuis le massacre de Duékoué. Nous sommes en droit de redouter que la justice du vainqueur soit ainsi consacrée, crainte également mise en évidence par la Commission d’enquête internationale.
Malheureusement, le gouvernement Ouattara s’est parfois lancé dans des campagnes publiques visant à nier les accusations, à rejeter la responsabilité sur d’autres entités et à calomnier des organisations dont l’unique mission est de dire la vérité. Le gouvernement Ouattara devrait plutôt défendre les principes soulignés par le Président lorsqu’il a prêté serment.
S’il est vrai que le projet de commission d’enquête nationale pourrait contribuer à mieux élucider les différentes atteintes perpétrées et leurs auteurs, il ne devrait pas servir de nouvelle excuse pour retarder la poursuite d’une justice crédible et équitable. La Commission d’enquête internationale, instaurée à la demande du Président Ouattara, a déjà rendu compte de la complicité des Forces républicaines dans de graves délits internationaux et dressé une annexe qui indique les noms des individus affichant la plus haute responsabilité dans les deux camps. Le gouvernement aurait intérêt à lancer des enquêtes judiciaires sur ces individus – qu’ils soient de son bord ou pro-Gbagbo.
Le gouvernement devrait montrer qu’il est solidaire de toutes les victimes du conflit et que personne, quel que soit son rang militaire ou quelle que soit son appartenance politique, n’est au-dessus de la loi.
Par Matt Wells, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch
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