Dossier Crise postélectorale ivoirienne – Sur les traces de ces victimes « sans grades » (Long papier)

La crise postélectorale en Côte d’Ivoire, si l’on s’en tient aux statistiques non exhaustives de diverses organisations tant nationales qu’internationales, a fait environ trois mille morts. Ces victimes sont pour l’essentiel, issues des masses populaires militantes des partis et mouvements politiques. Donc des ‘’sans grades’’. Là où, la masse dirigeante a été majoritairement préservée dans cette guerre. Si les premières victimes avaient eu plus de notoriété et de qualité, la crise aurait-elle pris fin plus tôt? Autrement dit, si ceux-là mêmes qui ont entraîné le pays dans la belligérance armée avaient été les premiers à tomber et à payer le prix fort, la sortie de crise et la paix auraient-t-elles été plus rapide ? L’Intelligent d’Abidjan ouvre le débat. Analystes politiques, enseignants-chercheurs, sociologues, activistes des droits humains et autres experts décryptent…

Abidjan le 11 avril 2011 : après une semaine de résistance, l’ex-chef de l’Etat SEM Laurent Gbagbo est aux mains des Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). Cette arrestation marque une étape décisive dans la fin de la belligérance armée inhérente à la crise postélectorale. Qui a démarré à partir du 28 novembre 2010. Cette parenthèse de feu, de sang et de larmes a provoqué un véritable désastre humanitaire avec plus de deux millions de réfugiés notamment au Libéria et au Ghana, 150.000 déplacés internes et environ de trois mille (3000) morts. A première vue, ces victimes sont à majorité écrasante des anonymes issus de la masse populaire. En efffet, ce n’est véritablement qu’à la fin de la belligérance armée que l’on annoncé les décès des personnalités telles que le ministre Désiré Tagro et Gohourou Babri Hilaire, porte-parole des Ex-FDS. Certes, la communauté musulmane ivoirienne a été aux premières heures, la cible pricipale des ex-FDS pro-Gbagbo appuyées de miliciens et mercenaires. Faisant officiellement dix sept (17) Imams tués et une trentaine de fidèles ayant trouvé la mort dans des mosquées au cours de certaines opérations. Mais, aucun guide de cette communauté connu de l’opinion nationale ou internationale n’est tombé. Des rumeurs récurrentes faisaient certes état de l’attaque du domicile du Cheikh Aboubacar Fofana, président du Cosim mais elles se sont révélées fausses. L’Imam Koudouss, président du CNI qui n’a pas quitté son domicile depuis le contentieux postélectoral, n’a pas non plus été attaqué. Idem pour l’Imam Bakary Chérif du front de la Oumat Islamique ou encore le Cheikh Moussa Fadiga, leader des musulmans sunnites. Ces dignitaires musulmans bien connus, à l’instar du président du Cosim hors du pays, sont tous actuellement à leurs domiciles. Au niveau de la communauté chrétienne, hormis l’attaque contre le père Norbert Abekan, l’on n’a eu à déplorer aucun décès d’un dignitaire religieux de premier plan. Mgr Kutwa, dignitaire des catholiques, les Révérends Yayé Dion, guide des Protestants évangéliques, Ediémou Blin Jacob, leader des Célestes…, sont tous chez eux. Deux évêques ; celui de Yopougon et de Yamoussoukro qui avaient pris position, n’ont pas été touchés. Pourtant, ils sont nombreux, leurs fidèles qui sont tombés. Dans son dernier rapport sur les violences postélectorales, la Ligue Ivoirienne des droits humains (LIDHO) plante le décor : « Notre pays, pendant cette crise a connu des atrocités inimaginables. Le Droit à la vie a été banalisé. A ce qui apparaît comme des tueries et assassinats classiques à l’arme à feu ou à l’arme blanche, se sont ajoutées les tueries à la roquette, aux obus et au bûcher ou à la torche (punition du collier ou articles 125 consistant à asperger des individus de liquide inflammable et à les brûler). A ce cynique et diabolique jeu, tout le monde était un candidat potentiel, pour peu qu’il se retrouve au moment endroit au mauvais moment surtout à Yopougon, Abobo ou encore à l’Ouest. Les femmes, les enfants, les handicapés, les ressortissants de la CEDEAO, les militants anonymes ou sympathisants avérés ou supposés de partis politiques proches de M. Alassane Ouattara ou des éléments des Forces de Défense et de Sécurité (les supplétifs compris) et militants soutenant M. Laurent Gbagbo ont constitué les cibles des tueurs des camps en belligérance. Aujourd’hui, à l’heure du bilan, nous sommes très amers parce que les victimes au 2/3 sont des innocents, des anonymes et des pauvres qui n’avaient rien à voir avec la crise postélectorale ». Un tel constat amène à l’interrogation suivante : pourquoi est-ce les pauvres et les anonymes qui ont payé un lourd tribut à cette belligérance fruit d’une lutte de pouvoir ? Analyste politique, le ministre Alain Cocauthrey, estime qu’il faut à ce stade explorer le champ d’action du jeu politique d’essence démocratique.

