Côte d’Ivoire : faut-il se résoudre à la guerre ?

International Crisis Group

La Côte d’Ivoire est au bord d’une nouvelle guerre civile opposant les forces fidèles au président sortant Laurent Gbagbo qui refuse de reconnaître sa défaite électorale lors du scrutin du 28 novembre 2010 et les combattants de l’ex-rébellion des Forces nouvelles qui soutiennent désormais le vainqueur de l’élection, Alassane Ouattara. Ce scrutin devait mettre fin à huit années de crise, mais Gbagbo a perpétré un coup d’État constitutionnel accompagné d’une campagne de violences pour s’accrocher au pouvoir. La situation ainsi créée est une menace grave pour la paix, la sécurité et la stabilité dans toute l’Afrique de l’Ouest. Le soutien dont Gbagbo bénéficie auprès d’une partie de la population soumise à une effrayante propagande ultranationaliste et le chantage au chaos auquel s’adonne une minorité agissante et organisée ne doivent pas influencer la communauté africaine. Alors que l’Afrique doit agir d’une manière décisive, y compris pour défendre fermement le principe des élections démocratiques, des pays importants du continent adoptent des positions qui favorisent une dangereuse désunion. Toute proposition qui maintiendrait Gbagbo à la présidence, même de manière temporaire, serait une erreur. Son départ est nécessaire pour éviter la reprise de la guerre.

Le scrutin de novembre dernier devait être le point culminant d’un laborieux processus de paix entamé après la rébellion de septembre 2002 et sanctionné par de nombreux accords, le dernier en date étant l’Accord politique de Ouagadougou (APO) signé en mars 2007. Gbagbo, comme tous les autres candidats, est allé à l’élection sur la base d’une série de compromis sur les conditions d’organisation et de sécurisation du scrutin présidentiel. La victoire de Ouattara au second tour est incontestable. Le candidat du Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP) a distancé de plus de 350 000 voix celui de La majorité présidentielle (LMP) au terme d’une élection crédible qui a fait l’objet d’une certification des Nations unies prévue par un accord signé par Gbagbo lui-même en 2005 et confirmée par plusieurs résolutions du Conseil de sécurité. Pour inverser le résultat issu des urnes, le Conseil constitutionnel entièrement contrôlé par le camp Gbagbo a argué de violences et de fraudes généralisées largement imaginaires dans sept départements du nord et du centre, où le président sortant avait obtenu moins de 10 pour cent des voix au premier tour. Il a ainsi annulé plus de 660 000 suffrages au second tour, ce qu’il fallait pour faire passer le score de Gbagbo de 45,9 pour cent à 51,4 pour cent des voix.

Pour se maintenir au pouvoir, le régime a accompagné cette grossière instrumentalisation des institutions de la mise en œuvre d’une stratégie de terreur visant à étouffer dans le sang toute contestation de la coalition soutenant Ouattara. Le bilan humain dépasse déjà les 300 morts selon le décompte non exhaustif de l’ONU, des dizaines de viols et un nombre indéterminé de personnes enlevées par des forces de sécurité et portées disparues.

L’opération de confiscation du pouvoir par Gbagbo était préméditée. Il a instauré un couvre-feu dès la veille du second tour, décision préfigurant le verrouillage sécuritaire de la ville d’Abidjan où se trouve le centre du pouvoir, fait rappeler sans raison avant la fin du vote 1 500 soldats gouvernementaux qu’il avait déployés par décret dans le nord et le centre pour la sécurisation du scrutin, et ses alliés ont tout fait pour paralyser les travaux de la Commission électorale indépendante. Ayant fait campagne sur le thème de « on gagne ou on gagne », le noyau dur autour de Gbagbo n’avait nullement l’intention de céder le pouvoir quel que fût le choix des électeurs. Animé par une sorte de mysticisme politique où se mélangent discours nationaliste, virilité et religiosité, Gbagbo compte essentiellement sur le chantage et les violences ciblées sur les civils présumés favorables à Ouattara pour rester président même si son autorité n’a aucune chance de dépasser les frontières du tiers sud du pays.

