INTERVIEW
Epiphane Zoro Ballo. Un nom qui évoque des pages douloureuses de notre vie politique. Il est celui du jeune juge d’alors de Dimbokro, qui avait signé un certificat de nationalité à l’actuel président de la République. Aujourd’hui expert juridique des Nations Unis en RDC, Zoro Bi Ballo a bien accepté de se prononcer sur la victoire d’Alassane Ouattara, sur la crise postélectorale, de ses nouvelles fonctions et de son retour définitif en Côte d’Ivoire.
LP : Monsieur Zoro Ballo, vous étiez annoncé à la cérémonie d’investiture du Président Ouattara. On ne vous a pas vu. Quelles sont les raisons de votre absence?
Epiphane ZORO BALLO: J’ai ardemment souhaité être à Yamoussoukro pour prendre part à cette cérémonie historique. Des impératifs professionnels ne m’ont malheureusement pas permis d’effectuer à temps, le déplacement. J’étais cependant de cœur avec le Président et l’ensemble du peuple de Côte d’Ivoire à l’occasion de cet évènement historique.
LP : Comment avez-vous vécu cette cérémonie, loin du pays?
E.Z.B: Au-delà du caractère festif de l’évènement, Yamoussoukro a été pendant ces 24 heures, la voix de la démocratie, de l’expression de la souveraineté populaire contre le populisme et la ruse en politique. Yamoussoukro doit aussi nous permettre d’immortaliser tous ceux dont les corps sans vie ont jalonné ce long chemin vers le triomphe du résultat des urnes.
LP : Pendant la crise postélectorale, vous avez été particulièrement silencieux. Faut-il comprendre par là que vous ne vous intéressez pas aux problèmes de votre pays ?
E.Z.B: Silencieux sans doute, à certains égards. Mais cela est loin d’être de l’indifférence de ma part. Dès le début de la crise, juste après le prononcé de cette décision de forfaiture du Conseil Constitutionnel, j’avais offert de quitter mes fonctions actuelles et rentrer en Côte d’Ivoire afin d’apporter sans réserve, ma contribution au triomphe de la démocratie. Mais une telle option n’a pas été jugée opportune sur l’heure. Pour la suite, j’ai été tout simplement abasourdi par la tournure d’extrême violence que le dénouement de la crise a prise. Pour qui travaille dans un pays post-conflit comme la RDC où les institutions étatiques sont totalement effondrées et une bonne frange de la population durablement plongée dans la misère du fait de la guerre, l’affrontement armé est la pire des options que l’on puisse souhaiter à un Etat.
Mon silence est alors né de cette profonde tristesse que la raison n’ait pas pu nous permettre de surmonter cette crise postélectorale après l’expérience de la rébellion de septembre 2002. Mais, n’allons pas nous imaginer que le pire est derrière nous. Le pire peut bien être encore devant nous, si nous ne créons pas les conditions d’émergence d’une conscience citoyenne ouverte, tolérante et plurielle, qui ne se range pas du côté du droit et de l’humainement juste uniquement parce que la kalachnikov l’y invite. Après ces douloureuses expériences, faisons enfin tous ensemble le pari qu’une alternative existe à la violence. C’est peut-être le plus important des défis que l’ensemble de la communauté ivoirienne devra relever.
L P : Personnellement, comment avez-vous vécu cette période, loin de la terre natale?
E.Z.B: La crise postélectorale a été un moment douloureux pour tout le monde, une longue parenthèse de cauchemar et d’angoisse. Comme vous le savez, la ville de Sinfra en a payé un lourd tribut et j’ai vu mon village saccagé et incendié avec plusieurs jeunes gens tués.
L’image des tueries massives à travers les communes d’Abidjan et à l’intérieur du pays, particulièrement à Duékoué, m’ont choqué et profondément bouleversé. Nous avons dépassé le seuil de l’inhumanité. Dans de pareils moments, l’on ne se demande pas qui a tort ou raison parce que la balle qui siffle ne choisit pas de camp. Au-delà du choc, j’ai vécu l’humiliation à travers ce constat que nous avons été incapables de résoudre pacifiquement cette crise politique, alors que ce ne sont pas les ressources et les intelligences qui manquent à la Côte d’Ivoire. L’entêtement de Gbagbo à continuer de ruser avec la volonté du peuple a semé la désolation et le deuil dans le pays et dans les cœurs. J’avais l’impression de mourir en même temps que chacune des femmes, chacun des enfants et des jeunes gens qui succombaient à la violence. Et mon cœur continue de saigner pour eux. Gageons que le sacrifice de leur vie ne soit pas vain.