«Le peuple :

champ d’expression de

la lutte politique…»

De l’avis de cet expert en mine et pétrole, la démocratie qui tire ses origines dans le mot grec démocratia, est un système de gouvernement dans lequel le peuple choisit ses dirigeants à intervalles réguliers lors d’élections libres, transparentes et justes. Lesquelles élections se caractérisent par une participation de toutes les parties aspirant à l’exercice du pouvoir d’Etat qui appartient au peuple. A propos, relève-t-il : « On comprend donc que pour vivre cette démocratie, le peuple soit au début et à la fin du processus. Il est donc l’objet de convoitises. Le peuple reçoit tous les aspirants au pouvoir de tous les camps ou courants politiques. Or, les réactions des aspirants au pouvoir à l’égard du peuple peuvent varier en fonction de l’accueil réservé, des faveurs obtenues ou en fonction de l’alternative proposée. On voit donc que le peuple est le lieu par excellence des combats d’idées politiques, des débats contradictoires parfois des oppositions ouvertes. Ces oppositions peuvent être parfois sanglantes en fonction de l’évolution démocratique, du niveau de culture démocratique. Ainsi, au lieu de débats d’idées, on assiste à des combats entre leaders politiques à travers le peuple». Non sans souligner que les masses dirigeantes se servent des masses populaires militantes dans la bataille du pouvoir qui émane du peuple. « On voit clairement que la masse populaire détentrice du pouvoir en démocratie est parfois victime de la masse dirigeante dont les acteurs sont en guerre entre eux pour la bataille politique, pour l’accession au pouvoir. Celle-ci n’hésite pas à acheter des armes et à combattre son ou ses adversaires à travers leurs adhérents, militants et sympathisants dans le peuple. Agissant ainsi, ils livrent à la mort d’innocentes personnes pendant que les masses dirigeantes qui organisent la guerre contre le peuple se mettent à l’abri. C’est bien dommage », déplore-t-il. S’appropriant cet avis, la sociologue Touré-Diabaté Ténin met en exergue les procédures de construction de l’ennemi pour mieux apprécier le calvaire des sans grades, des anonymes tombés pendant la crise postélectorale.

La violence des rapports sociaux au cœur de la société ivoirienne

Pour faire comprendre comment une grande partie de la population a pu se haïr jusqu’à prendre des armes pour tuer ou s’entretuer, cet enseignant-chercheur spécialisée dans la compréhension des conflits et la construction de la paix, note que les conflits sont le fruit d’une construction complexe. A l’en croire, deux éléments (politico-ethniques et religieux) sont importants pour comprendre les nombreuses victimes dans les masses populaires que dans la masse dirigeante. A savoir : la construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi dans l’imaginaire des groupes en conflit (crise identitaire et politique) et le développement de la peur de l’autre pouvant amener par l’utilisation de l’irrationnel jusqu’à la haine de l’autre. « Cette double procédure, on le voit bien, constitue un système symbolique précis qui produit du sens : pour être capable de tuer, l’homme a besoin d’une raison ultime, d’un sens lui permettant de justifier son action. Cette justification est d’autant plus efficace lorsque celle-ci est sacralisée. La construction de l’image de l’autre en tant qu’ennemi trouve son aboutissement et sa réussite dans la destruction de l’ennemi. Cette tâche semble plus efficace lorsqu’un groupe se donne les moyens au nom de la démocratie pour combattre les autres groupes opposés. La violence au nom de l’embrigadement de certains groupes va alors entrer en jeu (comités d’autodéfense, milices, syndicats ou associations de jeunes…) ». Avant de souligner que, face à une société qui recherchait le respect des droits humains, la démocratie, la justice sociale, l’Etat a utilisé des moyens de répression. A cela, est venu s’ajouter la rébellion armée qui a accru en 2002 la violence des rapports. Pour cet expert en négociation, médiation et résolution des conflits pour le compte de plusieurs organismes internationaux, la spirale de la violence était ainsi mise efficacement en œuvre. « La violence a pénétré les institutions, les rapports sociaux et les esprits d’une population qui n’avait nul droit à la négociation, aux consensus, à la tolérance, au respect des différences ni à la gestion pacifique des conflits. La violence était devenue l’institution sociale la plus importante : celle-ci englobait et déterminait l’ensemble des rapports sociaux. La violence a tellement pénétré les rapports sociaux que les repères éthiques des individus ont été totalement brouillés : sans conscience de la valeur de la vie, sans motivation pour le bien et sans peur du mal, n’importe quelle personne peut devenir meurtrière. Si, la puissance de la haine peut pousser à tuer l’autre, le mépris de la vie peut également amener à éliminer autrui. Le dédain absolu vis-à-vis de la vie de l’autre est devenu en Côte d’Ivoire beaucoup plus destructeur que la haine de l’autre : cette indifférence absolue à la dignité de chaque personne et à la valeur de la vie reste au plus profond de notre société».

