Laurent Gbagbo connaît, en ce moment même, ce qu’est la « solitude du coureur de fond ». Après dix années passées au pouvoir ; dix années pendant lesquelles il s’est flatté d’être le petit boulanger capable de « rouler tout le monde dans la farine ». « Il n’y a que les personnages historiques qui bénéficient ainsi d’un qualificatif », aime-t-il à souligner ; sauf que l’histoire ne retiendra de Gbagbo qu’une gestion « calamiteuse » de la République de Côte d’Ivoire. Plus calamiteuse encore que celle de son prédécesseur : Henri Konan Bédié qui, pourtant, avait fait le maximum en la matière.
Les acquis de quarante années d’indépendance auront été mis par terre en l’espace d’une décennie. Pas de quoi « rouler des mécaniques ». « Socialiste non pratiquant » – c’est lui qui l’affirme désormais dans chacun de ses entretiens (et je suis certain que cela ne manque pas de faire plaisir à ses « amis » de l’Internationale socialiste dont le FPI est toujours membre) – il a viré « mystique », « persuadé que Dieu vous a donné pour mission de sauver la Côte d’Ivoire… » n’a pas manqué de persifler François Soudan lors de leur dernier entretien (Jeune Afrique – 17 octobre 2010). « Je prie beaucoup », avait reconnu Gbagbo, ajoutant aussitôt cette phrase quelque peu absconse pour les analystes politiques : « Mais nul sauf son fils, Jésus, n’a jamais vu Dieu ». N’étant pas Jésus, il ne l’a donc pas vu ; mais n’a jamais manqué de se prendre pour « Saint-Georges terrassant le dragon ». Le « dragon » de la « Françafrique », le « dragon » de l’impérialisme économique, le « dragon » des « porteurs de boubou »…
Le problème est que, dès lors que l’on quitte le terrain de l’analyse politique, on sombre nécessairement dans l’aléatoire, l’illusoire… Et le grand « illusionniste » a fini par croire que personne n’était dupe de ses trucages et que même le peuple ivoirien n’y voyait que du feu. Erreur. L’erreur de Gbagbo n’est pas tant d’avoir sous-estimé le PDCI-RDA de Bédié ou le RDR de Alassane Ouattara que d’avoir surestimé le FPI. Non pas que ce parti ne soit plus ce qu’il avait été (il est certain que le FPI 2010 n’a rien à voir avec le FPI 1990) ; mais c’est la relation de Gbagbo avec le FPI qui n’est plus ce qu’elle avait été.
Dans une conjoncture politique dramatique, il n’était pas difficile pour Gbagbo de resserrer les rangs autour d’une République de Côte d’Ivoire « en danger ». Mais sa gestion de l’après-crise, ses « dérives » religieuses, sa rupture avec Simone Ehivet Gbagbo, ses connexions avec une économie « mafieuse »… ont, peu a peu, étiré les liens avec le FPI qui ne se reconnaît plus dans un chef d’Etat qui s’adonne à toutes les pratiques que ce parti « socialiste » dénonçait autrefois : clientélisme, corruption, collusion avec les multinationales y compris les plus « polluantes », enrichissement illicite… Non pas que le FPI ne soit pas adepte de ce genre de pratiques, loin de là ; mais la percée politique de Ouattara au premier tour de la présidentielle 2010 (et sa victoire non encore annoncée mais possible) a changé la donne.
Au sein du FPI, les déçus du « gbagboïsme » prennent conscience que, s’ils veulent avoir un avenir politique, il faut rompre avec des comportement « aventuristes ». Ils sont rejoints, dans ce choix, par les frustrés qui pensaient, puisque le « patron » ne cessait de le répéter, que « vraiment y a rien en face ».
S’il y a eu, autrefois, des socialistes sincères au sein du FPI, ils ont dû, aujourd’hui, aller voir ailleurs ce qui se passe ; ou alors ils sont morts de honte après dix années de gestion « gbagboïste » du pouvoir. Restent, essentiellement, les « opportunistes » et les « clientélistes ».
