La guerre de succession du président ivoirien militairement installé pourrait déjà être en train de se jouer en coulisse ! Cet enjeu ne constitue guère un mystère insondable pour qui accepte de voir la vérité. Il suffit de savoir appréhender le temps pour s’en rendre compte. En effet, même si en apparence la lutte pour le pouvoir ne concorde guère avec l’enjeu de réconciliation prôné par les nouvelles autorités ivoiriennes, il est évident qu’officieusement, chacun des acteurs de la scène politique ivoirienne affine ses arguments pour les élections présidentielles à venir. En 2015, à moins d’un retournement de situation imprévisible, Alassane Dramane Ouattara devrait être assuré de rempiler, ce qui ramènerait à 2020 le véritable test de la stabilité démocratique du pays. Mais, avant ces échéances, le risque bien réel de la vacance du pouvoir exécutif pourrait replonger la Côte d’Ivoire dans les abîmes de l’instabilité politique.
1- En surface, le duel ivoirien s’est mené entre deux hommes. Au fond, la réalité était bien plus complexe que ne veulent le reconnaître les puissances du Nord. Mais, qu’importe. Aujourd’hui, l’histoire retiendra qu’il a fallu imposer le résultat des urnes par les armes. Que les forces opposées étaient fondées sur des conceptions différentes de la démocratie. Qu’elles ont poursuivi leur duel à mort et qu’elles n’ont considéré que les possibilités de vaincre faisant ainsi fi de la valeur humaine. In fine, la Côte d’Ivoire vient résolument d’intégrer, du moins nous l’espérons, le cercle très restreint des États d’Afrique dont la marche vers la démocratie est irréversible. Elle vient ainsi de refermer un long cycle d’errements politique entamé depuis la mort de son charismatique Président Félix Houphouët-Boigny en 1993.
2- À Abidjan, le nouvel ordre est en route. La valse des nominations a commencé. Les experts internationaux sont là. Bientôt suivront, comme toujours en Afrique, les nombreux clubs de soutien en tous genres et le folklore des chansonniers locaux reprendra. Les adversaires d’hier, tous autant, comptables de la faillite ivoirienne, parviendront par une acrobatie des plus agile, à se créer une virginité politique. D’ailleurs, ils réapparaissent déjà sur la scène publique. Mais qu’importe, la réconciliation est à ce prix. Et puis, c’est cela la démocratie tropicale. La Côte d’Ivoire n’y échappe pas. Au contraire, les exemples y sont pléthores. Pourtant, nous devrions nous réjouir de vivre à cette époque car nous assistons à la très lente mais nécessaire renaissance de la classe politique ivoirienne. Gageons simplement que ces nouveaux acteurs de la vie politique ne se laissent pas emporter par le mal épidémique qui mine les personnes en charge de la gestion des affaires publiques en Afrique.
3- Quoi qu’il en soit, l’apparente union sacrée des « frères ennemis » d’hier est incontestablement séductrice. Pour autant, le réalisme impose une lecture prudente de la situation politique. En effet, sans être devin, encore moins « prophète des tropiques », il est aisé de percevoir que le terreau est suffisamment fertile pour une autre crise institutionnelle en Côte d’Ivoire. Elle pourrait naître de l’échec de la réconciliation nationale ou de la « guerre » de succession du nouvel homme fort d’Abidjan dont les trop nombreux dauphins politiques pourraient, le jour venu, prétendre au fauteuil présidentiel, oubliant que leur « père » lui-même n’en était qu’un simple locataire par le fait du suffrage universel. Si elle venait à prendre une forme militaro-civile, ce qui n’est pas exclue, il est à craindre que le déchaînement de violence ait des conséquences bien plus graves que les précédentes. Personne ne devrait la souhaiter mais son avènement ne serait pourtant que la suite (logique ?) de la saga politique à l’ivoirienne.
4- Il ne faut donc pas se laisser abuser par les apparences car la configuration politique actuelle du pays est propice à l’éclosion des ambitions personnelles toujours contraires à l’intérêt général, surtout lorsque les institutions brillent par leur fragilité. Pour relever le défi de la démocratie, il est impératif que Alassane Dramane Ouattara mène son quinquennat à terme. Mieux, il est à souhaiter, sous réserve de bonne gouvernance, qu’il réédite l’exploit d’une élection démocratique puisqu’il est à vrai dire un président de transition (I). Ainsi, il pourra achever son œuvre et ouvrir le bal des transitions démocratiques en Côte d’Ivoire (III). Assurément, ce schéma politique classique est conditionné par la stricte mise en œuvre du droit constitutionnel ivoirien et par la non-survenance d’un scénario silencieusement redouté : la vacance du pouvoir exécutif alors que l’inexistence légale des autres institutions paralyse de fait leur fonction palliative (II).