Victimes de combats politiques par procuration pour déficit de culture démocratique…

De son côté, Mme Nathalie Koné-Traoré, coordonnatrice-adjointe du Forum des organisations de la société civile ouest-africaine (Foscao) relève que lorsqu’il y a une crise, les fondamentaux de la société se brisent. Et cela laisse apparaitre la fragilité de la communauté et renforce les problèmes déjà existants. « La Crise ivoirienne s’est construite autour d’une lutte féroce d’accession au pouvoir qui a radicalisé davantage les positions. Les medias, notamment la RTI (télé et radio) a pendant toute la phase post électorale diffusé des messages d’incitation à la haine qui ont fortement contribué aux violences et à la rupture intercommunautaire en Côte d’Ivoire. Une partie de la population a pris pour monnaie comptant tout ce qui s’y racontait et s’est engagé dans le conflit. Oubliant sa fragilité sociale et s’engageant dans ce combat par procuration. Le problème politique est devenu rapidement une crise ethnique et nous avons assisté à un début d’affrontement intercommunautaire avec son lot de malheurs, d’assassinats, de déplacements massifs des populations et de pauvreté accrue. Le drame, c’est que les pauvres et les anonymes ne comprennent toujours pas les manigances du jeu politique et de la propagande», apprécie-t-elle. Pour sa part, le Dr André Kamaté Bahouman, Enseignant-chercheur à l’Université d’Abidjan-Cocody relève la portée du déficit de culture démocratique des masses populaires. A l’en croire, la manipulation et l’intoxication des masses populaires qui les amènent à livrer des combats politiques par procuration, résultent d’un déficit de culture démocratique: « L’un de nos constats est que des jeunes se sont attaqués à d’autres parce qu’ils ont été instrumentalisés et manipulés par des idéologies politiques. Ce faisant, ils ont livré des combats politiques par procuration. Cela n’a pu être empêché en raison d’un déficit de culture démocratique». De son côté, Alain Cocautrey, président de l’Ong Opu (Organisation des Peuples Unis) enfonce le clou. « L’instrumentalisation, l’intoxication et la manipulation sont des dangers de la démocratie. En effet, dans une société démocratique, où le peuple est instruit et conscient de ses droits et devoirs, il n’y a pas de place pour ces ‘’ maladies ‘’, pour ces phénomènes. C’est justement parce que le peuple n’est pas suffisamment instruit et capable de développer un esprit critique suffisant, que certains penseurs ont pu dire que des peuples en Afrique ne sont pas encore mûrs pour la démocratie». Puis, d’ajouter qu’un tel peuple n’est pas vacciné contre ces ‘’maladies’’ dangereuses pour la démocratie et pour le peuple lui-même. « Par ailleurs, la pratique abjecte de la démocratie qui consiste à animaliser ses adversaires politiques et à les ‘’braiser’’, n’honore pas les leaders qui véhiculent une telle idéologie. A partir du vrai, on rassemble et on endoctrine pour mener un combat violent pour la conquête ou la conservation du pouvoir. C’est dangereux pour la démocratie. Car, la violence comme moyen de conquête du pouvoir est un signe de manque de maturité démocratique. En démocratie, le leader cherche à convaincre par les idées et non à vaincre par la violence», conclut-il.