La communauté internationale doit réaliser que le président illégitime est prêt à aller jusqu’au bout quitte à plonger la Côte d’Ivoire dans l’anarchie et le désastre économique. S’il réussit, il emportera avec lui tous les espoirs de relations de bon voisinage, de stabilité et de progrès économique en Afrique de l’Ouest. L’enjeu n’est plus seulement le respect de la volonté exprimée par les électeurs ivoiriens mais la sécurité et le bien-être de plusieurs dizaines de millions d’habitants de l’Afrique de l’Ouest ainsi que la sauvegarde du principe même d’un transfert du pouvoir de manière pacifique et démocratique sur un continent où onze élections sont prévues en 2011. Ni l’obsession du pouvoir de Gbagbo, ni l’ambition présidentielle de Ouattara ne peuvent justifier un tel coût. Mais l’un a pris une décision qu’il a assortie d’une campagne de terreur et dont il savait qu’elle allait ramener le pays au bord de la guerre civile tandis que l’autre a gagné une élection en s’appuyant sur une coalition à l’assise politique et sociale plus représentative de la diversité du pays.

Le panel de cinq chefs d’Etats de l’Union africaine (UA), représentant chacun une des régions du continent, recherche une issue pacifique à la crise mais il est traversé par d’inquiétants désaccords. L’UA, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’ONU ont toutes reconnu en Ouattara le président élu et demandé à Gbagbo de partir. L’Afrique du Sud, soutenue par l’Angola, a avancé des propositions de partage du pouvoir qui sont dangereuses et vont à l’encontre du consensus africain initial. Leurs prises de position sur une crise dont ils ne maîtrisent pas la complexité sont en train de compromettre leur crédibilité sur la scène continentale et au-delà et fragilisent les relations de confiance entre la CEDEAO et l’UA. Gbagbo est sans conteste le seul architecte de la situation désespérée dans laquelle se trouve la Côte d’Ivoire. Ce constat ainsi que la nécessité de permettre à Ouattara d’exercer le pouvoir sont les deux points de départ de la recherche de toute stratégie de sortie de crise et de sa mise en œuvre.

Le scénario le plus probable dans les prochains mois est celui d’un conflit armé qui s’accompagnera de violences massives sur les populations civiles ivoiriennes et étrangères et qui risque de provoquer l’intervention militaire unilatérale de pays voisins, à commencer par le Burkina Faso. C’est le territoire de la CEDEAO, et non celui de l’Afrique australe, qui est gravement menacé. C’est à l’organisation régionale de récupérer la responsabilité de la gestion politique et militaire de la crise, avec le soutien clair de l’UA et des Nations unies. Ouattara doit prendre l’initiative d’un dialogue entre le RHDP et LMP, à l’exclusion de Gbagbo, dans l’objectif de conclure un accord de réconciliation et de former un gouvernement d’union nationale qu’il dirigera en tant que président démocratiquement élu.

RECOMMANDATIONS

A l’attention du président élu Alassane Ouattara :

1. Proposer un accord pour l’unité et la réconciliation nationale, négocié avec l’implication de la Convention de la société civile ivoirienne (CSCI), qui se traduirait par :
a) un pacte entre le RHDP et LMP pour gérer le pays jusqu’à l’organisation des élections législatives, qui pourrait prévoir deux vice-présidents issus des deux coalitions ;
b) la mise en place d’un Haut conseil pour la réconciliation nationale de taille restreinte composé de femmes et d’autres personnalités de la société civile, qui n’ont pas eu d’activités politiques partisanes au cours des cinq dernières années et sur lesquelles ne pèse aucun soupçon de violations de droits humains depuis dix ans ; et
c) la formation d’un gouvernement transitoire d’union nationale, suivant les propositions du Haut conseil, présidé par vous-même.

A l’attention du président sortant Laurent Gbagbo :

2. Accepter la défaite électorale, quitter le pouvoir et ne pas s’opposer à l’ouverture d’un dialogue entre le RHDP et LMP pouvant déboucher sur un accord qui pourrait lui assurer une sortie digne et lui apporter des garanties personnelles de sécurité.

A l’attention du Premier ministre et ministre de la Défense Guillaume Soro :

3. Appeler les Forces armées des Forces nouvelles au respect du cessez-le-feu sur toute l’étendue du territoire national.

A l’attention de l’ancien président Henri Konan Bédié, membre du RHDP :

4. Réaffirmer son soutien total au président Ouattara et prendre toute sa part dans la négociation d’un accord politique pour la réconciliation nationale.

A l’attention du chef d’état-major général des Forces de défense et de sécurité de Côte d’Ivoire (FDS-CI), du chef d’état-major des Forces armées des Forces nouvelles (FAFN), ainsi qu’aux commandants de toutes les autres forces militaires :

5. Se rappeler que leurs responsabilités individuelles seront engagées au cas où des crimes graves seraient commis par leurs forces, y compris des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et d’autres violations du droit international.

