LeMonde.fr | Philippe Bolopion, directeur ONU de Human Rights Watch
L’histoire des années de sang est-elle en passe de se répéter en Côte d’Ivoire ? On est en droit de le craindre, lorsqu’on constate la totale impunité dont ont bénéficié les auteurs des crimes les plus graves commis dans le pays entre septembre 2002 et octobre 2004. A l’époque, une commission d’enquête internationale avait été formée en vertu de l’accord de paix de Linas Marcoussis, avec la bénédiction du Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU), et sous la tutelle du Haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme. Les enquêteurs, cinq personnalités éminentes (dont quatre sont africaines) s’étaient rendues sur l’ensemble du territoire ivoirien et avaient entendu des centaines de témoins. Ses recommandations avaient été ignorées.
En annexe confidentielle du rapport, les enquêteurs avaient constitué une liste de 95 personnalités « présumées avoir commis des violations graves des droits de l’homme ». Selon des articles de l’époque, confirmés par des diplomates, figuraient sur cette liste les noms de Simone Gbagbo, l’épouse de Laurent Gbagbo, de Charles Blé Goudé, son ministre de la jeunesse, et dans le camp opposé de Guillaume Soro, ancien chef des rebelles et désormais premier ministre du président reconnu par l’ONU, Alassane Ouattara.
Contrairement à la liste, le rapport, dont Human Rights Watch a obtenu une copie, ne lie aucun individu à des crimes spécifiques. Mais il recense des actes sans nom, perpétrés par les deux camps : une jeune femme enfermée deux semaines dans la cellule d’un camp militaire au côté des corps de ses parents, « violée et forcée à boire de l’urine et du sang » ; un jeune homme « obligé d’avoir des rapports avec sa propre mère » ; des mercenaires libériens qui forcent une femme « à cuire et manger la main de son mari » ; d’autres qui, dans la nuit du 6 au 7 mars 2003, pour le compte des forces gouvernementales, massacrent des dizaines de personnes, y compris des enfants, violant et égorgeant les femmes, tandis que « les cadavres d’hommes étaient déculottés à des fins d’humiliation ».
C’est la Côte d’Ivoire des charniers, à Toulepleu, Man, Danané, Bangolo, Daloa, Abidjan, Bouaké, Korhogo, Odiénné, Monoko-Zohi. On y trouve des centaines de corps souvent nus, parfois amputés de membres. De part et d’autre les combattants pratiquent, selon le rapport, la torture de manière généralisée et s’adonnent aux viols de femmes ou de fillettes, parfois en présence du reste de leur famille.
Le pouvoir alors en place à Abidjan est accusé par les enquêteurs d’avoir mené une campagne d’assassinats politiques planifiés. Les « escadrons de la mort » décrits comme « des groupes de militaires, de la police, de la gendarmerie ou des civils armés, souvent en uniforme » ont pour « missions spéciales de tuer ou d’enlever des personnes gênantes pour le régime ». Ils agissent « généralement la nuit, malgré les barrières et barrages, les contrôles militaires et le couvre-feu ». Alassane Ouatarra leur échappe de peu.
Le pouvoir ivoirien est aussi responsable de « meurtres ciblés contre des personnes en raison de leur appartenance ethnique, religieuse, régionale ou nationale », affirment les enquêteurs. « Les Ivoiriens originaires du nord ou ceux qui ont des origines burkinabé ou maliens ont été les principales victimes, car ils ont été assimilés aux rebelles ». Le 5 décembre 2002, un charnier est découvert à Monoko-Zohi. Il contiendrait les corps de 120 personnes, des travailleurs immigrés employés dans des plantations de café et de cacao. Ailleurs, des dizaines de civils sont tués par des hélicoptères pilotés par des mercenaires blancs.
La rébellion des Forces nouvelles n’est pas en reste. Ses soldats sont accusés dans le rapport d’être responsables de la mort par suffocation de dizaines de personnes enfermées dans des conteneurs à Bouaké et Korhogo en juin 2004, où les victimes « devaient lécher leur propre transpiration parce qu’elles n’avaient rien à boire ». Lors de la prise de Bouaké, les rebelles arrêtent une centaine de gendarmes. Quelques jours plus tard, le 6 octobre 2002, « 131 personnes parmi lesquelles 61 gendarmes, 61 enfants ou neveux desdits gendarmes, ainsi que sept autres personnes civiles ont été froidement exécutées alors qu’elles étaient désarmées et enfermées dans des cellules ».
Les rebelles sont aussi accusés de « l’organisation des milices et des conséquences diverses des exactions de toute sorte commises par elles, notamment dans l’ouest et le centre-ouest où des populations de villages entiers ont été massacrées gratuitement et sauvagement ». Ils se seraient notamment livrés à « l’égorgement puis au dépeçage du corps de Kassoum Bamba dit Kass en plein jour dans la rue à Bouaké ».
Les enquêteurs ont, selon le rapport, remis à l’ONU « l’intégralité des éléments susceptibles pour un procureur éventuellement désigné d’engager sans délai des poursuites pénales et procéder, s’il le juge nécessaire, aux arrestations des responsables présumés déjà identifiés » sur la liste. Mais un tel procureur n’a jamais été nommé. Le Conseil de sécurité est resté sourd à la principale recommandation de la commission d’enquête, qui préconisait la saisine de la Cour pénale internationale.
Parce qu’il est de bon ton, dans certains cercles diplomatiques, de sacrifier la justice au nom de la paix, le rapport a été enterré. Il n’a jamais été officiellement publié, et ses recommandations visant à mettre un terme au cercle vicieux de l’impunité n’ont jamais été discutées ou mises en œuvre par le Conseil de sécurité. Aucune des personnalités citées dans la liste confidentielle n’a eu à s’expliquer devant la justice. Cinq ans après la remise du rapport, les mêmes personnes sont en place, plus puissantes que jamais, engagées dans un face à face à haut risque.
Comment s’étonner que depuis décembre 2010, des informations crédibles fassent de nouveau état de charniers, de la résurgence des escadrons de la mort, du retour des mercenaires libériens, de la réactivation des milices ou de l’intimidation des civils perçus comme soutenant l’autre camp ? Tandis que la communauté internationale était tout entière absorbée par l’organisation des élections, ces dernières années, des hommes en armes appartenant aux deux camps ont continué à perpétrer des crimes en toute impunité.
Cette fois, l’ONU semble déterminée à protéger les civils et à dénoncer les violations des droits de l’homme aussitôt qu’elles sont portées à sa connaissance. Mais si elle s’était attaquée aux racines du mal, en suivant en 2005 les recommandations du rapport, la communauté internationale n’aurait peut-être pas à faire face aujourd’hui au spectre d’une répétition des horreurs du passé.
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