Impossibilité de se mettre à l’abri…

Activiste des droits humains, Me Drissa Traoré indexe plutôt la difficulté pour les masses populaires de se mettre à l’abri. Mieux d’organiser leur protection : « Les anonymes, les pauvres n’ont pas de moyens suffisants et conséquents pour assurer leur protection ou pour organiser leur défense. On l’a vu à Abobo, à Yopougon ou encore à Duékoué. Des victimes n’ayant nulle part où aller, ont été contraintes de rester sur place et attendre la mort. Ce qui contraste avec la masse dirigeante, qui, après avoir semé dans la masse populaire les graines de la division, de la haine et de l’affrontement organise sur sa défense avec des gardes rapprochées ou des voyages à l’extérieur. Quoique n’étant pas partie prenante du conflit, les masses populaires à majorité vulnérables parce qu’aux conditions sociales précaires, qui ne peuvent sortir du pays ou même de leurs quartiers et domiciles paient cash à la place des acteurs politiques. On l’a vu, les pauvres qui n’avaient pas de provisions au risque de leur vie, sont allés chercher des vivres pendant que les armes crépitaient. Et, il y a eu des victimes dans leur rang », regrette le président du Mouvement Ivoirien de défense des droits de l’Homme et de poursuivre. «L’histoire nous enseigne que les anonymes protègent les personnalités politiques qui les manipulent. En outre, ces derniers ont les moyens de leurs protections et sont rarement sur le front de bataille. Ce qui n’est pas le cas pour la masse populaire à majorité pauvre et inculte. Cela sera toujours ainsi tant que la masse des ignorants n’aura pas diminuée. Il faut s’atteler à sortir au maximum les peuples africains de l’ignorance donc de la manipulation», ajoute de son côté Mme Yoli-Bi Marguerite, coordinatrice nationale de Wanep-Côte d’Ivoire.

Cibles privilégiées des calamités ou ‘’Fitinan’’…

Ne pouvant donc pas fuir pour protéger leurs vies, les masses populaires à majorité pauvres et anonymes, deviennent donc les cibles privilégiées des calamités ou ‘’Fitinan’’ pour paraphraser l’Imam Mahamoud Sanogo. Selon ce guide spirituel de la communauté musulmane du Banco dans la commune d’Abobo, à l’instar des pauvres, « victimes innocentes incapables de s’assurer de véritables moyens de défense et de protection», le dignitaire religieux est en première ligne, en ligne de mire parce que toute calamité ou ‘’Fitinan’’ se veut une épreuve du Seigneur. Qui est elle-même résulte de faits ayant suscité la colère de Dieu. « Toute épreuve vient de Dieu et elle se veut un message du Seigneur à ses créatures. Quand un peuple choisit lui-même la voie de malédiction avec la haine entre ses créatures, de l’impudicité, de la violence, Dieu envoie des signes pour le rappeler à ses prescriptions, à ses préceptes. C’est au dignitaire religieux, en tant que conscience du peuple, d’alerter, d’interpeller et non d’entretenir et d’alimenter les dissensions pour leurs propres intérêts. S’ils échouent et que la colère de Dieu s’abat sur le peuple, Dieu les frappe. C’est pourquoi, nous dignitaires musulmans ne sommes pas à l’abri de tout ‘’Fitinan’’ (calamité). Nous sommes mêmes les premières cibles. C’est pourquoi, nous avons de tout temps donné de la voix dans nos sermons et prêches ». Avant de rapporter que certains de ses pairs ont été accusés à tort de couardise. « Pendant cette crise postélectorale, j’ai entendu des critiques souvent dures à l’encontre de certains dignitaires musulmans. Ils ont été accusés d’avoir abandonnés les fidèles pour se mettre à l’abri. Mais, les gens perdent de vue quand le ‘’Fitinan’’ éclate, le guide spirituel est l’une des premières cibles. C’est pourquoi, nous guides religieux musulmans avons toujours interpellé les pouvoirs publics sur la division, la haine, l’injustice qui faisaient peser sur notre pays les risques d’un ‘’Fitinan’’ ou une calamité. Mais, les hommes politiques ne nous écoutent pas quand nous les interpellons », a-t-il précisé. Cet avis, le Révérend-docteur Yayé Dion Robert le partage entièrement. Selon ce psychologue et criminologue de formation qui capitalise plus de trente ans de vie pastorale, les Hommes de Dieu (Imams, pasteurs et prêtres) sont établis par le Seigneur comme des bergers qui doivent veiller au bien-être de leurs brebis. Mais, quand ceux-ci perçoivent des signes d’un malaise social ou d’un drame national à venir et qu’ils tirent la sonnette d’alarme, ils sont cloués au pilori par les autorités politiques. « Nous proclamons l’évangile qui libère les cœurs de la haine, de la violence et du mépris qui sont semés par les hommes politiques. Ceux-ci nous attaquent quand nous les interpellons sur des décisions qu’ils prennent. A preuve, quand moi, j’ai demandé au président Bédié en 1998 d’arrêter les tracasseries contre Alassane Ouattara, il m’a répondu en disant que les pasteurs restent dans leurs églises. Quand en 2000, je me suis opposé à la candidature du Gl Guéi qui est mon frère de l’Ouest, j’ai été pris à partie. Ce sont les hommes politiques qui alimentent les crises et ce sont les pauvres, les anonymes qui en paient un lourd tribut. Nous avons toujours dénoncé leurs attitudes de pyromanes mais nous ne sommes pas écoutés», déplore le dignitaire Baptiste. Mais si nos sources s’accordent à dire que les masses populaires (civils innocents, femmes et enfants, personnes âgées) ont payé un lourd tribut à la crise postélectorale. Ces victimes ont-elles eu un impact sur la sortie de crise ? Si ceux-là même qui ont entraîné le pays dans la belligérance armée, à savoir les acteurs politiques avaient été les premiers à tomber et à payer un aussi lourd tribut, la sortie de crise et la paix auraient-t-elles été plus rapides ?

