Souveraineté monétaire et Souveraineté démocratique en Afrique: libre lecture du Pr. Mamadou Koulibaly

Pr. Franklin NYAMSI Agrégé de philosophie – Docteur de l’Université de Lille 3.

La crise postélectorale ivoirienne qui s’apaise en ce mois de mai 2011 laisse ouverte, au cœur du procès historique des quinze pays francophones de la zone monétaire du CFA, la question du rapport entre la souveraineté monétaire et la souveraineté démocratique de ces Etats africains. Nous proposons, dans les lignes qui suivent, une relecture en diagonale de l’ouvrage d’un penseur et politique central en Côte d’Ivoire, l’économiste Mamadou Koulibaly, dont la pensée poursuit justement avec acharnement des questions qui pendent au nez de tous les peuples et élites d’Afrique francophone en ce début de 21ème siècle : 1) comment comprendre que plus de 60 ans après leurs indépendances, la politique monétaire des quinze pays de la zone CFA se décide encore à Paris ? 2) comment résolument passer de l’indépendance politique formelle des ex-colonies françaises d’Afrique à leur indépendance réelle ? Autrement, quelles leçons tirer des schèmes émancipatoires testés par les Etats et les élites, et quelles nouvelles procédures de dé-strangulation convient-il de mettre en place pour conforter une modernité politique, économique, sociale et culturelle effective des peuples africains? Nous aborderons le texte La souveraineté monétaire des Etats africains en nous inspirant du scalpel de ces questions directrices. Pour nous, il s’agit à terme de démontrer que la déconstruction du carcan de la recolonisation passe, non pas seulement par un anticolonialisme dogmatique qui se contenterait de dénoncer les crimes de la Françafrique, mais aussi et concomitamment par un anticolonialisme critique qui inverserait la priorité entre souveraineté monétaire et souveraineté démocratique au profit de la dernière citée. Cette refondation critique de l’anticolonialisme nous paraît précisément être le parent pauvre de la pensée politique dans l’Afrique francophone contemporaine.
I
L’escroquerie des souverainetés monétaires africaines
Rien ne sert ici de rappeler que le souverain est l’instance qui exerce un pouvoir suprême qui n’est limité par aucun autre pouvoir. Il faut et il suffit de constater que les Etats d’Afrique francophone, anciennement colonisés par la France, ne disposent toujours pas du pouvoir souverain d’émettre et de contrôler leurs propres monnaies en 2011. Cette incongruité historique s’éclaire vite par le renfort de la mémoire. On ne comprendra jamais rien aux indépendances africaines francophones des années 60 si l’on occulte le fait majeur du rapport de forces qui présida aux négociations de cession du pouvoir entre la France et les élites de ses ex-colonies. Ledit rapport de forces, globalement, était avantageux aux français, pour plusieurs raisons, que nous citerons ici sans impératif d’exhaustivité. Les élites africaines qui négocient les indépendances sont souvent celles qui y tiennent le moins, car elles se sont justement illustrées dans la déstabilisation des mouvements authentiquement indépendantistes en Afrique noire francophone. Les Senghor, Houphouët-Boigny, Ahidjo, Bongo, Bokassa, et consorts, se rangent très vite à l’option d’une indépendance négociée avec la France, marginalisant et sacrifiant – à coups de canons et de propagande – les citoyens et mouvements qui revendiquent une indépendance réelle et totale. De fait, ces élites collabos ne possédaient ni volonté d’émancipation, ni armée de libération, encore moins une administration compétente, capable en tous points de prendre la relève des colons qui affichent cyniquement leur apparente volonté de retrait. D’autre part, les élites coloniales françaises avaient pris une longueur d’avance, dès lors même qu’elles invoquaient du bout des lèvres le mot d’ « indépendance ». Pour couper l’herbe sous le pied des indépendantistes radicaux, les élites colonialistes françaises élaborèrent non seulement une doctrine stratégique qui assoit l’autonomie de la puissance française sur l’exploitation des richesses vitales de ses ex-colonies, mais aussi une batterie d’Accords Juridiques reconduisant en sous-main ce que le Pr. Koulibaly appelle si justement le pacte colonial. C’est dans ces conditions que, malgré toutes affirmations constitutionnelles ressemblantes, aucun Etat francophone africain de la zone FCFA ne peut sérieusement assumer ce que l’article 183 de la Constitution de l’Etat anglophone du Ghana prévoit que :