L.P: Quelle est votre analyse de la vie politique nationale marquée par l’arrestation du président Gbagbo et l’avènement du Président Ouattara?
E.Z.B: Une page vient de se fermer, dans la douleur. Une nouvelle s’ouvre, sur les décombres de l’ancienne, mais néanmoins si pleine d’espoir. Il appartient à chacun de nous, de faire en sorte que les fruits tiennent la promesse des fleurs. Le Président Ouattara incarne pour les Ivoiriens, l’exemple de l’abnégation au travail, de la rigueur et de la compétence. Son parcours professionnel, couronné aujourd’hui par son ascension politique, le démontre à souhait. Il nous appartient à tous de nous approprier ces valeurs pour remettre la Côte d’Ivoire au travail. Les défis sont énormes et la situation sociopolitique extrêmement fragile. Il ne s’agit pas d’appréhender les choses en victoire ou en défaite d’un camp par rapport à l’autre. La victoire du Président Ouattara est celle de la démocratie, celle du peuple, de tout le peuple de Côte d’Ivoire, au-delà du RHDP et de LMP. Mesurons l’ampleur de la tâche qui nous attend pour avoir une victoire humble. Apporter la sécurité sur l’ensemble du pays, ramener dans leurs foyers les milliers de personnes réfugiées et déplacées internes, le désarmement, la réforme de la sécurité, la restauration de la crédibilité de notre justice, la réconciliation et la cohésion nationale et j’en passe. Ce sont autant de défis qui nous attendent. L’ensemble de ces questions doit faire l’objet d’une approche globale et intégrée.
De même qu’à chacun des pas que nous ferons et pour chacun de ces domaines, un mécanisme de dialogue doit être instauré entre le peuple et ses décideurs. La population doit pouvoir bénéficier d’un cadre d’expression de ses attentes et se prononcer subséquemment sur le type de mesure et de réforme qu’elle souhaite. La démocratie n’est pas un blanc seing donné par le peuple à ses dirigeants tous les cinq ans. La population doit être associée et consultée dans la prise des options fondamentales pour la sortie de crise et des mécanismes de « redevabilité » permanente doivent être inventés pour que l’administré exerce un contrôle vigilant sur l’exercice du pouvoir et la gestion des biens publics. Sinon, il nous souviendra que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Notre démocratie doit être participative, spécialement et surtout parce que nous sommes allés trop loin dans notre déchéance politique et citoyenne.
LP: Au cours d’une conférence publique à Paris au moment de l’avènement du président Gbagbo, vous avez attiré l’attention de la classe politique sur les risques de tentation de guerre. A l’analyse, on pourrait dire que vous n’avez pas été entendu…
E.Z.B: Dès qu’il y a eu le coup d’Etat en 1999 et face aux dérives de la junte militaire au pouvoir, j’ai dû troquer ma toge de magistrat contre celle d’un militant des droits de l’homme.
A travers la mise sur pied du Mouvement Ivoirien des Droits Humains dans des conditions extrêmement précaires en ce qui concerne l’expression des libertés, mes collègues et moi avons voulu servir de catalyseurs aux frustrations nées des brimades et des dénis de droits fondamentaux. Nous avons contribué à la réalisation du film du sociologue belge Benoit Scheuer, «Côte d’Ivoire, poudrière identitaire». A travers nos déclarations et prises de positions publiques, il s’agissait pour nous, d’attirer l’attention des uns et des autres sur les risques d’effondrement de notre pays et de ses institutions. Nous avons réclamé la justice pour les victimes de la poudrière d’Akouédo. Nous avons réclamé la justice pour les victimes du charnier de Yopougon et pour toutes ces femmes violées et massacrées en octobre 2000 et après. Avec le MIDH, j’ai entrepris une tournée européenne pour tirer la sonnette d’alarme et inviter les amis de la Côte d’Ivoire à nous aider à donner une réponse adéquate à ces violations. Notre slogan était qu’il fallait la justice pour éviter la vengeance. La justice n’est jamais venue et les victimes d’hier de la poudrière d’Akouédo, au nom de toutes les autres victimes, se sont engagées dans un mouvement de rébellion en 2002.
Depuis au moins une quinzaine d’années la population ivoirienne et ses dirigeants ont fait le choix d’apprendre et d’évoluer dans la douleur. Malheureusement ! Ce que la parole et les discours n’ont pas pu offrir, les armes y sont parvenues. Nous espérons de tout cœur que nous avons suffisamment appris et qu’ensemble, nous ferons le choix de tourner le dos définitivement à la force brutale pour cultiver la tolérance, le respect du point de vue divergeant et réaliser que la vérité politique comme toute vérité humaine n’est jamais absolue!