Un effet boomerang redouté

« C’est sûr que la mort d’une personnalité est plus médiatisée et peut contribuer à atténuer les ardeurs de ses partisans. Si la crise post électorale avait commencé avec la mort d’un des principaux protagonistes, c’est presque certain, que les affrontements auraient pris fin», pense Mme Yoli-Bi. Mais, cet avis ne fait pas l’unanimité. Bien au contraire, ces avis sont mitigés. Et deux tendances s’affrontent. Pour les premiers, les tueries orientées contre des cibles étrangères à la crise postélectorale ont facilité la prise de décisions pour accélérer le dénouement de la belligérance armée. « Les victimes civiles ont pesé dans la prise de certaines décisions importantes dans le dénouement de la crise postélectorale. Les tirs d’armes lourdes à l’aveuglette à Abobo, à Williamsville ou encore à Port-Bouet 2 dans la commune de Yopougon qui ont fait de nombreuses victimes civiles innocentes ont permis par exemple le vote à l’unanimité d’une résolution importante du conseil de sécurité sur la destruction des armes. Si ces armes n’avaient pas été neutralisées par les forces impartiales, il est clair que la belligérance armée n’aurait pas connue une étape décisive dans son dénouement en une semaine de bataille à Abidjan et les victimes dans les populations civiles auraient certainement été plus importantes », souligne Me Traoré. Son collègue de la Lidho abonde dans le même sens : « Les victimes civiles ont eu un impact sur la sortie de crise. L’une des preuves est que face à l’ampleur des dommages causés et des frustrations enregistrées par ces violations massives et graves des Droits de l’Homme, la Communauté Internationale, conformément à la Résolution 1975 du CS/ONU, a décidé de l’envoi d’une mission internationale d’enquête, dont fort opportunément fait partie Madame la Présidente de la Commission, Me Reine ALAPINI-GANSOU. De son côté, le nouveau Président de la République, le Dr Alassane Ouattara a promis, dans un discours à la Nation, tout faire pour que la lumière éclate sur toutes les violations des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire. Il a par ailleurs rassuré qu’il n’y aura pas de prime à l’impunité sous sa mandature. On peut le dire, les milliers de victimes innocentes ont eu un impact sur le processus de sortie de crise ». Non sans émettre des réserves sur le sort qu’aurait connu ce processus si c’étaient les personnalités qui avaient été arrachées à la vie aux premières heures de la crise postélectorale. « La sortie de la crise et la paix n’auraient certainement pas été rapides si les acteurs politiques avaient été les premiers à tomber pendant la belligérance armée. Ce n’est pas évident car ils ont des partisans farouches et ces pertes en vie humaines peuvent avoir donc un effet boomerang dont il faut absolument se méfier ». Leader d’opinion, Me Franck Kouyaté abonde dans le même sens. A en croire cet analyste politique, si des personnalités d’envergure impliquées dans le contentieux postélectoral étaient tombées aux premières heures, la crise se serait accentuée. « La sortie de crise aurait été compromise si c’étaient des acteurs politiques bien connus qui étaient tombés les premiers. Ce sont des leaders d’opinion qui brassent du monde derrière eux. S’ils étaient tombés, la crise se serait s’accentuée. Ils ne sont pas des surhommes mais ce sont des stabilisateurs de consciences au niveau politique. Ils n’apportent rien aux pauvres, aux anonymes. Mais, ceux-ci ne jurent que par eux. Ils se reconnaissent en eux et sont prêts à tous les sacrifices pour eux. On l’a bien vu, le président Gbagbo a été mis aux arrêts par les FRCI mais cela n’a pas amené les jeunes miliciens à laisser les armes immédiatement. On l’a vu en 2002, des personnalités de qualité sont tombées. Mais la crise ne s’est pas arrêtée pour autant », justifie-t-il. Comme on le voit, l’impact de la qualité des victimes du contentieux postélectoral qui s’est mué en belligérance armée, suscite débats et est tout aussi diversement apprécié. Les arguments se ‘’bousculent’’. Cependant, tous déplorent le fait que l’on en soit arrivé aux crépitements des armes, à la détonation des canons, en lieu et place de la guerre des idées, de la guerre de confrontations idéologiques avec arguments contre arguments. Provoquant ainsi ce qu’ils ont baptisé « gâchis humanitaire » et qui a emporté des milliers de vies innocentes. Victimes dont le pays de Félix-Houphouët Boigny, chantre de la paix, aurait pu se passer.