“The Bank of Ghana shall be the central bank of Ghana and shall be the only authority to issue the currency of Ghana. »

En Afrique de l’Ouest (UEMOA), le Benin, le Burkina, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo ne peuvent pas encore assumer dans les faits cet article 183 de la Constitution ghanéenne. De même, c’est de très bas qu’en Afrique Centrale (CEMAC), le Cameroun, le Gabon, la République Centrafricaine, le Congo, la Guinée Equatoriale et le Tchad contemplent l’horizon d’une réelle souveraineté monétaire. D’où cela vient-il ? La raison de cet état de choses est analysée dans la deuxième partie de l’essai de Mamadou Koulibaly. L’auteur nous invite en ce sens à l’auscultation des traités qui structurent les pratiques économiques « souveraines de ces pays ». L’article 12 du Traité de l’UEMOA du 14 novembre 1973 affirme que les conduite de la politique monétaire des pays d’Afrique de l’Ouest est l’affaire du Conseil d’Administration de la BCEAO, concourue par les Comités Nationaux de Crédit des Etats (article 52). Dans la zone CEMAC, un CPM (Comité de pilotage monétaire) joue le même rôle, sous la direction du Gouverneur de la BEAC. Les deux organismes, par recoupement, ont une structure dirigeante similaire : a) Le Conseil des Ministres ; b) Le Conseil d’Administration ou le Conseil de Politique Monétaire ; c) Le Gouverneur, exécutant des tâches prescrites par les instances supérieures a) et b).
Tout cet édifice se lézarde quand on prend connaissance du fait que des Conventions lient cependant chacune de ces entités supra-étatiques au Trésor Français qui « apporte sa souveraineté tutélaire au Franc CFA ». Par cette clé de voûte française mise en évidence, le Pr. Mamadou Koulibaly met le doigt dans le mécanisme de la recolonisation sournoise des Etats indépendants d’Afrique francophone. La composition des différentes instances de décisions monétaires où la France s’assure de fait un droit de veto, le droit arbitraire et unilatéral de décision de la France sur la valeur de la monnaie ( « doctrine Balladur »), mais aussi les effets désastreux de cette vassalité monétaire sur le bien-être des peuples et des citoyens, achèvent de mettre à nu le plus grand scandale de notre temps. Non seulement l’argument avancé de la solidarité intrazone UEMOA et CEMAC ne résiste pas à l’épreuve des faits, mais on constate par ailleurs un surcoût des importations du fait de l’intermédiation française, une inflation certes faible mais une croissance dans la pauvreté, un sous-financement massif du secteur privé alors que les banques sont en surliquidité. Aussi, le Pr. Mamadou Koulibaly observe-t-il avec raison :

« Dans les pays africains de la zone franc, les banques surliquides préfèrent constituer des encaisses oisives plutôt que de prendre des risques. Cette rente de situation profite aux Etats qui peuvent y accéder par le biais des emprunts publics avec pour conséquences les déficits budgétaires, l’endettement et la pression fiscale qui va avec. »

Devant la cruauté de cette évidence, que faut-il faire ? Comment récupérer cette souveraineté monétaire réelle sans laquelle des politiques maîtrisées pour le bien-être des africains seront impossibles ? Un savoir partagé du démantèlement de cette escroquerie s’impose.
II
Chemins vers l’indépendance politique réelle : le défi démocratique et la souveraineté monétaire.