I- Une trêve politique décennale, seule garante de la stabilité du pays
5- Le 11 avril 2011 sonne pour la Côte d’Ivoire, comme le jour de la victoire de la démocratie. Les canons se taisent peu à peu et le pays semble sortir lentement de l’impasse juridico-politique née de la crise post-électorale. Au-delà des nombreux enjeux immédiats, le rôle des parlementaires et des constitutionalistes du pays, du moins de ce qu’il en reste, nous paraît déterminant. Il leur revient en effet, de tirer tous les enseignements de l’histoire récente du pays afin de proposer des solutions adéquates qui permettront de consolider les bases de l’État. De la récente confrontation entre la démocratie et la souveraineté qui s’est jouée en Côte d’Ivoire, ils doivent pouvoir dégager un nouveau format institutionnel solide qui permettrait de clore la période de malformation congénitale qui caractérise la plupart des institutions africaines. Nul doute qu’ils s’y attellent déjà. Simplement, il est à souhaiter que le bel argument tiré de la souveraineté nationale mais maladroitement utilisé à des fins de manipulation politique soit remis au cœur de la réflexion.
6- Pour l’heure, le président Ouattara, démocratiquement élu et militairement installé doit administrer l’État et faire oublier les années de déchirure clanique. Il doit également, et là est son principal défi, tenter de ne pas altérer définitivement la cohésion sociale dont les fondements sont aujourd’hui durement mis à l’épreuve. Il doit aussi faire de la redistribution des richesses une réalité qui permettrait d’atténuer les inégalités sociales. C’est à notre sens, le seul garant de la dignité de la jeunesse ivoirienne qui sera ainsi préservée du mirage économique occidental dont l’île de Lampedusa voit tristement disparaître les ambitions. À vrai dire, il s’agit là d’un véritable « plan Marshall pour la Côte d’Ivoire » dont la mise en œuvre exige une rigueur exceptionnelle qui pour l’heure reste rare, sinon inexistante, sur le continent noir. Pourtant, c’est à ce prix seulement que le président Ouattara réussira.
7- Il est évident que ce programme est suffisamment audacieux pour être réalisé en un quinquennat. C’est pourquoi, le moment venu, à condition de jouir des mêmes soutiens nationaux et surtout internationaux, le président ivoirien devrait aisément regagner la confiance de ses concitoyens. Au niveau national, il pourra, sauf changement, profiter de son alliance ethnico-politique qui place la Côte d’Ivoire de fait, sous le règne d’un parti unique. Au niveau international, il ne devrait pas non plus y avoir de bouleversement. Les « nouveaux partenariats » ivoiriens scellés depuis la crise post-électorale et confirmés lors de la cérémonie d’investiture devraient résister le temps d’un mandat…au moins !
Cependant, à bien y voir, le plus inquiétant reste à venir. En effet, eu égard à la lenteur déjà dénoncée du renouvellement de la classe politique ivoirienne, les principaux acteurs de la lutte juridico-politico-armée de cette dernière décennie seront, à quelques rares exceptions près, les hommes politiques de demain. Or, ce n’est un secret pour personne que tous, rêvent d’un destin unique qui les conduira à la magistrature suprême. Dès lors, il est urgent de désamorcer la lutte annoncée pour la future succession du nouvel homme fort d’Abidjan. D’ailleurs, il n’est théoriquement pas exclu que la vacance du pouvoir exécutif intervienne maintenant, c’est-à-dire avant la fin du premier quinquennat officiellement entamé il y a à peine quelques semaines ! Drôle de scénario me diriez-vous. Pourtant, il s’agit là d’une hypothèse qui impose d’être prise en compte dans la gestion de l’État et d’aller sans délai, à la sécurisation des institutions du pays.
II- Un scénario catastrophe perceptible : la vacance du pouvoir exécutif ivoirien
8- La Côte d’Ivoire n’est guère à l’abri d’un retour au statu quo ante. Souvenons-nous que pour l’essentiel, outre la question identitaire dont le concept de « l’ivoirité » a été l’épicentre, les causes des crises politiques à rebondissements multiples du pays sont nées de la confusion institutionnelle créée par la vacance du pouvoir suite au décès du président Houphouët-Boigny. Brutalement confronté à la fragilité de ses institutions, le pays a découvert que la solidité apparente du « millefeuille ivoirien » n’était en fait entretenue que par l’exceptionnelle longévité du défunt président.
9- L’incapacité de la classe politique à gérer cette situation a plongé le pays dans une guerre civile. Depuis, les institutions ont malheureusement conservé leurs mêmes défauts de jeunesse dus à la trop grande personnification du pouvoir. Pire, elles sont aujourd’hui grandement fragilisées même si le discours officiel tente de les faire résister. Il faut bien le reconnaître, du fait de la faiblesse du taux d’instruction, trop peu nombreux sont les ivoiriens qui perçoivent réellement l’importance des institutions. Pourtant, si là, maintenant, c’est-à-dire avant la fin constitutionnelle du mandat présidentiel, la vacance du pouvoir exécutif venait à être constatée, il est fort à parier que le pays sombrerait inéluctablement dans un chaos indescriptible. La raison en est que, aucune autre institution n’y est aujourd’hui légitime pas plus que le pouvoir exécutif lui-même n’est encore consolidé.