M Tié Traoré

Encadré(1)

De la haine des hommes à la guerre des dieux

«Cette crise a eu comme aspect positif de réconcilier les Ivoiriens avec Dieu. Tous, pauvres comme riches se sont réfugiés dans le Seigneur pour échapper à une fin tragique. Le riche a vu que son argent ne pouvait pas sauver sa vie. Le pauvre a vu que le fétiche ne pouvait pas le sauver. Nous avons encore en mémoire l’image pathétique de ces milliers d’hommes et de femmes, balûchons sur la tête, fuyant des zones de combats pour trouver refuge dans les églises et les mosquées. Dans ces moments d’angoisse, tous les cœurs étaient à la prière. Tout le monde s’est souvenu que Dieu existe et qu’il était la seule et véritable solution». Ces propos sont du Cheikh Mahamoud. Pour cet Imam, Dieu a occupé les cœurs pendant la crise postélectorale. Même son de cloche chez la sociologue Touré-Diabaté. Si l’on en croit cet Enseignant-chercheur, les groupes en conflit étant considérés comme réels, différents et ennemis, il fallait un élément symbolique fort, capable de légitimer, justifier et donner du sens à la volonté de «détruire l’ennemi » par l’utilisation de la violence. Et l’élément tout trouvé était religieux. Avec pour épicentre Dieu. Dans cette dynamique, selon elle, les groupes en conflit vont trouver des éléments nécessaires à la sacralisation de la violence à venir. « Les groupes dits persécutés ont utilisé la théologie traditionnelle, les seconds, la théologie de la libération. Les premiers faisaient appel à Dieu comme la figure paternelle qui rassure, qui donne de la stabilité, qui aime la paix sociale… Les seconds faisaient appel à Dieu comme la figure de la libération, du pauvre qui partage les souffrances des pauvres, des jeunes, de la victime qui est persécutée par les puissants et qui donne sa vie en martyr… Le Dieu des premiers servait à légitimer leur haine viscérale tandis que le Dieu des seconds à légitimer leur violence révolutionnaire, juste : la haine des hommes s’est ainsi doublée de la guerre des dieux. On est donc passé de la haine des hommes à la guerre des dieux», souligne le Pr Touré. Comme on peut le voir, même le Seigneur (Allah,Gnamien, Lago), a été impliqué dans la crise…

M.T.T

Encadré (2)

Des victimes sans aura, des victimes qui ne pèsent pas ?

Elles sont des milliers à être tombées pendant la crise postélectorale. Elles, ce sont les victimes anonymes du contentieux résultant des contestations du verdict du second tour de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010. Ou de la non acceptation par toutes les parties du verdict des urnes tel que proclamé par la CEI et certifié par l’Onuci. Sans refaire l’histoire et tomber dans le décompte macabre, ces victimes ‘’sans grades’’ ont-elles influé sur la sortie de crise ? Au cœur de cette interrogation, se pose le problème de la personnalité des morts anonymes. Si l’on en croit Nathalie Traoré, en dépit des tueries massives orientées contre les masses populaires militantes, les victimes anonymes et ‘’sans grades’’ n’ont pu faire arrêter la crise plutôt eu égard à leur statut d’absence d’aura. « Ces milliers de morts posent le problème de l’aura, de la personnalité. Quand le décès du ministre Tagro a été annoncé, la nouvelle a ému tout de suite alors que bien avant, des milliers d’Ivoiriens étaient tombés. La raison est toute simple : il a une forte personnalité. Quand un leader d’opinion de cette aura tombe, il y a une forte mobilisation tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. L’Onuci a déployé plus d’hommes et de moyens autour du Golf Hôtel pour éviter des victimes qui mobilisent. Pendant ce temps, les populations d’Abobo, de Yopougon ou encore à l’Ouest sollicitaient la protection onusienne. Malgré leur nombre qui nous heurte, nous les défenseurs des droits humains, il faut le reconnaitre que les victimes anonymes ne pèsent pas dans la prise de décisions urgentes », confie Mme Traoré.