A l’attention du procureur de la Cour pénale internationale :

6. Rappeler à nouveau à toutes les parties ivoiriennes, et notamment aux commandants des Forces de défense et de sécurité de Côte d’Ivoire, aux responsables des milices et aux commandants des Forces nouvelles qu’ils seront tenus pour responsables des actes commis par les personnes placées sous leur autorité ou répondant à leurs messages d’incitation à la haine et à la violence.

A l’attention du Conseil de sécurité de l’ONU et de tous ses Etats membres :

7. Apporter son appui total à l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), l’encourager à recourir à tous les moyens pour accomplir son mandat et demander à la force française Licorne de soutenir pleinement l’ONUCI
8. Demander au groupe d’experts des Nations unies pour la Côte d’Ivoire de proposer au comité de sanctions une nouvelle liste de personnalités ivoiriennes qui doivent faire l’objet de sanctions individuelles ainsi qu’une liste des personnalités physiques et morales qui fournissent un soutien financier au régime Gbagbo depuis décembre 2010.
9. Demander au secrétaire général d’entamer immédiatement des discussions avec les autorités politiques et militaires de la CEDEAO en vue du déploiement d’une mission militaire de la CEDEAO.
10. S’abstenir de prendre des positions qui ne favorisent pas l’action africaine en vue de la résolution du conflit et de la protection des populations civiles.

A l’attention du gouvernement français :

11. Répondre positivement et promptement aux éventuelles demandes de soutien militaire faites par l’ONUCI conformément au mandat accordé à la Force Licorne par le Conseil de sécurité.

A l’attention du Représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en Côte d’Ivoire :

12. Demander aux forces de l’ONUCI et de Licorne de sécuriser un lieu hors d’Abidjan et des zones contrôlées par les Forces nouvelles devant servir à accueillir les discussions de paix entre les représentants du RHDP, de LMP et de la société civile.
13. Veiller à ce que l’ONUCI ne tolère aucune obstruction à ses déplacements et n’hésite pas à faire usage de la force proportionnée pour protéger des civils en danger immédiat de violence, dans la limite des ses moyens.
14. S’assurer du déploiement préventif de patrouilles armées dans les localités les plus exposées aux violations graves des droits humains par des forces militaires ou des milices dans les quartiers de ville, dans les villages et dans les zones de l’ouest tenues par les Forces nouvelles.
15. Renforcer la capacité de collecte d’informations et d’analyse au sein de l’ONUCI ainsi que sa capacité de documentation des violations des droits humains, incluant des mesures de sécurité afin de restaurer la liberté de mouvement des membres de l’ONUCI travaillant pour la division des droits de l’Homme.

A l’attention du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine :

16. Adopter des sanctions individuelles visant les personnalités associées au gouvernement illégitime de Gbagbo et apporter son plein appui à toutes les décisions éventuelles de la CEDEAO, y compris l’envoi d’une mission militaire en Côte d’Ivoire.

A l’attention de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) :

17. Déployer rapidement une mission militaire dont le mandat sera d’aider l’ONUCI à protéger les civils ; d’aider à créer un environnement sécuritaire favorable à la conduite d’un processus de sortie de crise et à la mise en œuvre d’un accord de réconciliation et d’unité nationale ; d’intervenir immédiatement en cas de déclenchement d’hostilités pour éviter une contagion régionale ; et de bloquer les accès maritimes aux ports d’Abidjan et de San Pedro afin d’empêcher toute livraison d’armes et de munitions en violation de l’embargo en vigueur.

A l’attention des États membres de la CEDEAO :

18. Annoncer que les membres du gouvernement non reconnu de Laurent Gbagbo et les autres personnalités de son entourage sont persona non grata sur leur territoire et rompre toutes leurs relations économiques et financières avec les entreprises publiques ou semi-publiques ivoiriennes, en particulier dans les secteurs pétrolier et énergétique, qui sont sous le contrôle de ce régime.

A l’attention du gouvernement du Liberia et de la Mission des Nations unies au Liberia (MINUL) :

19. Veiller à la surveillance de la frontière afin d’assurer la sécurité des réfugiés et d’empêcher le passage de mercenaires et d’armes.

A l’attention des gouvernements du Liberia, de la Guinée, du Mali, du Burkina Faso et du Ghana, du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires et des agences compétentes des Nations unies :

20. Actualiser leurs plans de contingence et se préparer à accueillir des flux massifs de réfugiés.

A l’attention de l’Union européenne (UE) et des Etats-Unis :

21. Maintenir le régime de sanctions contre les personnalités physiques et morales associées au gouvernement illégitime de Gbagbo jusqu’à son départ.

Dakar/Bruxelles, 3 mars 2011

International Crisis Group

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