10- En effet, imaginons que l’actuel président ne soit plus en mesure d’assurer les charges pour lesquelles il a été élu. Simple hypothèse à visée intellectuelle. Selon la loi fondamentale du pays, il reviendrait au président de l’Assemblée nationale ou à son premier vice-président, en cas d’empêchement de ce dernier, d’assurer l’intérim et d’organiser les élections dans les quarante-cinq jours suivants la vacance du pouvoir préalablement du constatée par le Conseil constitutionnel. Or, ces deux institutions que sont l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel ont perdu toute légitimité en Côte d’Ivoire.
La première tire sa faiblesse du non-renouvellement des députés depuis l’an 2000, date des dernières élections législatives. Élus pour cinq ans, ceux-ci demeurent sans suffrage, les représentants du peuple. L’Assemblée nationale est donc légalement inefficace et la légitimité de son président à assurer l’intérim de l’exécutif pourrait aisément être contestée. Autrement dit, dans les conditions actuelles, le président de l’Assemblée nationale ne serait pas plus légitime qu’un autre citoyen, militaire ou non, pour suppléer le président ! Là est précisément le danger car le consensus qui maintient artificiellement les institutions en vie ne résisterait pas à l’ardeur des ambitions personnelles.
Quant à la seconde institution, le Conseil constitutionnel, sa seule décision a plongé le pays dans une crise militaire inédite. Le Conseil constitutionnel est donc considéré par bon nombre d’ivoiriens, et à juste titre, comme l’ultime cause, au moins chronologique, de l’aggravation de la crise politique ivoirienne. Il ne pourrait donc pas rentrer en scène, en cas de vacance du pouvoir exécutif, sans susciter de contestations.
10- Le scénario peut à première vue paraître alarmiste voire irréaliste. Quelques esprits chagrins pourraient même y voir une spéculation inutile sur les capacités du président ivoirien à assumer ses charges. Pourtant, il ne s’agit là que d’une hypothèse, certes inédite mais bien réelle, qui pourrait survenir dans la mesure où le pays est suspendu au seul souffle de son président… pendant que les autres institutions sombrent progressivement. Nous l’avons dit, elles doivent leur survie au fragile consensus national qui pourrait le jour venu s’évanouir sous le feu des ambitions personnelles. Il est donc urgent que les élections législatives se tiennent en Côte d’Ivoire, car il en va de la sécurité institutionnelle du pays.
III- En attendant la « transmission » démocratique du pouvoir
11- Lutter pour la démocratie est une chose, la voir arriver et se soumettre au verdict des urnes en est une autre… Parvenu au terme de son second quinquennat, le président ivoirien cèdera-t-il ou ne cèdera-t-il pas le pouvoir ? Sera-t-il, comme son prédécesseur, adepte du « qui gagne perd » et du « qui perd gagne » ? Nous pourrions raisonnablement penser que non. En tout cas, espérons qu’il saura dignement éloigner de lui la tentation démentielle de la « location longue durée » du fauteuil présidentiel. Ainsi, la Côte d’Ivoire serait résolument entrée dans le jeu démocratique. Pour cela, il lui appartient d’anticiper une situation à venir et dont les ingrédients sont au demeurant aujourd’hui réunis : sa succession.
12- En effet, la trop grande personnification du pouvoir exécutif en Afrique conduit à rendre particulièrement difficile les transitions politiques. La jeune histoire de la Côte d’Ivoire montre que seul Félix Houphouët-Boigny a su « constitutionnellement » organiser sa succession, les autres ayant soit manqué de temps, soit manifestement refusé de le faire. Or, s’il parvient aux termes du second mandat ce que nous lui souhaitons, sous réserve de la mise en œuvre de son programme et de bonne gouvernance, à moins de faire sauter les verrous constitutionnels qui le limitent à deux mandats, l’actuel Président devra partir. À défaut, il risquerait d’enrayer la nécessaire alternance politique et de se voir brutalement ordonné de quitter le pouvoir par le peuple.
13- Il partirait donc « naturellement » sauf, autre hypothèse, si l’armée ivoirienne aux multiples commandants et généraux en décide autrement. Nous ne le souhaitons évidemment pas. Seulement, même à supposer que le schéma constitutionnel se déroule sans écueil, le véritable baromètre démocratique ivoirien se situerait en 2020, lorsque la guerre de succession du Président Ouattara sera close. Or, tout laisse à penser que la lutte sera redoutable. En réalité, le nouvel ordre politique d’aujourd’hui, outre les hypothèses évoquées de vacance du pouvoir, ne sera véritablement confronté à son destin qu’à cette date. En 2020 donc, point besoin d’expertise pour l’entrevoir, les positions des acteurs politiques seront inconciliables. C’est maintenant, qu’il faut donc penser à l’intérêt général en évitant que le pays renoue avec son destin tragique. C’est alors seulement à cette date que nous pourrons dire : requiem pour la guerre civile et longue vie à la démocratie en Côte d’ivoire !
Aymeric D. Aka
Toulouse, le 24 mai 2011
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