En 1999 pour le militant du RDR, «Yao» était la bête noire et «Digbeu» un ami. C’était aux heures glorieuses du Front Républicain. Aujourd’hui le même «Digbeu» est l’ennemi (sic) et «Yao» l’allié sûr, c’est le règne du RHDP. Que nous réserve demain? «Il faut haïr doucement ton ennemi, peut-être qu’il sera demain ton ami. Il faut aimer doucement ton ami, peut être qu’il sera demain ton ennemi », nous dit le Sage. Sachons garder la juste mesure dans nos engagements et nos choix politiques, si nous voulons rendre effectif le « plus jamais ça ! » promis par le Président Ouattara.
LP: Beaucoup d’Ivoiriens se demandent ce que vous devenez après avoir quitté la Justice?
E.Z.B: Ce n’est pas vraiment exact de dire que j’ai quitté la justice. Je suis toujours dans la justice mais dans une autre perspective. Je ne dis certes plus le droit, mais je travaille à créer les conditions pour que le droit soit bien dit ! Depuis au moins sept ans maintenant, je travaille dans le secteur de la restauration et de la réforme du système judiciaire et de la lutte contre l’impunité en RDC. J’ai d’abord mis en place et conduit un programme dit de « restauration progressive du système judiciaire pénale » à la demande de l’Union Européenne à l’Est de la RDC, dévasté par la guerre. C’était à un moment où toutes les institutions de l’Etat se sont effondrées dans cette partie du Congo sur laquelle les seigneurs de guerre comme Germain Katanga, Mathieu Gundjolo et Thomas Lubanga, tous aujourd’hui détenus par la CPI, régnaient en maîtres absolus. Le défi d’alors était de rouvrir les juridictions, d’assister les magistrats dans leur travail et d’amener la population à avoir confiance en l’institution judiciaire en se tournant vers cette dernière pour la résolution des différends afin d’éviter la vengeance et les règlements de compte. L’expérience en Ituri a montré s’il en est besoin, combien la justice, instrument de régulation sociale, pouvait être la source même de conflits violents et dévastateurs. Puisque tout le monde s’accordait à reconnaître que l’Ituri a connu une déflagration suite à la corruption de la justice dans la gestion des conflits fonciers.
J’ai ensuite travaillé comme Directeur Résident de la Fondation Jimmy Carter en RDC. Dans ce cadre, j’ai mis en œuvre à la fois au niveau national et dans les provinces, un programme d’appui au ministère de la Justice et des Droits humains au niveau du renforcement de l’indépendance et de l’intégrité du système judiciaire à travers la formation des magistrats mais aussi dans le domaine de l’instauration de la transparence des contrats du secteur minier.
Aujourd’hui, je travaille comme coordinateur de l’Unité Justice transitionnelle et lutte contre l’impunité, au sein du Bureau conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme. La grande équation de la justice transitionnelle, c’est « quelle justice pour un Etat qui sort d’un conflit » ?
Comment administrer la justice et lutter contre l’impunité sans gêner le processus de paix et de réconciliation ? Quels mécanismes mettre en place comme garantie de non répétition ?
Ce sont autant de questions qui doivent faire l’objet d’un large débat également en Côte d’Ivoire.
L P: Monsieur le juge, l’évocation de votre nom rappelle automatiquement le certificat de nationalité que vous avez délivré en son temps, au président Ouattara qui a fait beaucoup de bruits dans le microcosme politique. Avec du recul, que retenez-vous de cette expérience ?
E.Z.B: La force doit toujours rester au droit et a la justice, au-delà des contingences et des intérêts politiques. Il appartient aux juges de vivre leur indépendance et de faire de l’égalité des justiciables devant le service public de la justice, un devoir déontologique majeur. L’histoire est du côté du droit et de la justice.
L P: Est-ce la cause de votre départ du tribunal ivoirien ?
E.Z.B: Pas spécialement. Il est vrai que j’ai dû rendre ma démission à la suite de cet acte et me réfugier en France pour un bref exil. Après le coup d’Etat de décembre 1999, je suis rentré en Côte d’Ivoire et j’ai à nouveau retrouvé mes fonctions de magistrat au sein d’une direction centrale du ministère de la Justice. Ce sont plutôt mes activités à la tête du MIDH qui m’ont valu la radiation de ce corps, sous le régime de Laurent Gbagbo. Cela est intervenu lorsqu’au nom de toutes les victimes des crimes politiques représentées par le rescapé du charnier de Yopougon, nous avions saisi les juridictions belges pour crime contre l’Humanité, par torture, viol, disparition forcée et massacre de population civile. La plainte était dirigée contre Robert Guei, Laurent Gbagbo et certains de ses ministres.