Autrefois omniprésente dans la vie politique de la Côte d’Ivoire, activiste, pasionaria, radicale, authentique militante, Simone Gbagbo a été bien silencieuse tout au long de la campagne pour la présidentielle 2010. Un silence assourdissant. Elle a même laissé croire, un temps, qu’elle pourrait être candidate. C’est dire que le FPI, dont elle a été l’instigatrice et l’animatrice bien plus que Laurent, s’est délité au cours des mois passés, ne percevant plus quelle était la ligne politique du parti, si ce n’était d’être au service de l’ambition hégémonique d’un seul homme, convaincu désormais qu’il était un « président de droit divin ». « J’y suis, j’y reste » a été son seul programme électoral.
Gbagbo a toujours été un homme sous influence. Des femmes. La première, Jacqueline Chamois, une jeune Française, a été son initiatrice politique à gauche dans les années 1960-1970. Simone prendra la relève par la suite, quand Gbagbo se sera installé en Côte d’Ivoire. Elle était déjà une militante politique avant de rencontrer le futur leader du FPI. Gbagbo n’a jamais été, d’ailleurs, un doctrinaire ; sûrement pas un socialiste (pas même de pacotille). A la fin des années 1980, son ambition se limitait à l’instauration du multipartisme mais dans une perspective d’accession au pouvoir pour le pouvoir. Pas pour changer les choses.
En octobre 1989, dans l’entretien qu’il avait accordé à Paris, à mon assistante, Catherine Jacquin (pour sa reproduction intégrale, cf. LDD Côte d’Ivoire 003 et 004/Vendredi 9 et Mardi 13 novembre 2001), il analysait la crise que traversait alors la Côte d’Ivoire comme « une crise morale, une crise de confiance du peuple de Côte d’Ivoire en lui-même et en ses dirigeants ». Il ajoutait : « Les gens hurlent contre la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international. Je ne suis pas de cette meute ». Il préconisait de « s’engager dans une autre voie, celle de l’industrialisation, mais pas de n’importe quelle industrialisation. Une industrialisation basée sur nos besoins et qui valoriserait nos produits de base, notamment nos produits agricoles ». Il précisait : « Une chose est sûre, c’est que nous sommes pour l’économie de marché. Par conséquent, tout ce qui peut créer des emplois nous intéresse. Mais pas à n’importe quel prix ».
Gbagbo ne disait rien d’autre en un temps où, à travers le monde, la radicalité était bien plus forte parmi les quadras. Sa radicalité, c’est Simone Ehivet, sa deuxième épouse et « première dame », qui la lui a apportée. Tout comme elle lui apportera, par la suite, sa « spiritualité ».
Le problème avec Gbagbo c’est, qu’étant sous influence, il n’a jamais la perception de jusqu’où il faut aller et comment il peut y aller. Ce n’est rien d’autre qu’un roublard qui se vante de sa roublardise. Jusqu’au jour où cela n’est plus suffisant. Ayant pris ses distances d’avec Simone pour se consacrer ouvertement à la « petite nouvelle », Nadiana Bamba, alias Nady, journaliste, communicante (elle dirige la société Cyclone, édite Le Temps, pro-Gbgabo, et a lancé le mouvement « J’aime Gbagbo »), originaire du Nord de la Côte d’Ivoire, Gbagbo a perdu le contact avec le noyau dur du FPI. Il lui reste, si j’ose dire, le « noyau mou » des arrivistes et autres opportunistes. « Le cul entre deux chaises », Gbagbo n’est pas loin de se « casser la gueule ».
Partant du principe de Michel Audiard (« Un taxi pour Tobrouk », 1960) selon lequel « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche », Gbagbo a fait beaucoup de route depuis vingt-cinq ans : stalinien à la mode mao, socialiste à la mode Solferino (rue de Paris où se trouve le siège du Parti socialiste), évangéliste à la mode Gbagbo Simone, le voilà devenu « le beau-frère des dioula » à la mode de Bamba.
A force d’être partout, Gbagbo se retrouve nulle part. Et il n’a pas compris que son entourage présidentiel ne vise rien d’autre que d’être « près du feu pour entendre grésiller la marmite » quand, voici vingt ans, voici dix ans, il pouvait compter sur les militants du FPI. C’est dire que les ambitions putschistes de Gbagbo manquent cruellement de moyens. C’est qu’il n’y a plus grand monde, actuellement, pour le croire crédible !
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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