M.T.T

 

Dossier / Ces morts ‘’sans grades’’ et ‘’anonymes’’

La vie des leaders est-elle importante que la vie des autres citoyens et victimes de la crise ?

La Côte d’Ivoire a baigné dans une véritable marre de sang pendant la crise postélectorale. Le sang de pauvres innocents a coulé à flot. Pour rien ! Quel gâchis ! pendant que la couche sociale la plus démunie payait un lourd tribut de ces affrontements sanglants, la nomenclature qui prend les décisions s’est mise à l’abri. Est-ce à dire que le faible, le démuni ou le pauvre n’a pas droit à la protection et la vie? Le débat est ainsi ouvert.

Peut-on tuer 100 Drogba, 100 Kolo, 10 Chefs d’Institution, 10 ministres, 10 députés, 100 journalistes, 100 avocats au nom d’un conflit postélectoral ? Peut-on dire que la vie de Laurent Gbagbo, Simone Gbagbo, de Blé Goudé, d’Henri Konan Bédié, d’Alassane Ouattara et de tous les leaders qui ont tiré les ficelles de cette guerre est au-dessus de la vie de tous ces anonymes tombés  sous des balles, des grenades et autres obus ? En 2002, il y a eu parmi des morts certaines figures connues telles que Marcellin Yacé,  le ministre Boga  Doudou, l’ex Chef d’Etat Robert Guéi et son épouse Rose Doudou, les capitaines Fabien et Dosso, les Colonels Dagrou Loula, le médecin-dentiste Dakoury Benoît, un chef de parti politique Téhé Emile, le célèbre comédien H, et bien d’autres ; il n’en est pas de même cette fois-ci. Car le constat est là, qui crève les yeux :  cette  guerre-là fut atroce au contraire de 2002 où les belligérants se sont empressés de signer un cessez-le-feu à Bouaké sous les  auspices de la CEDEAO. Les armes ont fait place à la discussion. Les positions étaient plus tranchées. On a vu la mauvaise foi se disputer à la haine. Tout simplement, parce que les militants ont été encore plus instrumentalisés et  donc plus fanatisés. Aucune grosse tête n’est tombée sauf le ministre Désiré Tagro, qui de façon accidentelle, rapporte-t-on, a été tué. Mais par contre, on fait état  déjà pour le moment de 3000 morts en quatre mois seulement. Quel désastre !  Si des élites du monde de la politique, de la culture, du sport et des affaires  avaient eux-mêmes été les victimes de ces même exactions et  tueries, les données n’auraient-elles pas changé et fait prendre confiance?  A dire vrai, les militants sous nos tropiques, sont utilisés comme une armée du salut pour toutes sortes de batailles même celles perdues d’avance.  Dans leur malheur, ces pauvres militants ou partisans  n’imaginent pas le danger qu’ils courent parfois d’autant plus qu’on leur promet un avenir radieux. Pour cela, ils sont prêts à mourir pour leur idole. Le leader de l’ex galaxie patriotique, Blé Goudé aimait à le dire pour galvaniser ses troupes que « les dirigeants ne sont pas faits pour mourir ». C’est dire que les militants, eux, peuvent mourir sur la base de promesses souvent non  tenues dans la mesure où le militant n’a semble aucun recours. Raison pour laquelle, Charles Pasqua disait « qu’en politique, les promesses n’engagent que ceux qui y croient». Et, il avait bien raison.

Patrice Pohé

 

Encadré (1)

La société civile applaudit un ‘’engagement salutaire’’ de rendre justice aux victimes

 