L.P: Pour vous, quelles sont les clés pour une justice véritablement indépendante?
E.Z.B: La question est extrêmement vaste. La justice est fonction de ce que la population désire qu’elle soit. Nous sommes prêts à réclamer une justice indépendante tant que cela nous arrange. Vous noterez que les interférences dans l’administration de la justice ne sont pas uniquement le fait des politiques. Il y a tout le réseau familial, social, financier qui entre en jeu ! Je dirai donc qu’une justice indépendante est avant tout une affaire d’attitude citoyenne et de respect sacré vis-à-vis de la fonction de dire le droit. Il faut renforcer les mécanismes de contrôle et d’évaluation interne mais permettre également aux citoyens d’avoir un contrôle externe sur le fonctionnement de sa justice, qui reste avant tout un service public. A ce titre elle doit rendre compte à ceux qui la font fonctionner avec leurs impôts. Je conclurai en disant que par-dessus tout, l’indépendance de la justice doit être pour le juge un devoir sacré. Je vais paraphraser un haut magistrat français qui disait, l’indépendance, « c’est le courage du juge! C’est éviter de céder aux sollicitations de l’opinion publique ou corporatiste et préférer une vérité parfois impopulaire, embarrassante ou incommode aux facilités de la démagogie ». L’indépendance est une question de conscience professionnelle.
L P: Selon vous, quelles sont les conditions d’une vraie réconciliation en Côte d’Ivoire?
E.Z.B: La première condition fondamentale est la sécurité. Tant que certains concitoyens continueront de vivre dans la peur d’attaques ou de représailles de la part des gens en armes, la réconciliation risque de ne sonner pour eux que comme une vaine rhétorique. La restauration de l’autorité de notre police et de notre gendarmerie reste la porte d’entrée principale vers la réconciliation.
Il faut aussi veiller à ce que le processus de réconciliation lui-même, obéisse à un certain nombre d’exigences, pour éviter que les mécanismes qui vont être mis en place soient-eux mêmes sources de discorde au lieu de servir d’outil de réconciliation. Les Nations Unies, à ce niveau, ont développé une expertise dont la Côte d’Ivoire peut utilement s’inspirer. Il est généralement admis aujourd’hui que tout processus de réconciliation doit passer par un processus de consultation nationale. Le fait d’être consultée renforce chez la victime, le sentiment d’appartenance citoyenne, ce qui est déjà un pas non négligeable en matière de réconciliation. Il faut créer dès le départ chez la population, un sentiment d’appropriation du mécanisme, ce qui favorisera sa participation au processus de réconciliation en amont et rendra aisé la mise en œuvre des recommandations éventuelles en aval.
La réconciliation doit s’inscrire dans un contexte plus large de justice de transition avec ses différents piliers : recherche de la vérité, poursuite judiciaire, réparation, réforme des institutions. L’ensemble de ces piliers doit être considéré comme un tout interdépendant et indissociable ! Il est donc essentiel d’assurer une coordination de haut niveau de l’ensemble de ces interventions pour permettre de leur donner une lecture d’ensemble et rendre possible des approches harmonisées.
Au niveau de la lutte contre l’impunité, qui est un élément essentiel de la réconciliation, nous devons veiller à ce que les normes légales sur lesquelles nous fondons la poursuite soient conformes aux standards internationaux, si nous faisons le choix de juger les auteurs de violations graves des droits de l’homme par les juridictions nationales. Il peut arriver que la CPI ne reconnaisse pas les jugements que nos juridictions vont rendre parce que certaines exigences internationales en matière de procès équitable n’aurait pas été respectées ni pendant les enquêtes et l’instruction, ni pendant les procès. L’affaire Jean-Pierre Bemba, prétendument déjà jugée par la Centrarique en est une illustration. La Côte d’Ivoire n’a pas ratifié le Statut de Rome ni incorporé ses exigences dans sa législation interne. Il est essentiel de remédier à cette lacune pour garantir la légitimité de tout processus judiciaire.
L.P: Selon une certaine opinion, vous êtes pressenti pour occuper de nouvelles fonctions sous le nouveau pouvoir…
E.Z.B: Je suis pour l’heure fonctionnaire des Nations Unies en RDC.
L.P: A quand votre retour au pays natal?
E.Z.B: Je prépare les conditions d’un retour définitif, pour apporter ma contribution à l’émergence d’une citoyenneté véritablement démocratique, plurielle et tolérante.
Interview réalisée par Bakary Nimaga
LE PATRIOTE
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