Nous en sommes à la quatrième partie de l’essai du Pr. Mamadou Koulibaly, intitulée « Redevenir des peuples souverains ». On aurait pu s’attendre ici à ce que le Pr. Mamadou Koulibaly explore toutes les voies possibles vers l’exercice de la souveraineté monétaire réelle des Etats d’Afrique francophone. Contre toute attente, cependant, et pour des raisons essentielles que nous examinerons dans la présente partie de notre interprétation, le Pr. Mamadou Koulibaly, bridant sans doute sciemment son imagination, n’évoque que deux voies possibles : 1) La voie juridico-institutionnelle et 2) La voie démocratique. Nulle part dans le texte, contrairement aux thèses de l’anticolonialisme dogmatique qui se répand en imprécations creuses dans la presse, il n’est question de commencer une nouvelle guerre de libération de l’Afrique Francophone contre la France, alors même que le Pr. Mamadou Koulibaly maintient dans toute sa radicalité l’exigence de la reconquête plénière de la souveraineté effective des peuples africains. Comment comprendre, chez l’auteur, ce radicalisme révolutionnaire en même temps que cette sorte de foi juridique assise sur le choix conscient de la démocratie libérale comme avenir nécessaire des peuples africains ? Nous devons rentrer dans la facture énigmatique de cette réponse koulibalienne pour en ressortir une réflexion stratégique en faisant fond sur l’anticolonialisme critique qu’esquisse en filigrane ce texte, à notre sens.
D’abord, pourquoi le Pr. Mamadou Koulibaly n’esquisse t-il pas la nécessité d’une guerre des africains contre le France ? La voie militaire est-elle sans intérêt aujourd’hui ? L’intellectuel et politique averti qu’est Mamadou Koulibaly sait que pour mener une campagne militaire contre la France en Afrique, il ne suffira pas de le vouloir. Il faudra au moins : a) Avoir au pouvoir en Afrique francophone une élite politique résolument antifrançaise et des peuples sciemment conscientisés ; b) Posséder des armées capables de vaincre militairement la France ; c) Posséder un réseau d’alliances internationales susceptibles de suppléer au rôle tutélaire de la France par un rôle partenarial privilégié et un contrepoids militaire réel ; d)Posséder les moyens de gérer les leviers essentiels de l’Etat pendant la crise de séparation radicale avec la puissance française ( armée, santé, éducation, transport, logistique, etc.) ; d) Neutraliser complètement, au sein des sociétés africaines, les forces politiques et stratégiques (par exemple, multinationales) alliées à la France, etc. Or, trêve de rêveries ! De fait, ces conditions ne sont réunies par aucun des 15 pays d’Afrique francophone en cette année 2011. Par voie de conséquence, la souveraineté monétaire des pays d’Afrique Francophone ne passera pas, à court terme du moins, et fort difficilement à long terme, par une nouvelle guerre d’indépendance des africains contre la France. Dans la foulée, s’annule aussi la probabilité qu’à l’issue d’une guerre civile interne entre pro-français et anti-français dans chacun des pays de la zone FCFA, le camp antifrançais l’emporte définitivement et impose alors une nouvelle politique de souveraineté monétaire entièrement pro-africaine. L’expérience ivoirienne du Pr. Koulibaly n’a-t-elle pas suffi à lui montrer que le fait pour un régime politique de se proclamer anti-français pour s’attirer la sympathie des masses africaines révoltées ne suffit pas à ancrer ce régime verbalement anti-français en dehors de la zone d’influence française réelle ? Le rapport de forces stratégiques issu des « indépendances » des années 60 n’est pas encore inversé. Il convient donc d’envisager d’autres méthodes pour en relever le challenge.
Du coup, nous devons regarder avec plus d’intérêt les deux voies choisies par le Professeur Mamadou Koulibaly pour la restauration effective de la souveraineté des peuples africains : la voie juridico-institutionnelle et la voie démocratique. Selon la première, que l’auteur nous propose de mettre en œuvre au même moment que la seconde, la récupération de la souveraineté plénière des peuples africains passe par le réexamen des textes fondateurs de leur expropriation juridique . Invoquant la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, entrée en vigueur le 27 janvier 1980 – qui stipule qu’une convention entre Etats basée sur des conditions que l’une des parties modifie ensuite unilatéralement, libère de fait l’autre partie de ses obligations envers cette convention, l’auteur s’appuie en outre sur les travaux de MM. Edmond Jouve et Dominique Kounkou pour affirmer que l’entrée de la France dans la zone économique de l’UE consacre la fin de la garantie qu’elle prétendait apporter aux zones monétaires des pays d’Afrique francophone :

« En s’appuyant sur ce texte, les Etats africains peuvent de droit reprendre leur souveraineté mise sous tutelle depuis trop longtemps. Après avoir proclamé des indépendances sans souveraineté, promulgué des souverainetés sans compétences et accepté des compétences sans indépendances, les pays de la Zone Franc, peuvent, sur la base du droit, recouvrer leur liberté. Encore faut-il que les peuples et les élites le sachent et le souhaitent. »