Le Président de la République SEM Alassane Ouattara l’avait annoncé dans son adresse à la nation le 11 avril 2011. Toute la lumière sera sur toutes les tueries et exactions postélectorales. Et aucun crime ne restera impuni. Hier, à la faveur du lancement des trois jours de deuil national décrétés en mémoire de tous ceux qui sont tombés depuis le déclenchement de la crise postélectorale, le premier magistrat de la Côte d’Ivoire a réitéré son engagement à rendre justice aux victimes. Pour servir de leçons afin que Satan ne possède plus les Ivoiriens et les entraîne dans des tueries et autres pires exactions qui désacralisent la dignité humaine. « Je donne l’assurance qu’aucun crime ne restera impuni. Une commission nationale d’enquête a déjà été constituée pour poursuivre les auteurs des exactions. La commission Dialogue, Vérité et Réconciliation qui verra le jour bientôt, permettra à toute la nation de comprendre, de situer les responsabilités », a-t-il insisté. Ce énième engagement solennel du Chef de l’Etat de rendre justice aux victimes de la crise postélectorale a été très apprécié par les activistes locaux des droits humains. Pour ces derniers, ce dossier est l’un des chantiers prioritaires du processus de réconciliation nationale. D’où les vives ovations qui ont suivies les propos du président Ouattara. Des organisations féminines réunies au sein de la Cofemci-Repc du Dr Marie-Paule Kodjo et celles du Repfeco piloté par Mme Salimata Porquet en passant par les mouvements de défense des droits de l’Homme notamment le MIDH de Me Traoré Drissa, la LIDHO du Dr Kamaté André et l’APDH de Me Hervé Gouaméné aux autres réseaux d’organisations de la société civile dont La CSCI de Patrick N’Gouan et la Cosopci de Wodjofini Traoré, l’on a apprécié ces propos comme « un engagement solennel salutaire à encourager ».

M.T.T

 

Encadré (2)

Si Didier Drogba avait parlé, il aurait pu sauver des vies

 

Nos différentes sources dans le dossier l’ont dénoncé avec  intelligence. Il s’agit du peu d’intérêt et d’engagement des vrais leaders d’opinion dans le dénouement de la crise. Au cœur de cette position, l’on relève entre autres la cupidité, le clientélisme et l’équilibrisme. Contrairement à Alpha Blondy, Kolo et Tiken Dja, des leaders d’opinion de poigne ont refusé de s’inviter dans le débat de la diarchie au sommet de l’Etat ivoirien depuis décembre 2010. Ils sont nombreux ceux qui ont refusé de jouer leur rôle devant l’histoire, de prendre leurs responsabilités et donner de la voix afin que la justice triomphe de l’injustice, que la vérité s’impose au mensonge, que le vaincu cède le pouvoir au vainqueur et que la démocratie prévale sur la dictature. Aujourd’hui, les masses populaires, idoles de ces leaders d’opinion couards ou équilibristes, notent avec indignation que ceux qui véritablement ont la voix au chapitre ont démissionné devant l’histoire pour sauver des vies dans leurs rangs. Et ce tout simplement pour avoir voulu protéger des intérêts personnels, pour avoir voulu plaire à Ouattara sans déplaire à Gbagbo, pour avoir voulu une chose et son contraire. « Nous avons des leaders de charisme ici. Si ceux-ci s’étaient véritablement investis dans la cause du respect du verdict des urnes, nous n’aurions pas connu autant de morts que nous pleurons aujourd’hui. Mais, ils sont restés là à tâtonner, à ne pas s’impliquer et l’option militaire s’est imposée. Si les Rois, de manière unanime, avaient donné de la voix, s’ils étaient allés chercher Alassane Ouattara au Golf et donner de vrais gages à Laurent Gbagbo d’une sortie honorable du pouvoir, nous ne serions pas allés si loin. Si un leader comme Didier Drogba qui draine du monde, avait demandé aux jeunes désœuvrés et fanatisés de ne pas se laisser manipuler pour une cause injuste, les milices n’auraient pas pullulé. La position de l’ex-gouverneur Dacoury Tabley, n’a pas amené Gbagbo à quitter le pouvoir perdu dans les urnes. Si tous les dignitaires musulmans et chrétiens avaient eu une voix commune en faveur de la vérité, de la démocratie, l’ex-président Gbagbo ne les aurait pas éconduits. Mais, ces vrais leaders dont la voix compte ont malheureusement démissionné. Il y a une faillite morale dans la société ivoirienne qui s’apprécie nettement à travers le mutisme, voire la démission de ses vrais leaders d’opinions avaient été courageux, on aurait évité des morts; de ses vrais leaders d’opinion », souligne la sociologue Ténin Touré.  Si donc nos vrais leaders d’opinion avaient été courageux, on aurait évité des morts. Si, si, si…? Il est vrai qu’on ne peut refaire le monde avec des si. Mais, le meilleur moyen d’éviter de reproduire les erreurs et fautes d’hier, c’est de tirer des leçons du passé. Les si peuvent et doivent aider à cela.

M.T.T

L’Intelligent d’Abidjan

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