Mais comment comprendre qu’avec la nuée de juristes et d’économistes chevronnés qui sont à l’œuvre dans les structures gouvernantes en Afrique, cette clause de libération juridique ne soit toujours pas appliquée ? C’est ici que le texte du Pr. Mamadou Koulibaly fait preuve d’une profondeur et d’une hauteur de vue stratégiques. Il exhibe alors sa thèse essentielle, concernant la voie démocratique, annoncée dès l’entrée de son essai . Elle consiste précisément à établir que la récupération de la souveraineté monétaire des pays africains passe d’abord par un renforcement préalable et concomitant de la démocratie représentative en Afrique. Citons le Pr. Koulibaly :

« Avant toute revendication de souveraineté monétaire, les pays africains auraient tout intérêt à rompre avec les anciens régimes et à renouer avec la démocratie moderne. L’instauration d’un cadre institutionnel nouveau est un préalable nécessaire à toute voie de progrès. La démocratie tribale, la démocratie à l’africaine, n’ont pas apporté d’avancées. C’est une démocratie libérale qu’il convient d’instaurer, fondée sur la précision des droits de propriété sur les terres africaines, la liberté d’échange des terres, un régime parlementaire et un mode de scrutin majoritaire à un tour pour les représentants en charge de l’Etat. L’analyse de ces différents modèles montre que ces principes élémentaires sont les plus capables d’ancrer la démocratie dans les économies africaines et de limiter le pouvoir de l’Etat qui ne doit plus seul engager le destin des peuples dans des contrats léonins sans leur libre consentement. »

III
Des présupposés d’un anticolonialisme critique

Des questions brûlantes et cruellement actuelles émergent de l’ argument exposé dans l’extrait ci-dessus : Sommes-nous déterminés à fonder par les luttes sociales locales des Etats africains véritablement rompus aux règles de la démocratie moderne ? Sommes-nous résolus à bâtir des républiques à l’abri de l’ivoirité, de la camerounité, de la gabonité, de la sénégalité, de l’équaoguinéanité, l’africanité , etc., consolidées par la pratique moderne du droit et des contrats rationnels et raisonnables ? Sommes-nous déterminés à obtenir par les mobilisations citoyennes bien organisées la réforme de nos codes et pratiques électoraux, l’instauration de réelles démocraties parlementaires dans nos pays africains ? Telles sont les voies que prescrit l’anticolonialisme critique que nous défendons comme stratégie de pensée et d’action à même de restaurer la souveraineté réelle des peuples d’Afrique francophone. La souveraineté démocratique est la condition, dans le cas des ex-colonies françaises, de la souveraineté monétaire. Seules les mobilisations locales bien pensées et bien décidées redonneront à nos peuples le droit de référendum sur l’émission et le contrôle réels de leurs monnaies nationales ou régionales.
Dix longues années d’exercice du pouvoir d’Etat avec le FPI (2000-2011) ont largement convaincu le Pr. Mamadou Koulibaly, de la nécessité de ne pas mettre, en Côte d’Ivoire comme en Afrique, la charrue avant les bœufs, l’idéologie avant la démocratie, la haine du colon avant la haine de la colonisabilité, la perpétuation des autocraties avant le progrès démocratique. Lisant ce livre du Pr. Mamadou Koulibaly, on comprend aisément pourquoi par respect pour l’expression démocratique du peuple de Côte d’Ivoire par la voix des urnes, l’auteur, Président FPI de l’Assemblée Nationale de son pays, a reconnu la légalité et la légitimité du Chef de l’Etat régulièrement élu issu de l’opposition, le Dr. Alassane Ouattara, tout en maintenant intactes ses thèses et convictions sur les conditions nécessaires à la restitution plénière de la souveraineté de son pays. Y voir une contradiction, c’est sans doute avoir lu très superficiellement le Pr. Mamadou Koulibaly et mesurer très naïvement le point de bascule du rapport des forces françafricaines qui présidera à la sortie du « long hiver impérial français » . Pour se mettre à l’abri des lectures binaires ambiantes, rien de meilleur, nous semble-t-il, que l’art de la libre lecture, qui requiert sans cesse le dépassement de soi dans le dépassement du texte, le retour sur soi dans l’interrogation de l’Autre. L’ouverture raisonnée et résolue du champ des possibles objectifs de notre liberté.

Paris, le 20 mai 2011.

Commentaires Facebook

Les commentaires sont fermés.